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Chapitre II : La formation de la relation concentrative.

Section 1 : Le marché des produits.

I. Le test SSNIP.

351.- Ce test du monopoleur hypothétique est, dans sa version originelle, une version modifiée et pragmatique d’un test d’élasticité-prix simple, qui peut cependant connaître des aménagements selon les autorités. Il semble en effet y avoir une différence subtile entre le principe du test tel qu’appliqué aux Etats-Unis et en Europe. Les Etats-Unis se posent la question de savoir si un monopoleur cherchant à maximiser ses profits augmenterait ou non ses prix de 5 à 10%, alors que la Commission européenne cherche elle à savoir si un tel monopoleur ferait plus de profit en augmentant ses prix de 5 à 10% par rapport au niveau actuel. La différence se situe alors entre les termes de maximisation et de profit. Il est ainsi tout à fait possible que le monopoleur augmente ses profits par rapport à ce qu’ils étaient avant la hausse de prix en augmentant ses prix de 5%, mais qu’il ne maximise réellement ces derniers qu’en ne les augmentant que de 4% par exemple 301

. La JFTC applique la version américaine du test, et l’ADLC, la version européenne. Le principe est donc facilement compréhensible, et consiste à voir si un monopoleur sur un marché donné continuera à

301

BISHOP et WALKER, op.cit, p.112. Les auteurs concluent en outre que la version américaine du test est la plus conforme à la théorie économique, et qu’elle est celle utilisée en pratique.

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maximiser ses profits s’il augmente le prix de ses produits ou services de manière faible, mais significative, et non-transitoire, le plus souvent pour un an. Comme observé ci-après, ce test est désormais appliqué par l’ensemble des autorités concernées par cette étude dans des modalités similaires (A), mais sa pratique ne fait pas l’unanimité pour autant (B).

A. Une conception du test globalement homogène.

352.- Ce test est avant tout une création de la doctrine économique américaine, et fut d’abord appliqué par les autorités américaines en charge du contrôle des concentrations. Le raisonnement derrière ce test apparaît pour la première fois dans les lignes directrices américaines sur les opérations de concentration de 1982. Il y est écrit qu’outre le simple fait de prendre en compte les produits pouvant se substituer aux produits de l’entreprise partie à la concentration avant que l’opération de concentration ne soit réalisée, il faut, pour évaluer les effets futurs de ladite concentration, étudier le comportement de la demande dans la situation où, après la fusion, la nouvelle entreprise procède à une augmentation faible, mais significative et non transitoire du prix d’un groupe de produits.

353.- Si à la suite d’une telle augmentation, les quantités vendues diminuent de sorte que cette augmentation de prix n’est pas profitable pour l’entreprise qui l’a pratiquée, alors ladite entreprise n’est pas en situation de monopole, et le groupe de produits pris en compte ne constitue pas un marché pertinent302. Le processus est alors répété jusqu’à ce que l’entreprise placée en situation de monopole hypothétique maximise ses profits en pratiquant une hausse des prix, et le groupe de produit pour lequel le monopoleur maximise ses profits sera alors défini comme étant le marché pertinent.303. Les conditions d’application du test étaient fixées à une augmentation du prix du produit de 5% à 10% pendant un an. Bien que ce test ait été critiqué, essentiellement parce qu’il dépend grandement de données statistiques parfois indisponibles, il a toutefois continué à être utilisé et s’est exporté dans de nombreux systèmes.

302

Merger Guidelines, DOJ, 1982, p.4: Taking the product of the merging firm as a beginning point, the

Department will establish a provisional product market. The Department will include in the provisional market those products that the merging firm's customers view as good substitutes at prevailing prices.9 The potential weakness of such a market based solely on existing patterns of supply and demand is that those patterns might change substantially if the prices of the products included in the provisional market were to increase. For this reason, the Department will test further and, if necessary, expand the provisional market. The Department will add additional products to the market if a significant percentage of the buyers of products already included would be likely to shift to those other products in response to a small but significant and non-transitory increase in price.

