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Une expérience différente du phénomène de réception du droit.

41.- A l’instar des autres Etats-nations apparus très tôt dans l’histoire européenne, la France a constitué elle-même son propre droit, et a par conséquent une très faible expérience de la réception du droit (A), alors que le Japon a au contraire pratiqué la réception du droit de manière extensive (B).

A. La France, créatrice de son propre droit.

42.- Lorsque l’on évoque le phénomène juridique en France, la première chose qui vient à l’esprit est la vague de codification du début du XIXème

siècle, dont les codes continuent à être aujourd’hui le fondement du droit français. Cette initiative de codification, bien que novatrice dans sa démarche, ne consista pas tant en une création juridique qu’en une

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sorte d’adaptation de certains principes réinterprétés à la lumière des considérations d’égalité et de justice propres à la Révolution française44. Ainsi le droit français lui-même n’est pas quelque chose de propre au pays qui aurait été créé ex nihilo, mais plutôt le résultat de la conciliation de coutumes, de principes de droit romain et de droit canonique45. Il convient toutefois de s’accorder sur le fait que l’essentiel du droit français d’aujourd’hui, bien qu’il n’ait pas été conçu dans sa totalité par des institutions françaises au sens moderne du terme, s’appuie sur des créations juridiques qui ne sont pas étrangères, et font partie de l’histoire culturelle française, qui est elle-même profondément liée à l’histoire de l’ensemble de l’Europe occidentale.

43.- A partir du moment où la France a synthétisé les pratiques et les principes préexistants grâce à la codification, elle s’est également dotée d’institutions permettant à la fois de créer ce droit de manière efficace, à savoir l’Assemblée Nationale et le Sénat, et de contrôler la conformité de ce droit aux principes suprêmes de la République, ce grâce au Conseil constitutionnel. Très tôt à l’échelle de l’histoire du droit moderne, La France a été en mesure de créer d’elle-même de nouvelles règles. Même lorsque les pays voisins ont développé similairement leur propre droit, le droit français n’a adopté les solutions juridiques de ces derniers que dans des situations exceptionnelles.46

44.- Il convient toutefois de relativiser cette affirmation d’un point de vue chronologique. S’il est vrai que la France n’a été que peu influencée juridiquement par d’autres pays depuis l’établissement de ses principaux codes de lois au début du XIXème

siècle, et ce jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, le contexte politique et économique de reconstruction de l’Europe, et le bouleversement d’un ordre mondial dominé non plus par l’Europe, mais par les Etats-Unis et l’URSS (bien que l’influence de cette dernière sur la France ait été très faible, du fait du rattachement idéologique de la France au bloc libéral de l’Ouest) a eu pour conséquence une nécessité plus forte qu’avant pour la France d’adopter certaines lois ou certains concepts juridiques provenant de l’étranger.

45.- Toutefois, plus la construction européenne avance, plus certains domaines du droit dans lesquels la France avait posé des principes forts et influents auprès de nombreux pays, comme le droit français des contrats, partie importante du droit civil, sont influencés par

44

GAMBARO, SACCO et VOGEL, Le droit d’Occident et d’ailleurs, LGDJ, 2011, p.232.

45

GIRAUD, Essai sur l’histoire du droit français au Moyen-âge, 1846.

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le droit communautaire en la matière, tendance qui devrait vraisemblablement se poursuivre47. L’autonomie dont fait preuve le droit communautaire vis-à-vis du droit des pays membres, et le fait que les instances européennes soient un centre d’innovation juridique important entraînent une réception juridique par la France de ces pratiques, réception à laquelle le pays n’était pas forcément habitué jusqu’à présent. Le deuxième facteur est l’influence relative des Etats-Unis dans certains domaines particuliers du droit, essentiellement en droit des affaires et en droit de la consommation, qui a pour conséquence l’introduction en droit français de certains concepts juridiques anglo-saxons. On peut citer, à titre d’exemple récent, la fiducie modelée sur le concept américain du trust48.

46.- Même si la France est désormais davantage exposée au concept de réception du droit, alors qu’elle avait jusqu’à présent plus l’habitude d’être prise en modèle, elle ne semble pas totalement à l’aise avec cette notion. Le Japon en revanche maîtrise bien ce sujet.

B. Le Japon, récepteur aguerri.

47.- .- L’histoire juridique moderne du Japon est intimement liée à la notion de réception du droit. Il est même possible d’affirmer que le Japon est une sorte de pionnier en la matière, tant il s’est évertué à assimiler en peu de temps nombre de lois et de principes juridiques de l’Europe occidentale, qui lui étaient alors totalement étrangers. La réception du droit de l’occident par le Japon s’explique par différents facteurs, liés au contexte politique interne et international du Japon de la fin du XIXème siècle. Lorsque le Japon mit fin à la politique du sakoku, il ratifia de nombreux traités inégaux avec les puissances occidentales. Cet incident malheureux fit prendre conscience au gouvernement Meiji de l’importance de la connaissance et de la maîtrise du droit occidental, pour pouvoir renégocier ces traités iniques dans un premier temps, et au-delà pour moderniser la société japonaise dans son ensemble, afin que celle-ci puisse être considérée comme égale aux nations occidentales (à cette époque, « modernisation » voulait surtout dire « occidentalisation »).

