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PARTIE II : Étude narratologique des deux pièces

Chapitre 1 : Narratologie et structuration du récit dans Le porteur d'eau et les

1. L’ordre du récit

1.1. Les désinences du récit

Tzevetan Todorov dans Les catégories du récit littéraire estime que :

Le problème de la présentation du temps dans le récit se pose à cause d’une dissemblance entre la temporalité de l’histoire et celle du discours. Le temps du discours est, dans un certain sens, un temps linéaire, alors que le temps de l’histoire est pluridimensionnel. Dans l’histoire, plusieurs événements peuvent se dérouler en même temps ; mais le discours littéraire doit obligatoirement les mettre à la suite l’un de l’autre. Une figure complexe se trouve projetée sur une ligne droite. C’est là que vient la nécessité de rompre la succession « naturelle » parce qu’il utilise la déformation temporelle140.

C’est dans cette rupture que se situent les récits en présence dans le corpus. Ainsi on a les récits enchâssés et les récits alternants. Cette analyse ne consiste pas en une simple étude des types de récit, mais vise à démontrer qu’il y a non seulement plusieurs

139Gérard Genette, Figure III, Seuil, Paris, 1972, p.78.

140 Tzevetan TODOROV, « Les catégories du récit littéraire », in Communication 8, Paris : Seuil, 1981, p.145.

histoires dans Le porteur d'eau et les marabouts de Kaki Ould Abderrahmane, mais aussi que la mise en relation de celles-ci démontre la rupture de l’ordre du récit.

1.1.1. Les récits enchâssés

Du point de vue de Todorov, « l’enchâssement, c’est l’inclusion d’une histoire à l’intérieur d’une autre. »141

Ainsi défini, on peut lire l’enchâssement des récits dans Le porteur d'eau et les

marabouts en ce sens que l’histoire de Halima et des trois marabouts vertueux à savoir

Sidi-Boumédiène, Sidi-Abdelkader et Sidi-Abderrahmane est enchâssée dans celle de Slimane, le porteur d’eau, personnage principal de la pièce de théâtre. Si l’on s’intéresse aux deux histoires, on se rend compte que Slimane a son histoire à lui ; une histoire de vie misérable, de mendicité. Le narrateur-conteur de cette pièce de théâtre conduit le lecteur à la découverte de la bénédiction miraculeuse de l’aveugle Halima et conséquemment des contrées frappées de misère à travers le pèlerinage de Slimane qui, tout au long du récit chemine avec les trois marabouts vertueux. Il faut dire que la principale histoire, au mieux l’histoire centrale de cette pièce de théâtre est celle de Slimane à en croire le titre et même le volume de pages qui lui est consacré. On comprend donc vite que de ces deux histoires, c’est celle du porteur d’eau qui est la première et celle d’Halima la deuxième. La mise en relation de ces deux histoires pousse le narrateur à enchâsser l’une dans l’autre. En outre, autant les histoires de Slimane et Halima sont enchâssées autant les histoires du Derviche, de l’aveugle et Aicha, de Hashmi, du Servant de Sidi-Dahane, de Cadi et du Mufti… le sont dans la principale histoire de Le porteur d'eau et les marabouts narrée par le narrateur-conteur. Dès lors, il pourrait s’établir plusieurs rapports de subordinations entre ces histoires. L’histoire d’Halima est subordonnée à celle de Slimane tout comme les autres histoires le sont à celle de Slimane. Toutefois dans une relation de subordination, le narrateur réussit à les enchâsser. Une telle association ne peut laisser la temporalité indifférente. Néanmoins, avant de voir son impact sur la temporalité, examinons aussi l’autre type de récit présent dans le texte : l’alternance des récits.

1.1.2. Les récits alternants

Selon Todorov, l’alternance « consiste à raconter les deux histoires simultanément, en interrompant tantôt l’une, tantôt l’autre, pour la reprendre à l’interruption suivante »142. Tout comme l’enchâssement, les exemples d’alternance fourmillent également dans la pièce de théâtre. D’ailleurs, c’est d’elle que se sert le narrateur pour la mise en relief des histoires que relate Le porteur d'eau et les marabouts. Si on prend en considération par exemple l’histoire du Derviche, il est perceptible que celle-ci s’étend sur plusieurs pages qui ne se suivent pas. L’histoire du Derviche commence dès la première page (p.01) de la pièce de théâtre avec celle de Slimane. Elle est interrompue à la page cinq (p.05) pour laisser le temps à Slimane d’épiloguer sur les propos du Derviche jusqu’à la rencontre des trois (03) marabouts vertueux. Le lecteur ne verra le Derviche réapparaitre que dans le dernier acte de la pièce de théâtre après que les trois (03) marabouts vertueux auront déjà béni l’aveugle Halima et que toute la contrée serait enfin sortie de la misère.