303

DURAND, La définition des marchés pertinents :Ne pas oublier le test du monopole hypothétique, in Concurrences n°4, 2010, p.34.

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354.- On constate cependant qu’il a fallu un certain nombre d’années pour qu’il soit introduit dans la pratique d’autres autorités. Sa première utilisation par la Commission européenne semble dater de la décision Worldcom/MCI du 8 juillet 1998, affaire dans le secteur des fournisseurs d’accès à internet où la Commission mentionne clairement faire usage test du monopoleur hypothétique au point 69304. Sa pratique au niveau européen est relativement rare, mais reste constante. La France a mis un certain temps à faire figurer le test du SSNIP dans ses lignes directrices, puisqu’il n’a été inclus dans celles-ci qu’en 2005 avec la publication des lignes directrices de la DGCCRF305, pour être repris en 2009 avec l’introduction des lignes directrices de l’ADLC306

. Les autorités françaises ont toutefois considéré son introduction dans le dispositif national un certain temps avant de s’exécuter. Ainsi, dans l’étude thématique consacrée au marché pertinent par le Conseil de la concurrence dans son rapport annuel de 2001, celui-ci s’interroge déjà sur l’utilisation systématique d’un tel test, dont il admet la relative utilité, mais qui « ne saurait être utilisé comme une procédure automatique et aveugle de définition des marchés. »307.

355.- Les lignes directrices de la JFTC de 1998 et de 2004 axaient elles aussi la définition du marché sur le comportement de la demande, et évoquait notamment le critère de substituabilité d’un produit avec un autre comme le report de la demande sur un autre produit en cas de hausse des prix. Bien qu’il s’agisse d’une affirmation plus générale et moins précise que celle des lignes directrices américaines, on constate toutefois que le raisonnement de base est similaire308. Depuis 2007, l’utilisation, si besoin est, de l’hypothèse selon laquelle la demande se reporte sur un autre produit dans le cas d’une augmentation faible mais substantielle et non transitoire de prix est clairement mentionnée dans les lignes directrices309 .Ses modalités d’utilisation théoriques sont quasi identiques à celles pratiquées en France et en Europe, à savoir une hausse de 5 à 10% du prix pendant un an, sauf qu’ici la JFTC précise que ces chiffres ne constituent qu’un ordre de grandeur, et qu’ils peuvent différer selon les affaires.

304

IV/M.1069 (WorldCom/MCI).

305

DGCCRF, « Lignes directrices relatives au contrôle des concentrations : procédure et analyse », 15 juillet 2005, point 202.

306Lignes directrices de l’ADLC, point 303. 307

Conseil de la concurrence, « Rapport annuel 2001 », Deuxième Partie, Titre I, Chapitre III, 2. Disponible à cette adresse :

http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=31&id_article=58 .

308

KAWAHAMA et al, op.cit., p.32.

309

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356.- L’autorité japonaise ne mentionnant, dans les décisions qu’elle publie, ni l’utilisation du test, ni ses modalités, il est difficile de connaître en pratique dans quelles situations, et dans quelle mesure celle-ci modifie les conditions d’applications de ce dernier. Il semblerait toutefois, aux dires d’anciens membres de la division « concentration » de la JFTC, ainsi que d’avocats spécialisés en notification d’opérations de concentration, que la JFTC n’utilise réellement le test du monopoleur hypothétique pour définir le marché que pour les opérations de concentration qui semblent susceptibles de causer une restriction substantielle de concurrence, ce qui ne serait le cas que de 5 à 10% des opérations notifiées. Ce chiffre est un simple ordre de grandeur reflétant le ressenti des personnes interrogées, et non le résultat d’études rigoureuses, et ne constitue par conséquent qu’une indication sur l’utilisation réelle du test par la JFTC310.

