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La nécessité de ces régimes.

Section 1 : Les opérations contrôlables au titre du contrôle des concentrations

II. La nécessité de ces régimes.

167.- L’argument principalement avancé pour justifier l’existence de régimes spécifiques à certains secteurs est, en principe, celui de la défense d’intérêts autres que ceux défendus par le régime général, à savoir la protection de la libre concurrence sur un marché donné (A). Le caractère sensible d’un secteur, de par son importance dans l’économie, peut aussi être en cause. Une multitude d’arguments peuvent ainsi être trouvés pour défendre ce concept, mais il convient de confronter ces régimes spécifiques à la pratique, et de s’interroger sur leur réelle utilité(B).

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A. La défense théorique d’intérêts particuliers.

168.- L’application d’un contrôle des concentrations différent du régime général à un secteur donné correspond à l’idée que tous les secteurs économiques n’ont pas la même importance ni la même fonction. L’exemple du contrôle des concentrations pour le secteur de la presse et pour celui de l’audiovisuel, qui ne seront pas étudiés en détail dans cette thèse car ils n’ont aucun équivalent au Japon, montre que le contrôle des concentrations peut servir d’autres fins que la seule protection de la libre concurrence. Ces deux contrôles spécifiques ont une justification commune : celle de protéger la liberté de communication et le pluralisme des médias162. Si le législateur a décidé de protéger ces deux principes, c’est pour leur caractère fondamental dans le système juridique français, puisque le premier est consacré à l’article 11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et que le second est réputé rendre effectif le premier selon un avis du Conseil Constitutionnel163. L’établissement d’un contrôle des concentrations obéissant à des règles spécifiques, plus détaillées et plus sévères que celles du droit commun164, vise alors à la protection de libertés fondamentales dont les enjeux sont, pour les citoyens, considérés comme encore plus importants que les enjeux économiques traditionnellement protégés en droit de la concurrence.

169.- Par ailleurs, on remarque que le contrôle est ici confié non plus aux autorités de concurrence traditionnelles (le ministre de l’économie sous le régime de 1986 à 2008, l’ADLC depuis), mais à une autorité spécifique de régulation, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) pour les concentrations dans le secteur audiovisuel ainsi que les concentrations mixtes entre une entreprise du secteur audiovisuel et une entreprise du secteur de la presse. Pour les opérations impliquant uniquement des entreprises du secteur de la presse, la Commission Nationale pour la Communication et les Libertés (CNIL) était originairement compétente, mais la compétence a finalement été attribuée aux juridictions de droit commun.

170.- Ce recours à une autorité administrative indépendante lors d’opérations de concentrations soumises à des régimes spécifiques peut être considéré ici comme une spécialité française, le CECEI s’exprimant sur les concentrations intervenues dans le secteur bancaire, avec une nuance importante toutefois, puisque son avis est consultatif, la décision finale étant prise par l’ADLC. Au Japon, ou seul le secteur bancaire fait l’objet d’un régime

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DERIEUX, limites à la concentration et garantie du pluralisme des médias en France, mai 2007, disponible sur le site du centre d’études sur les médias de l’université de Laval à cette adresse : http://www.cem.ulaval.ca/pdf/France.pdf

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Conseil Constitutionnel, Décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984.

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spécifique, les justifications d’un tel régime sont avant tout d’ordre économique, comme il a été vu plus haut. En outre, en opposition avec le modèle français, aucune autorité administrative indépendante n’intervient dans l’application de la loi, alors même que la notion d’autorité administrative indépendante existe en droit japonais. Ce recours à des autorités de régulation dans le cadre du contrôle des concentrations dans des secteurs spécifiques n’est pas une exception française, puisque par exemple aux Etats-Unis, la Federal Communication Commission (FCC) avait le pouvoir d’exempter une concentration dans le secteur des télécommunications de l’application du droit commun du contrôle des concentrations et contrôlait les opérations de concentration de ce secteur jusqu’en 1996, et garde aujourd’hui le pouvoir de refuser une concentration si elle estime que celle-ci est contraire à l’intérêt public au regard du Communications Act165 .

171.- Concernant le secteur bancaire, s’il connaît un régime spécifique à la fois en France et au Japon, les justifications de ce régime diffèrent quelque peu. Dans les deux cas, il s’agit de justifications d’ordre économique : Aucun droit ou liberté fondamentale n’est ici invoqué pour justifier l’existence d’un tel régime. C’est davantage l’argument de la puissance économique qui sert ici de justification, mais cet argument connaît des nuances selon le pays. En France, mais aussi en Europe, il faut rappeler que la théorie selon laquelle les banques participent à un service d’intérêt économique général, et que par conséquent leur appliquer un droit de la concurrence trop strict pourrait être une menace pour le système économique, fut pendant très longtemps défendue par les banquiers avant que les autorités compétentes viennent relativiser ces arguments 166. C’est dans une recherche d’équilibre entre la reconnaissance du caractère délicat du secteur bancaire et l’affirmation qu’à partir du moment où celui-ci connait une concurrence développée, il ne doit pas subir de traitement de faveur qui pourrait nuire au système économique et au consommateur final à cause d’une concentration trop importante.

