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Assumer une position en rupture avec le contexte des enquêtés

Notre présence est une rupture dans le paysage local, une rupture que nous avions sans doute sous-estimée. Pour les enquêtés, observer de telles situations, revient en réalité à participer, être là signifie s’engager. Pour l’anthropologue Michel Agier, « l’engagement devient une dimension constitutive et explicite de la relation ethnographique » et « l’observation n’est plus alors seulement « participante », c’est la participation qui devient« observante » »188.

Nous sommes ainsi revenue vers nos enquêtés en leur signifiant que nous avions avancé dans nos recherches et que nous souhaitions participer plus amplement à leurs

186 ALTHABE Gérard, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, n°14,1990, disponible en ligne, consulté le 15 août 2016. URL : http://terrain.revues.org/2976.

187 ALTHABE Gérard, « Ethnologie du contemporain… », