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Chapitre 1 : Kaki dans le théâtre algérien

2. Le théâtre algérien : contexte historique, enjeux et singularités

2.2. Autres questions autour du théâtre algérien

2.2.1. La réalité du théâtre dans le monde arabe : existe-t-il un théâtre algérien ?

L’idée des origines du théâtre dans les pays musulmans demeure non tranchée. Elle pose la question de l’essence même du théâtre algérien. Pour Sidi Mohamed Lakhdar Barka, « Ce n'est qu'en 1848 que le monde arabe découvre le théâtre grâce aux

traductions et adaptations de pièces européennes (telles que "L'avare" qui donne "El Bakhil") par Marun Neqash, Libanais maronite »52. Le théâtre algérien serait donc assez récent. Mais ce n’est pas un point de vue partagé par tout le monde.

En fait, deux thèses s’affrontent lorsqu’on évoque ces fondements du théâtre algérien: la première estime que le théâtre dans le monde musulman ne saurait être assimilé à des formes locales de contes, de chants et de récits autour du feu, devant un public. Les manifestations visibles depuis toujours dans la société algérienne ne sauraient être du théâtre.

Dans la préface à l’ouvrage de Mohamed Aziza, Jacques Berque affirme :

De théâtre, il n’est point, au sens habituel du terme, dans le Legs arabe. Et chacun de ressasser le contresens paradoxal de cet Averroès, génial interprète d’Aristote, et qui, traduisant La Poétique, crut pouvoir rendre « comédie » par « satire » et « tragédie » par « panégyrique ». Il est vrai que les philosophes arabes, ouvertement, insolemment disciples de l’Hellénisme, ignoraient pareillement la poésie de ceux-là mêmes dont ils admiraient si fort, et dans une large mesure, adoptaient les concepts […] Mais de théâtre, répétons-le point, encore que ça et là, des mimes, des saynètes et même des mystères offrent un legs nullement négligeable et digne de prolongements53.

De fait, des études soutiennent l’idée que le théâtre, au sens occidental du terme, n’existe que très tardivement en Algérie et dans les pays arabes, pour des raisons religieuses notamment. Roselyne Baffet soutient ainsi, dans son ouvrage consacré à la tradition théâtrale en Algérie, que « sans vouloir ignorer ce type d’expression artistique, on s’accorde sur l’inexistence d’un véritable phénomène théâtral dans les pays arabes»54. Cela veut dire que le monde arabe qui s'est toujours caractérisé par des fêtes populaires, des scènes emphatiques ou graves n'a jamais eu de tradition théâtrale au sens de représentation d'une histoire, d'une situation dramatique, tant il est vrai que « Jean Jacques Rousseau dans ses "Lettres sur le gouvernement de Pologne" marquait la distance qui, à ses yeux, séparait la fête et le spectacle du phénomène théâtral.» (M. Aziza, 1975, p.7).

C’est dans le même ordre d’idées qu’Ahmed Cheniki se prononce fermement contre l’existence d’un théâtre algérien fondamental :

Le théâtre, tel qu’il fut et est pratiqué en Algérie, est un art d’emprunt, adopté dans des conditions précises, marqué par les circonstances de son appropriation. C’est surtout un art d’« importation » adopté tardivement par les Algériens qui n’arrivent pas encore à le prendre sérieusement en charge

52Sidi Mohamed Lakhdar Barka, La chanson de geste sur la scène ou expérience de OA Kaki, étude et

recherche sur la littérature maghrébine (Document de travail n°5), université d'Oran, 1981, p.2.

53Jacques Berque, Regards sur le Théâtre arabe contemporain de M. Aziza (Préface), Maison tunisienne de l’Édition, Tunis, 1970, p.7.

et à lui apporter une sorte de légitimité ou de caution nécessaire à sa reconnaissance nationale. Cette situation ambiguë caractérise le paysage artistique algérien qui vit une sorte de réalité hétéroculturelle complexe55.

A ce point de vue s’oppose fondamentalement un second courant qui voit le théâtre dans une plus large perspective et qui estime que même si on ne peut, certes, dater certaines représentations, cela ne signifie aucunement qu’il n’existe pas de théâtre algérien. Ainsi Ouardi Brahim insiste :

Nous pensons qu’il faut définir le théâtre par rapport aux caractéristiques culturelles des sociétés arabo-musulmanes. La représentation prend dans ce type de société, différentes formes: les rituels et les fêtes. En Algérie, certains carnavals existent toujours dans la région de Tlemcen. Du point de vue historique, nous savons que le théâtre le plus connu dans le théâtre maghrébin pendant la colonisation était le Karagouze. Mais c’est surtout grâce aux troupes venues du Machrek que les Algériens adoptèrent la forme théâtrale56.

Par ailleurs, André Schaeffner s’emploie à relativiser la signification même du mot « théâtre ». Ce terme, si on reprend son acception étymologique, ne doit son nom qu’à la présence de spectateurs et à l’espace qui leur est dévolu, en grec théâtron désignant uniquement le lieu où ils se tenaient, d’où ils voyaient57. Dans toute représentation, liturgique ou religieuse, existent un lieu, des accessoires et des conditions particulières de mise en forme du spectacle. Un espace religieux (mosquée, église, lieux du culte…) ou civil (place publique, marché d’un village, théâtre) sont souvent considérés comme des lieux prédestinés à la représentation théâtrale. Dans l’ancienne Athènes comme dans toutes les sociétés arabes, la place du marché est l’espace où se discutent et se règlent les affaires du pays et de la tribu.