172.- Au Japon, bien qu’il existe une autorité de régulation du secteur bancaire, connue sous le nom de Financial Services Agency (en japonais 金融庁), celle-ci ne se mêle absolument pas des affaires de concentration ayant éventuellement lieu dans le secteur bancaire, laissant les pleins pouvoirs à la JFTC. Il est malheureusement difficile de cerner le ressenti des banques et des assurances vis-à-vis des dispositions de l’article 11 de l’AML, car

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LE BLANC et SHELANSKI Merger Control and Remedies Policy in the E.U and U.S: the case of

Telecommunications Mergers , disponible sur le site de l’ENS, p.14

(http://www.cerna.ensmp.fr/Documents/GLB-TelecomMergerRemedies.pdf)

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même si l’affaire Nomura Securities exposée plus haut ainsi que les demandes d’exemption très nombreuses jusqu’en 2002 laissent à penser qu’à cette époque, elles se sentaient gênées dans leurs activités, l’assouplissement que ces dispositions ont connu en 2002 semblent avoir contenté ces dernières, de par l’absence de nouveaux cas ainsi que de par la nette diminution de demandes d’exemption.

173.- Une fois de plus, on est en droit de se demander si les dispositions de l’article 11 de l’AML tous comme les régimes spéciaux français ont une réelle utilité.

B. L’inutilité pratique de tels régimes.

174.- Comme nous l’avons vu plus haut, ces aménagements au régime de droit commun du contrôle des concentrations trouvent leur justification dans la théorie selon laquelle le contrôle des concentrations doit permettre de protéger des intérêts qui vont au-delà du simple intérêt économique. Cependant, sur le plan théorique, la capacité du contrôle des concentrations à remplir ce rôle supplémentaire d’une part, et au-delà, la notion même de concurrence appliquée à ces secteurs réputés sensibles fait l’objet de critiques. En ce qui concerne le secteur bancaire, beaucoup d’études allant jusqu’à la fin des années 1990 considéraient que les banques ne devraient pas être soumises au contrôle des concentrations, voire purement et simplement être placées en dehors de toute forme de concurrence du fait de la fragilité et de l’instabilité du secteur, et des risques pour ce dernier lorsqu’une banque fait faillite par exemple. Toutefois, des études plus récentes menées par des économistes dans les années 2000 tendent à prouver qu’une concurrence vigoureuse dans le secteur bancaire pourrait apporter à celui-ci plus de stabilité, qu’un système bancaire plus ouvert serait moins sujet aux risques de crises systémiques, et qu’à trop vouloir traiter le secteur bancaire de manière spécifique, on finirait par provoquer ce qu’on cherche à éviter167

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175.- Le mouvement général de retour de ce secteur au droit commun n’est probablement pas étranger à ce courant de pensée. En ce qui concerne la protection du pluralisme par le contrôle des concentrations, on trouve également des critiques très pertinentes qui tendent à dissocier concentration économique et uniformisation des programmes, sachant que les entreprises exerçant dans le secteur des médias cherchent à

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CARLETTI, HARTMANN, ONGENA, The economic impact of merger control : what is so special

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plaire à un public le plus vaste possible avec un minimum de programmes, et que le système français pêche par d’autres aspects, comme sa rigidité peu efficace à l’heure où les entreprises de presse et de médias diversifient leurs activités au-delà de leur secteur par exemple168.

176.- Au final, on ne peut que souligner le manque d’intérêt pratique de systèmes qui, si leurs objectifs sont nobles, ne sont que peu utilisés dans la pratique, que ce soit en France et au Japon, et ce quel que soit le secteur en cause. On ne saurait reprocher au législateur initial sa prudence et sa volonté de préserver des intérêts dépassant les questions économiques, mais à la lumière de 25 ans d’expérience pour le contrôle français, et de plus du double pour son homologue japonais, on pourrait imaginer un retour au droit commun avec la prise en compte des intérêts particuliers qu’ils soulèvent lors du bilan économique par exemple.

177.- Après avoir décrit les diverses opérations et secteurs pouvant faire l’objet du contrôle des concentrations en France et au Japon, il faudra analyser, dans la section suivante, les différences de définition du contrôle dans ces deux pays.