357.- On constate par conséquent que le test a été intégré comme faisant partie de l’arsenal économique permettant la définition des marchés pertinents à la fois par les autorités françaises, européennes et japonaises en charge du contrôle des concentrations, et ce dans des modalités identiques. Cette homogénéité de l’intégration du test s’accompagne toutefois d’une utilisation de ce test assez inégale selon les autorités.

B. Des divergences quant à sa crédibilité.

358.- L’attitude de la France face à ce test est difficile à discerner. Si le test du monopoleur hypothétique est désormais clairement mentionné dans les lignes directrices de l’ADLC, il n’est toujours pas reconnu comme étant le critère déterminant de délimitation du marché des produits, et ce davantage pour des raisons d’ordre pratique qu’à cause d’un éventuel désaccord théorique. En effet, il y a en France un problème persistant d’absence de données micro-économiques nécessaires pour mener ce genre d’étude économétrique à terme, ce qui explique la position de l’ADLC de ne pas sacraliser un test inapplicable à toutes les opérations qui lui sont soumises, et de se baser surtout sur des critères qualitatifs tels que ceux vus plus haut.

310

Propos recueillis le 26 janvier 2012 auprès de Yûsuke KASHIWAGI, avocat spécialiste du contrôle des concentrations au sein du cabinet TMI Associates et ancien employé au sein du département « concentration » (企業結合課) de la JFTC, et de Kentarô HIRAYAMA, avocat spécialiste du contrôle des concentrations au sein du cabinet Anderson, Mori & Tomotsune.

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359.- La transformation du Conseil de la concurrence pour devenir l’ADLC ne semble ainsi pas avoir modifié sa vision quant à l’applicabilité du test. Ainsi, dans le rapport d’activité du Conseil de la concurrence de 2001 cité ci-dessus, on trouve déjà la mention de la difficulté de se procurer l’ensemble des données nécessaires à la mise en œuvre du test, mais aussi d’autres justifications plus originales comme le caractère inapplicable du test aux situations où le prix des biens ne fait pas l’objet d’une libre concurrence (en cas de prix réglementé ou de gratuité des biens par exemple). L’autorité française semble également préoccupée par la plus grande faiblesse du test, à savoir la cellophane fallacy, qui fera l’objet de développements ci-après. En outre, une certaine opposition apparaît ici clairement entre les économistes d’une part, et l’ADLC d’autre part.

360.- Là où l’ADLC ainsi que certains juristes identifient le test du monopoleur hypothétique comme reposant essentiellement sur le calcul d’un certain nombre d’élasticités croisées, justifiant ainsi le caractère économiquement couteux et chronophage du test311, les économistes affirment que le test ne nécessite en fait que les élasticités-prix simples du produit en cause (à savoir le produit le plus influencé par l’opération de concentration faisant l’objet du contrôle)312

, et que certaines utilisations pratiques du test, comme la méthode des seuils de vente critique (critical loss) permettant d’évaluer jusqu’à quel point une hausse de prix reste profitable en dépit des pertes supportées, pourraient tout à fait permettre son utilisation sans avoir à se préoccuper outre mesure des élasticités-prix croisées entre le produit focal et les produits qu’on estime lui être substituables, rendant par la même le test plus objectif313.

361.- Le point de vue des autorités japonaises concernant ce test est également ambigu. Les lignes directrices japonaises affirment ainsi que le critère principal dans la définition du marché est la substituabilité du point de vue de la demande, et qu’à ce titre, elle prend en compte, dans l’hypothèse où une entreprise détenant le monopole d’un produit augmente le prix de ce dernier de façon faible, mais significative et non-transitoire, le report de la demande sur d’autres produits ou sur d’autres régions. On pourrait ainsi y voir une consécration du test du monopoleur hypothétique en tant qu’outil principal de définition des marchés par la JFTC.

311

Lignes directrices de l’ADLC, point 311 ; Conseil de la concurrence, rapport cité supra ; COT et LA LAURENCIE, op.cit., p.174.

312

DURAND, op. cit., p.37: « dans l’évaluation du test du monopole hypothétique, les éléments les plus importants ne sont pas les élasticités-prix croisés mais plutôt l’élasticité-prix simple des biens qui forment le marché candidat et les marges de profit».