Ahmed Cheniki reconnait ainsi que :

Dans certains comptoirs maghrébins, avant l’entrée de l’Islam, les places publiques accueillaient des poètes et des conteurs qui jouaient à un auditoire essentiellement constitué de paysans et des gens de la ville des événements de leur village, de leur tribu. Aujourd’hui, lors de souks (marchés) hebdomadaires, on poursuit encore cette tradition. C’est sur la place publique qu’on joue et qu’on narre des faits et des situations passés. Le meddah (le panégyriste), le gouwal (le « diseur ») ou le mouqallid (l’imitateur) créent des personnages et les mettent en action dans un espace précis. La fonction d’imitateur, à l’origine du processus dramatique, existe dans la représentation arabe et africaine. Les arabes et les africains possèdent leurs propres structures et leur organisation particulière. Il est vrai que leur manière de faire ne ressemble pas à celle du théâtre moderne58.

55Ahmed Cheniki, « Le théâtre algérien : dédoublement et parole syncrétique », in Charles BONN (sous dir), Echanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, Tome 2 des Actes du colloque

« Paroles déplacées», L’harmattan, Paris, 2004, p.167.

56Brahim Ouardi, op.cit., p.26.

57André Shaeffiner, « Rituel et pré-théâtre » in Histoire des spectacles, sous la direction de Guy Dumur, Paris, [Encyclopédie de la Pléiade], 1965, p.24.

58Ahmed Cheniki, Théâtre algérien, Itinéraires et tendances (Thèse de doctorat en études théâtrales), université de Paris IV, 1993, p.17.

Pour Rachid Haddad s’il existe bien une opposition entre le théâtre local et le théâtre importé, elle ne saurait être de nature à renier le théâtre algérien ou contester son existence. En réalité, cette différence s’explique davantage par les écarts et différences entre la dramaturgie arabe ou maghrébine et le système européendans la mesure où

cette opposition profonde entre le théâtre importé et l’art local du conteur nous impose une révision de la signification du terme de « théâtre » pour l’homme arabe. Les arabes n’ont pas nommé ces bâtiments, ces ruines, ils ne leur ont pas donné de noms. Par contre, il existe une multiplicité de mots pour nommer le conteur. L’arabe ne sait nommer que ce qui lui parle directement par les émotions, les sentiments et il utilise pour citer une même chose, autant de concepts qu’il éprouve de rapports différents à cette chose. En traduisant La Poétique d’Aristote, les traducteurs orientaux arabes des deuxième et troisième siècles de l’Hégire (VIIIème-IXème siècle après J.C) n’ont pas trouvé d’équivalents pour les mots tragédie et comédie, excepté louanges pour le premier et satire pour le deuxième59.

Finalement, à la question de savoir s’il a existé, aux origines, un théâtre algérien, l’on soulignera que le théâtre est fondamentalement l’expression d’une société. Le théâtre reflète la culture d’une société, sa vision du monde, ce qui se traduit par une représentation de ces authenticités par des personnages. Aussi pouvons-nous dire, sur cette base, que le théâtre a toujours existé dans toutes les sociétés, y compris algérienne. Nous ne souscrivons donc pas à la logique d’auteurs comme Roselyne Baffet, Arlette Roth qui prennent comme point de référence le théâtre grec pour rejeter l’existence d’éléments dramatiques dans les sociétés arabes.

Nous estimons donc pour notre part que toutes les formes traditionnelles, structures pré-théâtrales nous mettent en présence de « formes primaires » engendrant inéluctablement des pratiques théâtrales, même si ces formes n’aboutissent pas forcément à la mise en œuvre d’un théâtre « classique » (évidemment, le garagouz, le bsat, le boughanja ou l’Imma Talghoundja n’ont pas grand-chose à voir avec un théâtre de type classique). Par ailleurs, l’expression « formes pré-théâtrales », ne reflète en rien une quelconque infériorité chez une société ou un peuple.

Cela dit, il est évident que le théâtre, tel qu’il est conçu aujourd’hui, n’aura vu que tardivement le jour dans les sociétés arabes. Il n’a en effet été adopté qu’à la Nahda (Renaissance), période qui a vu les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, s’ouvrir à l’Europe. Ainsi, en 1908 les troupes d’Abdelkader El Masri et de Souleimane Qardahi se déplacèrent en Tunisie et en Algérie pour représenter leurs pièces. Vers les années vingt, la troupe libanaise de Georges Abiad était en tournée en Algérie, ce qui fut décisif

59Youssef Rachid Haddad, Art du conteur, art de l’acteur, Louvain-la-Neuve, Cahier Théâtre Louvain, 1982, p.25.

pour la promotion de l’art scénique en Algérie. Bachetarzi, Ksentini et Allalou sont aussi des pionniers du théâtre algérien qui ont, en réalité, traversé plusieurs étapes, dont la première commence en 1919. Les différentes tournées des troupes du Machrek permirent aux Algériens de se familiariser avec l’art scénique puis de s’organiser et de créer des troupes.