• Aucun résultat trouvé

Les organisations paysannes, premier échelon de mobilisation

Tout au long des récits personnels des membres implicites, nous avons également cherché à identifier les manières de s’organiser dans ces localités et dans ces contextes difficiles. En effet, pour faire face aux problématiques soulevées, les paysans se rassemblent régulièrement entre villages, ils forment des comités locaux ou s’organisent ponctuellement pour réaliser une route, un pont ou pour les travaux agricoles. S’organiser en collectif est essentiel pour ces paysans même si cette décision est difficile à prendre tant le risque est élevé. Pour comprendre les dynamiques de l’engagement dans les campagnes, l’échelon de l’organisation paysanne est essentiel.

Le rôle des organisations locales de base

Les récits des enquêtés font référence aux échelons locaux d’organisation que sont les juntas de acción comunal (conseils d’action communale : JAC) et les conseils communautaires depuis l’obtention des titres collectifs par les communautés afro- descendantes235.

À l’origine mis en place par l’État en 1958 par la loi 19 pour contrer l’avancée des guérillas dans les zones rurales et la diffusion des idées révolutionnaires, ces JAC sont

234 Entretien avec un président de conseil d’action municipale, Sud Bolivar, octobre 2013.

235 Tout le territoire colombien est découpé en JAC, premier échelon d’organisation administrative. Les JAC sont en quelque sorte des conseils municipaux à plus petite échelle, ils sont ensuite rattachés à un municipe. Depuis la loi 70 de 1993, les communautés afro-descendantes sont regroupées en conseils communautaires, qui reprennent souvent le découpage des JAC préexistants.

devenus centraux dans l’organisation locale. Ils institutionnalisent en réalité les pratiques locales de réunion dans les villages, qui servaient à l’organisation de la production et du travail agricole mais qui étaient aussi des lieux d’échange sur d’autres sujets. Créés pour renforcer, voire parfois pour mettre en place ce lien entre l’État et ses administrés, les JAC ont progressivement façonné les territoires ruraux colombiens. En instituant ce lien administratif, l’État espérait ainsi limiter d’autres formes d’organisation plus radicales et politisées dans les campagnes, notamment en jouant sur l’attribution de services sociaux dans certaines zones, en cooptant les présidents de ces villages et surtout en contrôlant ces moments de rassemblements collectifs, jugés potentiellement subversifs. Cependant, en donnant un lieu de rencontre, de débat et d’échange avec l’administration, les JAC ont fait exister plus durablement ces collectifs, en donnant une certaine identité de village (notamment en les faisant exister administrativement), et en créant des habitudes de rassemblement plus formel. Si les habitants s’organisaient déjà auparavant pour la production agricole, l’espace des JAC leur permet aussi de mettre en commun des thématiques telles que la santé, l’éducation, les infrastructures et ainsi d’organiser la vie collective dans ce cadre. Les JAC sont progressivement devenus des lieux de débats, et d’apprentissage du système électif et représentatif. Les conseils d’action communale n’échappent cependant pas au système clientéliste de la politique colombienne, et ils ont d’ailleurs été créés pour maintenir un certain contrôle social sur les mobilisations du paysannat. Les conseils se résument parfois à des relations d’échanges entre notables locaux et paysans qui ne possèdent pas le même capital politique et se réduisent alors à des négociations clientélaires sans réels espaces de discussion. La solidarité entre les paysans n’est donc pas toujours facile à maintenir étant donné la nature individuelle des demandes qui doivent être faites auprès des élus, des notables locaux qui possèdent les ressources économiques personnelles et les liens politiques pour rester dans leurs fiefs.

Les JAC ne suffisent par conséquent pas à motiver l’organisation du collectif, et nous montrerons que la formation d’un mouvement social réinstaurant l’intérêt général au nom d’un village est essentielle pour comprendre la dynamique locale de revendication qui émerge depuis la fin des années 1990. Malgré ces dérives, et ces détournements clientélistes, ces conseils d’action communale constituent un premier échelon au sein duquel les habitants expriment leur mécontentement ou du moins s’interrogent en collectif : c’est le premier lien d’organisation sociale. Les paysans mentionnent souvent les décalages entre leur situation et les notables locaux, ils

