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De la terre au territoire, héritages historiques et dynamiques

L’identité des organisations en permanente construction

CHAPITRE 2. De la terre au territoire, héritages historiques et dynamiques

internationales

Introduction

Les revendications paysannes trouvent leurs origines dans des lieux et à des périodes donnés. Nous avons mis en exergue l’importance des perceptions des acteurs locaux pour comprendre la manière dont ils se mobilisent. Mais, quelle est la part d’influence des données historiques sur les revendications paysannes, et quel est le rôle joué par les diverses dynamiques internationales dans la construction des causes paysannes? Telles sont les interrogations qui seront au centre de ce chapitre.

Penser le contexte des revendications paysannes implique de comprendre les régions dans lesquelles émergent ces organisations, les diverses influences militantes qui ont nourrit les collectifs, ainsi que les obstacles qui ont conditionnés la formulation des revendications. La fin des années 1990, période à laquelle les deux organisations se forment, est aussi un moment où divers acteurs internationaux arrivent en Colombie. Les questions de la défense des droits de l’Homme et de la terre ont des résonnances particulières dans les campagnes colombiennes, confrontées à une crise humanitaire et sociale. Si les organisations paysannes se sont appropriées leur contexte (historique et régional) pour construire leurs revendications, elles sont également perméables aux différentes influences des acteurs internationaux. Ce sont ces échanges que nous analyserons à travers la trajectoire des revendications et des collectifs paysans. Nous montrerons comment se sont construits les premiers liens de solidarité entre les paysans colombiens et des acteurs internationaux autour de la question des droits de l’Homme.

Nous mettrons ainsi en avant le caractère situé des causes défendues par les paysans. Loin de considérer le contexte comme un fait objectivé, nous insisterons notamment sur le rôle des acteurs locaux dans l’appréhension de ce contexte et dans sa traduction en ressources pour la mobilisation. En introduisant, dans la filiation du chapitre précédent, l’importance des perceptions des acteurs, nous montrerons que les causes peuvent être construites de diverses manières selon les organisations, et selon les évolutions du contexte.

Au centre des études sur la politique contestataire300 et très présent dans la littérature sur les mouvements sociaux, enrichi et précisé par certains auteurs, critiqué et remis en question par d’autres, le concept de structure des opportunités politiques (SOP) a un instant retenu notre attention. En effet, la SOP pousse à se pencher sur le contexte politique qui prévaut dans la mobilisation, et qui influence le passage à l’action collective par des contraintes et des opportunités. De nombreux auteurs ont ainsi clarifié les variables à prendre en compte dans la définition de facteurs clés expliquant la contestation301, tandis que d’autres trouvent le concept trop imprécis, statique et objectiviste302. Bien qu’il rappelle l’importance de penser les acteurs dans leur contexte, ce concept ne nous permet pas d’appréhender celui-ci de manière dynamique et tel que les acteurs le perçoivent et s’en nourrissent303. Il nous paraît difficile de cataloguer le système colombien « d’ouvert » ou de « fermé » comme le suggère le modèle de la SOP, tant le pays offre des protections juridiques importantes pour ses citoyens et bénéficie d’une image favorable au niveau international. Dans le même temps la répression contre les mobilisations sociales y est élevée. Ce dilemme est d’ailleurs très présent au sein des mouvements sociaux, puisque les organisations paysannes jouent sur un registre de demande d’une protection au niveau international (notamment en termes de droits de l’Homme) mais formule également des revendications en termes juridiques en faisant

300 MCADAM Doug, TARROW Sidney, TILLY Charles, Dynamics of contention...Op.cit.

301 KRIESI Hanspeter, «The political opportunity structure of new social movements », in JENKINS Craig. J., KLANDERMANS Bert (dir.), The Politics of Social Protest, UCL, Londres, 1995 ; KRIESI Hanspeter, KOOPMANS Ruud, DUYVENDAK Jan Willem, GIUGNI Mario, New Social Movements in Western Europe, UCL, Londres, 1995 ; KITSCHELT Herbert, « Political opportunity structures and political protest :anti-nuclear movements in four democracies », British Journal of Political Science, vol 16, 1986, p 57-85 ; TARROW Sidney, Power in Movement. Social Movements, Collective Action and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; DUYVENDACK Jan Willem, Le Poids du politique. Nouveaux mouvements en France, L’Harmattan, Paris 1994 ; TILLY Charles, TARROW Sidney, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Presses de Sciences Po, Paris 2008.

302 MATHIEU Lilian, « 2. Contexte politique et opportunités », in AGRIKOLIANSKY Eric, FILLIEULE Olivier et SOMMIER Isabelle (dir.), Penser les mouvements sociaux: conflits sociaux et contestation dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, coll. Recherches , 2010, p 39‑54.