313

RBB Economics, « Commentaires sur l’approche économique adoptée par le projet de lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations », notamment le paragraphe 2.5.1.

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Dans les faits, les critiques les plus souvent soulevées en France et en Europe, à savoir celles concernant le manque de données nécessaires pour sa mise en œuvre, ne se retrouvent pas dans la littérature japonaise à ce sujet.

362.- En revanche, le manque de fiabilité des études menées auprès des consommateurs a lui été pointé du doigt, montrant ainsi des critiques plus qualitatives que quantitatives sur les données nécessaires à l’utilisation d’un tel test314

. Loin de connaître une utilisation fréquente comme aux Etats-Unis, aucune affaire publiée ne mentionne clairement son utilisation pour définir le marché pertinent, ce qui lui confirmerait une utilisation plus qu’anecdotique au Japon, utilisation par ailleurs confirmée par les propos des professionnels relevés plus haut. Certains auteurs défendent toutefois l’idée que la JFTC, ayant depuis longtemps l’habitude de prendre en compte les comportements d’achat des utilisateurs finaux lors de l’appréciation de l’influence de l’opération sur la concurrence, appliquait malgré tout une logique similaire au test du monopoleur hypothétique, de manière informelle315. Il nous semble que les études auprès des consommateurs peuvent certes être utiles en tant qu’indice pour confirmer un résultat obtenu à l’aide de méthodes économétriques plus fiables, mais il serait dangereux de leur conférer un rôle plus important, en raison de la marge existant entre les intentions théoriques des personnes interrogées et leur comportement final.

363.- En outre, même si cela reste exceptionnel, les entreprises ont également appris à se servir du SSNIP pour appuyer leurs propositions de définition du marché, bien que cette éventualité semble encore exceptionnelle et ne se soit pas encore avérée fructueuse. Dans l’affaire d’intégration entre Kyôei Seitetsu et Tokyo Tekkô316

, deux sociétés actives sur le marché des barres d’acier entrant notamment dans la confection du béton armé, lesdites sociétés ont soumis à la JFTC des analyses économiques fondées sur le test du monopoleur hypothétique, analyses qui venaient démontrer que les barres de fer en forme de vis et les barres de fer ordinaires ne constituaient qu’un seul marché. La JFTC a cependant obtenu une réponse inverse en se basant sur des auditions menées auprès des professionnels du secteur de la construction, affirmant que de par leur praticité d’usage, ainsi que la solidité qu’elles confèrent aux bâtiments, les barres de fer en forme de vis étaient de plus en plus préférées aux barres de fer ordinaires, à tel point que ces deux types de barres de fer constituaient deux marchés distincts. Par conséquent, la JFTC a estimé dans cette affaire que la définition du

314

SHIRAISHI, op.cit., p.40.

315

UESUGI et al., op.cit., p. 102

316

JFTC, 共英製鋼㈱と東京鐵鋼㈱の経営統合 (affaire d’intégration des directions des sociétés Kyôei Seitetsu et Tokyo Tekkô) 、平成21年度主要事例4.

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marché à l’aide du SSNIP n’était pas valable. On remarque par conséquent que la JFTC, loin d’utiliser le SSNIP elle-même directement ou indirectement (par exemple, en critiquant la méthodologie employée par l’entreprise ayant fourni les résultats), en dément les résultats par une méthode plus empirique, puisque fondée sur les préférences subjectives de la demande, et à la fiabilité discutable.

364.- L’utilisation de tels critères quantitatifs connaît de nombreux défenseurs, car leur caractère objectif semble permettre une définition plus neutre et impartiale du marché, assurant ainsi aux parties notifiant une opération de concentration une meilleure prévisibilité du marché qui va être défini, et donc plus de sécurité juridique. Ces critères ont cependant de nombreux points faibles qui empêchent les autorités de se reposer dessus systématiquement.