identifient aussi progressivement les acteurs en dehors de leur village, essayent de comprendre les enjeux sur leur territoire. Les membres implicites que nous avons rencontrés font souvent écho à leur affiliation à un conseil d’action communale, qui symbolise pour eux un ancrage territorial et identitaire important. Cette référence est d’ailleurs reprise par l’ACVC, qui revendique l’affiliation de 120 JAC à l’association paysanne au moment de sa création. Dans le Bas Atrato, où les conseils communautaires ont remplacé les JAC avec l’obtention des titres collectifs, les habitants font toujours référence à cette organisation. Ces membres implicites font ainsi partie d’un processus d’organisation de base, c’est-à-dire que ce ne sont pas des villageois isolés, ils ont ou ont eu, à un moment de leur vie, recours à un processus d’organisation locale pour exprimer leur désaccord, manifester leur intérêt, ou tout simplement s’informer. De nombreux enquêtés sont passés par une expérience au sein de ces JAC notamment dans le Magdalena Medio où ces conseils municipaux sont plus structurés et surtout plus anciens que dans le Bas Atrato. Certains des enquêtés sont d’ailleurs présidents de leur JAC au moment des entretiens. Ils sont en contact régulier avec l’association paysanne, et laissent volontiers un espace à l’association au sein des réunions communales. Ils se chargent quelques fois de relayer l’information de l’organisation paysanne selon leur degré de participation au sein de l’ACVC.

S’organiser au niveau local : une décision sécuritaire risquée pour les paysans

Les paysans ont ainsi été amenés à s’intéresser à l’organisation paysanne par le biais des conseils d’action communale, mais pour des raisons parfois aussi différentes que personnelles. C’est notamment le cas d’un leader local du Magdalena Medio, déplacé du Chocó il est arrivé dans la vallée du fleuve Cimitarra dans les années 1980. Dès le début, il lui a semblé essentiel d’adhérer à un conseil, pour pouvoir s’organiser puis porter des demandes sociales :

« Premièrement, je pense qu’en tant qu’êtres humains et en tant que paysans, nous devons être en lien avec une organisation dans la région, parce que cela nous donne un levier pour demander à l’État [...] Plus il y a de personnes organisées, plus nous pouvons réclamer à l’État, et aussi nous avons plus de possibilité de nous défendre des assassins de l’État »236

Pour un jeune président de conseil du Cimitarra, les raisons sont autres, c’est un devoir de s’organiser qui incombe à chacun pour se protéger des acteurs armés et des disparitions forcées :

« Il y a des conseils plus organisés, comme au Diamante, où ils ont un budget. Mais ici il y a plein de gens qui ne comprennent pas que c’est précieux d’avoir un conseil. Et qu’en réalité, cela affecte une personne qui n’est pas affiliée à un conseil, parce que, par exemple, si un acteur armé arrive, tout ça, on a de quoi demander que nous soit rendu un paysan. L’affiliation à un conseil, c’est la protection d’être affilié. Je ne me rappelle pas le nom d’un lieutenant ou un sergent, qui a dit que celui qui n’était pas affilié à un conseil, alors il venait, et il le….[...] enfin je veux dire, personne n’allait aller le rechercher. C’est un devoir de s’affilier. »237

Dans la vallée du fleuve Cimitarra, c’est à travers ces organisations de base que les enquêtés ont pris connaissance du processus de constitution de l’association paysanne, puis de sa création :

« Dans cette zone, à ce moment, l’association ne faisait pas beaucoup de bruit, mais on entendait parler qu’il y avait une organisation sociale qui était en train de lutter parce que l’État… pour que l’État nous reconnaisse les droits, et de là on a commencé à dialoguer avec l’association paysanne, ce que c’était, ils ont commencé à socialiser le projet, de comment c’était né, que nous-mêmes, nous les communautés la conformions. Après, moi on m’a élu comme président du JAC. Et de là a commencé le processus. Moi je voyais qu’en tant que conseil, nous avions une force, celle d’être en lien avec l’association paysanne, parce que c’était une association beaucoup plus grande, avec beaucoup de ramifications, et que de toute façon à ce moment, la situation dans la région, en terme de droits humains, c’était très dur, l’armée patrouillait beaucoup dans la zone.» 238

Pour les membres implicites de l’organisation paysanne, s’organiser répond avant tout à un besoin de protection. C’est la même logique qui anime la base sociale de l’organisation des communautés afro-descendantes, et qui a motivé de nombreuses familles à se rapprocher du processus des zones humanitaires.

237 Entretien avec un président de conseil d’action communale, vallée du fleuve Cimitarra, octobre 2013. 238 Entretien avec le leader d’un village, octobre 2013, vallée du fleuve Cimitarra.