Par ailleurs, l’histoire de Slimane qui s’étale sur le plus grand nombre de pages et qui en est d’ailleurs la principale de la pièce de théâtre est brusquement interrompue dans le deuxième acte de la pièce lorsque celui-ci déclare :

SLIMANE- Non, non, mes seigneurs. Elle souhaite la bienvenue aux Marabouts Vertueux qui ont

demandé l’hospitalité. Moi, je suis encore de cette contrée, je suis encore de ce monde ; il faut que je travaille pour gagner mon pain. Si tu veux être sauvé, travaille ! a dit Kaddour. Et moi, je veux être sauvé ! Allez ! Adieu !

De l’eau ! De l’eau ! L’eau du Très-Haut ! Tout droit sortie de la source de Sidi-Okbi! 143

Joignant l’acte à sa parole, le personnage principal de la pièce de Kaki laissera ses compagnons de longue marche en compagnie de l’aveugle Halima chez qui ils ont pu enfin avoir le gite et le couvert. Cette interruption est aussi brusque qu’elle est forte de signification lorsqu’on prend en compte la symbolique du chrétien ou du musulman qui passe sur une longue période par le désert brûlant puis au moment de la bénédiction divine est absent. L’histoire de Slimane qui alterne avec celle de Halima et des marabouts vertueux (Sidi-Boumédiène, Sidi-Abdelkader et Sidi-Abderrahmane) a un

142Tzevetan Todorov, « Les catégories du récit littéraire », in Communication 8, Seuil, Paris, 1981, p.146. 143Ould Abderrahmane Kaki, « Le Porteur d'eau et les Marabouts », Traduit de l'arabe par Messaoud Benyoucef, cote : ARA03D520, date d'écriture de la pièce : 1965, date de traduction de la pièce : 2003, Paris, p.41.

sens lié avec l’alternance dans la bénédiction divine dont les trois marabouts vertueux étaient mandataires. Il en va de la sorte dans la pièce de théâtre de Kaki. Tantôt le narrateur-conteur feint de faire vivre à son lecteur l’histoire du Fassi/Safi, le banni, tantôt il donne l’impression de revenir aux histoires du Cadi, du servant et Mufti dont il avait précédemment interrompu la narration pour par la suite revenir à l’histoire du Safi/Fassi.

De cette analyse des types de récit, il ressort un fait dans l’ensemble du corpus, celui de la présence de plusieurs histoires dans Le porteur d'eau et les marabouts. La mise ensemble de ces histoires par le discours crée donc un problème temporel tel que l’évoque Todorov :

Le problème de la présentation du temps dans le récit se pose à cause d’une dissemblance entre la temporalité de l’histoire et celle du discours. Le temps du discours est, dans un certain sens, un temps linéaire, alors que le temps de l’histoire est pluridimensionnel. Dans l’histoire, plusieurs événements peuvent se dérouler en même temps ; mais le discours littéraire doit obligatoirement les mettre à la suite l’un de l’autre. Une figure complexe se trouve projetée sur une ligne droite. C’est là que vient la nécessité de rompre la succession « naturelle » parce qu’il utilise la déformation temporelle 144

Cet entremêlement d’histoires a un impact sur le temps du récit qui présente désormais des ruptures d’ordre chronologique en fonction de la volonté de l’auteur de taire tel événement et de privilégier l’autre, de commencer par tel événement au détriment de l’autre, d’intercaler tel événement de l’histoire à l’intérieur de tel autre événement ou encore de privilégier une histoire par rapport à une autre. Ces choix de l’auteur se perçoivent même à travers les séquences narratives. Malgré le fait que l’histoire du Derviche soit l’entame de la pièce de théâtre et celle de Halima dans les derniers actes de la pièce, la séquence narrative de la première histoire s’étend sur moins de pages que la séquence narrative de la deuxième histoire. Cette préférence de l’auteur laisse entrevoir son enjeu centré sur la deuxième histoire, c’est-à-dire celle de Halima.