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Les tentatives de solution aux problèmes posés par la notion de marché pertinent.

Chapitre II : La formation de la relation concentrative.

Section 2 : Le marché géographique.

II. Les tentatives de solution aux problèmes posés par la notion de marché pertinent.

413.- Le problème principal de la notion de marché pertinent est avant tout la complexité et l’incertitude de sa définition. Que ce soit au niveau du marché des produits ou au niveau du marché géographique, le maniement de différents outils économétriques associé à des éléments plus subjectifs induit de nombreuses possibilités de définition du marché, aux conséquences qui peuvent s’avérer lourdes. Pour résoudre un tel problème, des propositions ont été faites pour définir le marché différemment (A), d’autres avis plus extrêmes se prononçant pour l’éviction pure et simple de la définition de marché pertinent, ou à tout le moins son utilisation partielle, uniquement lorsqu’elle peut s’avérer nécessaire (B).

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A. Une caractérisation différente du marché.

414.- Avant d’aborder cette éventualité, il faut toutefois préciser en premier lieu qu’en l’état actuel de la doctrine économique, une modification de la méthode de définition du marché pertinent semble difficile. En effet, certains économistes revendiquent être extrêmement attachés à la définition du marché grâce au test SSNIP, certains allant même jusqu’à affirmer qu’il est la seule méthode pour définir correctement le pouvoir de marché de l’entreprise en cause, et au-delà le marché362

. Une telle attitude rend forcément complexes les tentatives de juristes pour trouver des solutions alternatives dans un domaine du contrôle des concentrations où ce sont les économistes qui ont produit l’essentiel de la doctrine méthodologique.

Une solution envisageable pour mieux définir le marché serait par exemple d’utiliser de nouveaux critères ou de se baser sur de nouvelles théories, afin de mieux définir l’impact causé par une opération de concentration. Dans cette optique, l’une des théories avancées par le professeur Shiraishi et que l’on pourrait résumer par le concept de « définition du périmètre de la demande » (le mot « périmètre » devant s’entendre ici dans son sens large et abstrait, et non se limiter à son sens géographique)363, offre à la fois une vision nouvelle et intéressante du processus actuel de définition du marché, et une éventuelle piste pour définir le marché autrement364. Tout d’abord, les méthodes actuelles de définition du marché pertinent, quelles qu’elles soient, s’attachent à un objectif principal, à savoir déterminer la puissance de marché de l’entreprise partie à la concentration, le plus souvent en venant examiner jusqu’à quel point les autres entreprises de ce marché viennent limiter cette puissance de marché (en l’empêchant de modifier les prix ou la qualité des produits à sa guise par exemple). Ainsi, bien que ce soit la substituabilité du point de vue de la demande qui soit retenue par les diverses autorités comme le critère principal de définition des marchés, l’objet de cette définition ne concerne pas tant la demande que l’offre, et par extension les offrants. Par conséquent, la définition du marché se base actuellement sur la définition du périmètre de l’offre, à savoir la détermination de toutes les entreprises susceptible de concurrencer les parties à l’opération.

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BISHOP et WALKER, op.cit., p. 114: It should be stressed that defining relevant markets on a basis

that does not concord with the conceptual framework of the Hypothetical Monopolist Test will, almost by definition, not take into account the main competitive constraints posed by demand-side and supply-side substitution and, in consequence, any market shares calculated will not provide, except purely by chance, any meaningful indication of market power.

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en japonais 需要者の範囲の画定.

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415.- Le professeur Shiraishi estime, en opposition au modèle classique, qu’il faudrait que la définition du marché pertinent s’attarde davantage sur la définition du périmètre de la demande plutôt que sur la définition du périmètre de l’offre, celui-ci jugeant en la première plus importante que la seconde. L’un des premiers effets positifs de cette théorie, est qu’il ne serait alors plus nécessaire que le marché soit défini avec une extrême précision. En effet, dans une définition du marché qui ne s’attarderait pas sur les parts de marché des offrants, mais sur l’effet de l’opération de concentration sur la demande, peu importe que l’on décide d’inclure deux, trois ou dix entreprises dans le périmètre de l’offre. En revanche, le marché défini pourrait varier conséquemment en fonction de la demande retenue. Par exemple, si, sur le marché des ordinateurs, on retient amplement « les utilisateurs d’ordinateurs », ou plus étroitement « les utilisateurs d’ordinateurs équipés du système d’exploitation Mac OS », on aperçoit aisément les conséquences drastiques que cela pourrait avoir sur le marché dans certaines affaires. D’une manière générale, cela permettrait surtout de gagner du temps dans le processus de définition du marché, en s’attardant moins sur les entreprises concurrentes des parties à la concentration, pour se consacrer uniquement aux consommateurs concernés par l’opération.