La constitution même des zones humanitaires a pour principe la protection, l’intégrité physique des personnes, avant même de devenir un symbole de résistance sur le territoire. Pour beaucoup de familles c’est l’occasion de retrouver une certaine tranquillité et de pouvoir de nouveau tisser des liens avec des voisins perdus de vue depuis le déplacement. Se lier à l’organisation sociale c’est aussi recommencer à exister en tant qu’habitant du territoire et plus seulement en tant que déplacés, c’est se reconnecter à son monde, et surtout à la culture de la terre puisque beaucoup ont vécu l’exil vers les villes comme un déracinement. Il faut chercher dans le détail des histoires de vie pour comprendre ce qui a amené certains enquêtés à aller au-delà de la simple affiliation à un conseil et à vouloir s’engager dans un contexte pourtant dangereux. Les femmes insistent sur des aspects très personnels de leur engagement : la perte d’un proche, la difficulté pour élever seules leurs enfants, le besoin de protection, la sensibilité aux problématiques de leur communauté, le besoin de sociabilité, etc. Au sein des JAC dans le Magdalena Medio, on remarque que beaucoup de femmes se sont investies dans les comités de santé, d’éducation, dans la gestion de la coopérative, ou plus généralement dans les comités de femmes. En ce qui concerne l’ACVC, de nombreux paysans non affiliés à l’association sont de facto impliqués dans le processus d’organisation car ils font partie des différents comités de production créés par l’association : comité de bétail blanc, comité de buffle, comité de riz, etc. Il existe également un « comité éthique et moral », qui réunit des paysans reconnus par les habitants des villages (en fonction de leur histoire, de leur compétences, de leurs connaissances dans certains domaines), une manière pour l’ACVC de lier ces personnalités au processus, et donc de rendre l’organisation plus légitime. En définitive, la base sociale « implicite » de l’organisation est en réalité toujours en lien avec un quelconque processus d’organisation. Les leaders font d’ailleurs communément écho aux « organisations sociales de base », en considérant que les habitants qui font partie des JAC et prennent part aux réunions constituent leur « base ».

Nous faisons le même constat concernant le Bas Atrato. Les habitants qui faisaient partie des JAC avant la constitution des conseils communautaires retrouvent souvent un rôle clé au sein de ces derniers, où ils animent les réunions locales. Cependant, dans cette région, l’expérience traumatique du déplacement a profondément perturbé les équilibres locaux et organisationnels. De plus, la situation sécuritaire qu’ils connaissent et perçoivent depuis leur expérience de déplacés est un obstacle de taille pour s’organiser. La peur est en effet omniprésente dans les entretiens. Ces personnes non

membres sont donc plus timides, et extrêmement méfiantes car elles ont été marquées par la répression des leaders de la zone. Généralement elles soutiennent le processus des zones humanitaires, mais elles ont peur d’afficher ce soutien de manière trop ostentatoire car très souvent cette affiliation est perçue comme une peine de mort permanente. Il est par conséquent plus difficile d’identifier une base sociale concernant les zones humanitaires de Jiguamiandó et de Curvaradó puisque cette base est silencieuse. Ce silence ou cette peur se sont notamment ressentis lors de l’une des rares manifestations des communautés sur leur territoire en décembre 2013. Les communautés des deux bassins se sont organisées pour protester contre l’installation d’une base militaire sur leurs territoires collectifs sans consultation préalable des populations. Pour elles, la base militaire est illégitime (construite sur les terres des communautés) et dangereuse (avoir l’armée si proche des habitations inquiète, d’autant plus que celle-ci est accusée d’être complice du déplacement). Lors d’une réunion informelle pour préparer cette mobilisation239, les leaders se sont réunis pour signer une action de tutelle240 afin de demander des explications à l’État face à la violation de leurs droits. Un représentant d’une communauté moins impliquée dans le processus manifeste sa peur de signer cette action de tutelle et exprime les craintes de sa communauté d’aller manifester devant la base militaire. D’autres leaders plus aguerris tentent alors de le convaincre, mais après avoir mis en avant toutes les raisons qui font que les communautés doivent se mobiliser, ils perdent patience « tous au sol ou tous au lit [...] vous croyez que nous qui montrons notre tête nous n’avons pas de famille et nous n’avons pas peur ? » lance Maria, une des leaders historiques du processus, « de toute façon, le jour où ils viennent nous chercher, ils viennent nous chercher tous, sans différence, là nous sommes tous dans le même bateau, que nous y allions tous ou qu’aucun n’y aille » reprend un autre leader. Le représentant de cette communauté réaffirme son soutien pour l’action collective. Cependant, le lendemain il ne viendra pas manifester, et aucun membre de cette communauté n’est présent le jour de la mobilisation.