48.- Le Japon traditionnel ne connaissait pas réellement les droits subjectifs tels qu’ils existent dans les ordres juridiques occidentaux, les rapports juridiques étant principalement

47

Voir AUBRY, L’influence du droit communautaire sur le droit français des contrats, Aix-en-Provence, P.U.A.M, 2002.

48

CHAMPAUD, Fiducie. Origines et vicissitudes de la résurrection législative d'une très ancienne

institution mise hors la loi depuis 181 ans. Nature et portée sociétale de la fiducie en tant que technique juridique de « substitution fidéicommissaire » », RTD Com 2007, p.728.

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des règles pénales (le ritsu) et administratives (le ryo) tandis que les rapports interindividuels étaient réglés par le giri, sorte d’hybride entre morale et coutume orchestrant le quotidien de la société49. La notion de droits subjectifs était à priori d’autant plus difficile à implanter dans la société japonaise que celle-ci était organisée de manière hiérarchique. Il y avait une hiérarchie de type féodale similaire à celle de l’Europe du Moyen-âge, divisant la société en seigneurs, guerriers et paysans, ces derniers étant, comme dans les structures féodales, en bas de l’échelle sociale, et n’ayant ainsi aucun droit, à fortiori envers leurs seigneurs. A cette structure se superposait les rapports de subordination/protection que l’on retrouve dans le confucianisme, où la valeur de la piété filiale, ou encore de la soumission de la femme à son mari organisait les rapports en société de manière bilatérale50. Ainsi, comme les individus n’étaient pas égaux entre eux, l’instauration d’un système juridique fondé sur l’égalité des individus en droit était à priori compliquée, mais le gouvernement japonais de l’époque avait la certitude que seul l’adoption d’un tel système permettrait au Japon de se faire accepter comme une nation civilisée par les puissances occidentales, et d’introduire le capitalisme pour que le pays puisse aussi rivaliser sur les plans économiques et commerciaux51.

49.- Le processus de réception lui-même s’est effectué en deux étapes. Tout d’abord, les juristes japonais ont traduit massivement divers codes, notamment le code pénal et le code civil français, ainsi que le BGB allemand. Ces traductions ont ensuite été examinées par un groupe d’experts chargés d’adapter les dispositions étrangères aux particularités de la société japonaise et constituer ainsi les premiers codes japonais. Grâce à cette méthode, le Japon a pu s’équiper extrêmement vite d’une législation complète en droit civil, pénal et commercial. Toutefois, cette adoption rapide du droit occidental et des institutions judiciaires permettant de le faire respecter a certes permis au Japon une accession réussie au capitalisme moderne et un positionnement de choix parmi les nations les plus avancées, mais n’a pas réellement pénétré le fonctionnement interne de la société qui continue à privilégier les règles ancestrales du giri et la médiation plutôt qu’un règlement conflictuel des différends tel qu’il se pratique en occident, tendance qui évolue certes, mais à un rythme bien plus lent que celui de l’occidentalisation du droit elle-même52

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49

DAVID et JOFFRET-SPINOZI, Les grands systèmes de droit contemporains, 11ème édition, 2002, p.426.

50

JOÜON des LONGRAIS, L’est et l’Ouest. Institutions du Japon et de l’Occident comparées, 1958, p.256.

51

NODA, op. cit., p. 544.

52

KITAMURA, Une esquisse psychanalytique de l’homme juridique au Japon, in Revue Internationale de Droit Comparé, 1987, Volume 39, n°4, pp.791-824.

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50.-La notion et la pratique de la réception du droit ont ainsi connu une évolution très différente en France et au Japon. Alors que la France a très longtemps été considérée comme un modèle grâce à l’aura des codes napoléoniens, et n’a réellement commencé à pratiquer régulièrement la réception juridique qu’après la seconde guerre mondiale, le phénomène juridique au Japon est intimement lié à l’histoire de la réception du droit, et continue à l’être de nos jours, puisque le droit reste au Japon quelque chose de reçu de l’extérieur, et non un produit de la société japonaise. On note également que le processus de réception du droit en France est en général laborieux car le législateur veut être sur que le droit reçu sera à la fois conforme aux valeurs françaises et effectivement utilisé comme il se doit, alors que le Japon a davantage l’habitude d’adopter les textes en bloc en y apportant peu de modifications, quitte à ce que la pratique finale soit différente de l’esprit et de la lettre du texte tel qu’il était dans son système d’origine.

51.- Ces tendances générales se retrouvent dans la réception du droit de la concurrence en général, et du contrôle des concentrations dans ces deux pays.