416.- Cette théorie s’inscrit par ailleurs dans un courant de relativisation de la définition du marché pertinent qui semble être aussi à l’étude aux Etats-Unis. Ainsi, les lignes directrices américaines, dans leur version de 2010, lorsqu’elles évoquent les discriminations de prix et les clients visés, estiment que dans une situation où une entreprise pratique des prix discriminatoires, en faisant payer plus cher certains clients spécifiques car ceux-ci sont moins sensibles à des prix plus élevés que d’autres. Elles affirment en outre qu’une telle discrimination de prix peut avoir un effet sur la définition du marché, sur les parts de marché, et sur les effets anticoncurrentiels de l’opération observée365

. Une telle démarche constitue alors un cas particulier de la définition du périmètre de la demande, qui souffre certes d’une difficulté d’utilisation à toutes les opérations de concentration, mais qui semble toutefois être actuellement l’une des pistes les plus intéressantes à suivre pour une évolution de la délimitation du marché pertinent. On ne trouve hélas pour le moment aucune réflexion de la sorte en France. Ce qui n’a du reste rien de très surprenant. En effet les autorités françaises étant encore très circonspectes sur le SSNIP, il apparaît ainsi compliqué que celles-ci se penchent sur ce qui semble être « l’étape suivante » dans la modernisation de la méthodologie concernant la délimitation du marché pertinent.

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417.- Certains économistes vont encore plus loin dans leurs volontés de réforme, et au- delà d’une relativisation de la définition du marché pertinent, proposent un contrôle des concentrations affranchi de la notion de marché pertinent.

B. Vers l’abandon de la définition du marché pertinent ?

418.- Une fois de plus, il faut se tourner vers les Etats-Unis pour rencontrer ces théories suggérant l’abandon de la définition du marché pertinent, bien qu’elles puissent sembler extrêmes, tant l’examen d’une opération de concentration commence systématiquement par la définition du marché pertinent, et ce depuis plusieurs années. Suite à la publication des nouvelles lignes directrices américaines de 2010, Louis Kaplow a publié en 2011 un article concernant la définition du marché dans le cadre desdites lignes directrices366, et dans lequel il démontre l’inutilité de définir le marché pertinent pour apprécier les effets potentiellement restrictifs de concurrence d’une opération de concentration. Kaplow approuve certes la position des nouvelles lignes directrices américaines, qui affirment que la définition du marché pertinent ne doit pas présenter un caractère systématique, mais estime que celles-ci ne vont pas assez loin lorsqu’elles considèrent que la définition du marché pertinent peut toujours s’avérer utile dans certaines affaires. Pour lui, le processus de définition des marchés ne devrait tout simplement pas être employé367. Le raisonnement de Kaplow tient en deux points principaux.

419.- Tout d’abord, il estime que la définition du marché pertinent, et conséquemment des parts de marché des entreprises que celui-ci inclut, n’a pas de sens lorsque des produits sont différenciés368, ce qui est aujourd’hui le cas pour la majorité des biens de consommation, car les formules typiquement utilisées ne sont valides que pour des biens homogènes. En partant ensuite du postulat selon lequel la meilleure définition du marché est celle permettant de déduire le plus fidèlement possible le pouvoir de marché de l’entreprise en cause, il démontre que, quel que soit le marché choisi entre les diverses possibilités offertes, aucune de ces possibilités n’acceptera une appréciation exacte du pouvoir de marché aussi juste que si

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KAPLOW, Market Definition and the Merger Guidelines, Harvard John M. Olin Center for Law, Economics and Business, Discussion Paper No. 695, 05/2011.

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KAPLOW, Id. p.2. 368

Des produits différenciés sont des produits répondant aux mêmes besoins, mais dont les caractéristiques en terme de qualité et d’image de marque permettent de les différencier les uns des autres, par opposition à des produits homogènes.

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l’on décidait de s’affranchir de la définition du marché pour se concentrer uniquement sur l’appréciation du pouvoir de marché, rendant ainsi inutile de définir le marché en premier lieu.