Dans ce contexte, participer à l’action collective se traduit plutôt par le fait d’assister à une réunion de village. En soi, assister à ces rassemblements est déjà un risque. Un habitant du conseil communautaire du Cerrao, qui (comme beaucoup

239 Observation participante, décembre 2013.

240 Selon l’article 86 de la Constitution colombienne de 1991, toute personne qui considère que ses droits fondamentaux sont bafoués peut effectuer directement un recours devant le juge.

d’autres) refuse l’enregistrement raconte par exemple qu’il hésite beaucoup à assister à des réunions. Il explique qu’il convoque les gens de sa communauté de manière très discrète et toujours sans ordre du jour. Après avoir abordé des sujets du quotidien, il tente à chaque réunion de parler des problématiques qui inquiètent réellement les habitants, mais c’est un travail délicat. La tenaille de la peur de la répression est si forte qu’elle ne nous a d’ailleurs pas toujours permis de parler librement à cette « base ». Dans cette région, on distingue dès lors une grande différence entre les habitants des zones humanitaires et de biodiversité, et les habitants des villages qui ne font pas « partie du processus ». De fait, être dans ces bassins constitue déjà une position de résistance au vu de la dangerosité du contexte. Il est par conséquent difficile de trouver une base sociale qui ne soit pas déjà rattachée au processus, car retourner dans cette région est déjà, en soi, un pas dans l’affirmation d’un droit sur ces terres.

Les organisations paysannes alimentent la base sociale

Notre démarche d’identification de la base sociale nous a ainsi progressivement guidée vers les organisations paysannes. La base de l’engagement des paysans se trouve finalement toujours dans des personnes relais, qui ont conscience des enjeux communautaires, des paysans qui ont été en lien avec un processus organisationnel aussi petit soit-il. Ces relais sont en réalité constitués et entretenus par les organisations paysannes. Cette affirmation paraît être une évidence, mais ce détour par l’identification des acteurs qui constituent le « local » est bien nécessaire si l’on prétend comprendre les mécanismes de construction des revendications. Il est essentiel de comprendre qui sont ces acteurs derrière les causes portées pour appréhender la construction des causes internationales car ce sont ces paysans qui, en principe, sont la raison même de l’existence de liens de solidarité internationale.

Les organisations sociales construisent ainsi la cohésion entre ces paysans, et font le collectif. La base est peu autonome par rapport au travail d’encadrement que réalisent les organisations locales, qui en rassemblant les paysans font exister la « base »241. Par essence, il n’existe pas réellement une cause commune « à la base » ou « de la base », il s’agit d’un processus de construction, par un groupe organisé, autour d’un enjeu et d’une volonté de rassembler. Ce processus de construction d’une cause en dit finalement

plus sur les organisations qui la construisent que sur la cause elle-même. Notre démarche nous mène ainsi à nous centrer sur le rôle de « constructeur » du local que jouent les organisations paysannes. En se faisant le relais de la base, les organisations sociales locales la font exister. Il est finalement moins question de savoir si ce que les paysans disent sur leur cause est bien ce qu’ils veulent dire de leur réalité mais plutôt d’analyser la façon dont ces luttes sont racontées. Ce détour par le micro-local nous permet également de faire un premier constat : peu de paysans circulent au-delà de leur village, et donc peu d’entre eux ont une vision plus globale de leur situation. Ce sont les leaders qui jouent un rôle crucial dans la construction de ce qui est ressenti comme communautaire ou comme collectif, et les organisations paysannes étudiées font converger des besoins individuels et un besoin de s’organiser en collectif.

À la fin des années 1990, l’ACVC est le déclencheur et le résultat d’un mouvement massif des paysans dans la ville de Barrancabermeja. La situation sociale et économique des campagnes est ressentie comme difficile par les habitants. L’arrivée des paramilitaires dans la région fait craindre des conditions sécuritaires encore plus contraignantes. La mobilisation de plusieurs leaders, qui constitueront par la suite l’Association paysanne de la vallée du fleuve Cimitarra, l’ACVC, galvanise les ressentis des différents villages. Ces leaders font exister le mouvement car, en rassemblant les paysans vers les villes, ces derniers se rendent compte de l’existence de ce collectif. À travers des grandes marches paysannes et l’occupation des places publiques dans les grandes villes du Magdalena Medio et plus particulièrement dans Barrancabermeja, les paysans de la vallée du fleuve Cimitarra mettent en avant l’abandon chronique des campagnes, le peu de services sociaux, le manque d’accès à la terre, le peu d’infrastructures pour développer leurs cultures, mais ils révèlent aussi le climat d’insécurité grandissant dans les campagnes. Ainsi, c’est une combinaison de besoins ressentis depuis longtemps, d’une frustration sociale importante et d’une dégradation de la situation humanitaire dans ces zones qui est à l’origine de ce grand mouvement en 1996 puis en 1998 dans le Magdalena Medio. La constitution de l’organisation paysanne apparaît de ce fait comme une nécessité, pour constituer un interlocuteur de l’administration, mais aussi pour entretenir cet élan collectif et lui donner une existence