303 On peut résumer les réticences face au concept de la SOP en deux types de critiques. Premièrement, il semble difficile d’isoler les variables qui seraient à prendre en compte, et surtout de délimiter les éléments purement « politiques » du contexte social ou culturel, faisant de la SOP un concept « mou » ou « éponge » où le choix des variables reste arbitraire et se résume souvent à une logique de fermeture/ouverture du régime politique. Deuxièmement, d’autres critiques soulèvent des difficultés ayant trait au concept même de structure des opportunités politiques qui emprisonne le raisonnement dans un déterminisme contextuel, sans prendre en compte le jeu des acteurs sociaux. La SOP conditionne en effet la contestation à un changement de régime politique, et relègue les acteurs sociaux à des challengers face au système politique. La SOP ignore ainsi que « les contestataires peuvent eux-mêmes se créer les opportunités d’agir » MATHIEU Lilian, « 2. Contexte politique et opportunités… », Op cit., p 46.

directement écho à la législation colombienne. Ainsi, Lilian Mathieu304 met en avant le fait que l’activité protestataire ne procède pas seulement des opportunités mais des relations qu’entretiennent les différentes causes entre elles au sein d’un espace. Ce sont justement ces articulations qui nous intéressent. Nous souhaitons mettre l’accent sur le fait que les causes étudiées sont produites dans un espace particulier, qui entrent ensuite en interaction avec un espace internationalisé.

Les deux régions d’émergence des revendications sont des zones très distinctes, en termes d’héritage historique des luttes mais aussi dans la place que ces régions occupent dans l’histoire du pays. Il existe donc un capital militant distinct305, avec des influences politiques, culturelles et religieuses très différentes306, mais aussi d’autres éléments du contexte qui agissent de manière plus subjective sur la définition des luttes locales. À travers l’étude de la trajectoire sociale et historique des organisations paysannes, nous montrerons que les causes défendues germent et évoluent dans un contexte particulier et en fonction de celui-ci. Les acteurs de la solidarité internationale mettent également en avant diverses thématiques qui ne sont pas sans effet sur la reformulation des luttes locales.

Dans une première partie, nous procéderons à une analyse synchronique des héritages historiques des luttes sociales et politiques dans ces localités pour appréhender

304 La littérature française s’est généralement distanciée du concept de la SOP. Lilian Mathieu met en avant le fait qu’en considérant les seuls éléments stables et objectifs du contexte politique, on privilégie une conception objectiviste des opportunités qui passent à côté des perceptions des acteurs qui mettent en place l’action collective. On peut également voir les analyses d’Olivier Fillieule sur le sujet. MATHIEU Lilian, « Rapport au politique,… »,Op.cit.. FILLIEULE Olivier, « Requiem pour un concept : vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques », in DORRONSORO Gilles (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire, Paris, CNRS Editions, 2005, p 201-218. Pour une critique de la méthode de la SOP : AGRIKOLIANSKY Eric, FILLIEULE Olivier, SOMMIER Isabelle (dir.), Penser les mouvements sociaux…Op.cit.

305 Nous suivons la définition de Frédérique Matonti et de Franck Poupeau, qui expliquent que le capital militant est « incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intra- partisanes, mais aussi exportables, convertibles dans d’autres univers, et ainsi susceptibles de faciliter certaines «reconversions» ». MATONTI Frédérique, POUPEAU Franck, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, 2004, p 4-11, 8. Sur d’autres développements concernant la question du capital militant : NEVEU Erik, « Les sciences sociales doivent-elles accumuler les capitaux ? A propos de Catherine Hakim, Erotic Capital, et de quelques marcottages intempestifs de la notion de capital », Revue française de science politique, vol 63, 2013, p 337-358.

306 Nous nous référons ici à la sociologie française des partis politiques qui a montré tout ce que la constitution des organisations partisanes, ce qu’elles disent et ce qu’elles font, doit aux propriétés sociologiques de ceux qui les constituent. OFFERLÉ Michel, Les partis politiques, Paris, PUF, 1987 ; PUDAL Bernard, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989 ; SAWICKI Frédéric, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 2000 ; COMBES Hélène, Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique. Paris, Karthala et CERI, coll. Recherches internationales, 2011 ; MISCHI Julian, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Paris, Editions Agone, 2014.

la manière dont les causes défendues sont nourrit par ces legs militants. Dans un second temps, nous verrons que les causes défendues sont évolutives au gré du contexte, c’est- à-dire que les paysans s’adaptent dans le temps pour positionner leurs revendications en fonction du contexte politique, alternant entre la question des droits de l’Homme et des revendications territoriales. Les dynamiques internationales et les premiers liens de solidarité jouent ici un rôle important.

SECTION

1/

LE

POIDS

DE

L’HISTOIRE

DANS

LA