420.- Deuxièmement, il s’attaque au test SSNIP, expliquant que la démarche du test, consistant à partir d’un groupe de produits et de voir si une hausse de prix de ces produits serait profitable, et à reproduire cette analyse avec un groupe de produits de plus en plus large tant que la hausse de prix est profitable, est inutile. Pour résumer schématiquement sa pensée, si la hausse de prix est profitable dès le marché le plus restreint (celui n’incluant que les produits des entreprises parties à la concentration), cela signifie que les entreprises auront un pouvoir de marché conséquent après la concentration, et il devient par conséquent inutile de définir le marché plus largement. De la même façon, si la hausse de prix n’est pas profitable, alors les entreprises concernées n’auront pas un pouvoir de marché supérieur après leur concentration réalisée, et il est alors inutile de poursuivre le test en prenant des marchés plus larges. En outre, il reproche à ce test de privilégier la détermination exacte d’un marché en sacrifiant la cohérence de ce dernier. Ces deux points corroborent alors le même fait, à savoir l’inutilité de la définition du marché pertinent pour apprécier le pouvoir de marché d’une entreprise.

420.- Si cet article démontre de manière efficace l’inutilité de la notion de marché pertinent, il ne propose en revanche aucune autre méthode alternative, et ne plaide pas pour une méthode alternative qui aurait déjà été expérimentée par une cour. Cela amène inévitablement la question de la nature de telles méthodes alternatives. L’une des méthodes qui semble être la plus facile d’utilisation et la plus pertinente dans son raisonnement est

l’Upward Price Pressure (ci-dessous UPP), qui permet de déterminer facilement une

éventuelle hausse des prix une fois l’opération de concentration réalisée dans une industrie de biens différenciés369. Le principe du test est relativement simple à comprendre. Lorsque deux entreprises fusionnent, le fait qu’elles ne se livrent plus concurrence tend à provoquer une hausse plus ou moins importante de leurs prix. Par contre, grâce à cette fusion, elles vont théoriquement améliorer leurs économies d’échelle, et par conséquent réduire leurs coûts marginaux, ce qui peut avoir pour effet la baisse des prix pratiqués. L’UPP sert donc à déterminer le rapport entre la hausse théorique des prix et leur hypothétique baisse, une opération de concentration ayant par conséquent des effets négatifs dès lors qu’elle entraîne une vraisemblable hausse des prix. Selon ses défenseurs, elle est à la fois plus pratique, plus

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FARRELL et SHAPIRO, Antitrust Evaluation of Horizontal Mergers: An Economic Alternative to

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simple et plus en accord avec la théorie économique que les méthodes fondées sur la définition du marché et mesurant sa concentration, bien qu’ils ne la considèrent pas pour autant comme une méthode idéale.

421.- Cette méthode, ainsi que d’autres du même acabit essayant de déterminer les hausses de prix conséquentes à une opération de concentrations, et connues en France sous la désignation générale de « simulations de fusions », semblent déjà être expérimentées par les autorités britanniques et par la Commission européenne370. Rien n’indique pour le moment de telles expérimentations en France et au Japon, bien que dans le cas français, il est fort probable qu’une utilisation de plus en plus fréquente de ces méthodes par la Commission finisse par amener leur introduction dans la pratique de l’ADLC. En ce qui concerne la pratique japonaise, rien n’indique que la JFTC ait expérimenté ce type de méthodes jusqu’à présent, mais le fait que ce genre de théories soit évoqué dans la doctrine japonaise371, et l’utilisation probable de ces dernières par les autorités américaines et européennes laisse présager leur introduction, au moins à titre supplétif, dans la pratique de la JFTC au cours des années à venir. Espérons toutefois que si une telle introduction se réalise, les différentes autorités en charge du contrôle des concentrations mettront à jour leurs lignes directrices le plus tôt et de la manière la plus claire possible, en détaillant soigneusement la méthode appliquée, et à l’inverse de ce qui s’est produit avec le SSNIP, de manière uniforme pour l’ensemble des autorités.

422.- La comparaison des méthodes de définition des marchés et les réflexions sur ces dernières étant achevées, il convient désormais de se pencher sur l’analyse des effets anticoncurrentiels des opérations de concentration, et les diverses méthodes d’appréciation des autorités françaises, européennes et japonaises de concurrence.

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CURTO MILLET, « Pouvoir de marché, monopole et concentrations. Quelle appréciation au-delà des

parts de marché ? » In Concurrences, N°1 – 2010, colloque « pouvoir de marché, monopole et

concentrations », 9 décembre 2009, p. 4.

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Le professeur Shiraishi se range derrière l’avis de Kaplow et compte évoquer la relativisation de la définition du marché pertinent dans la prochaine édition de son manuel de droit de la concurrence.

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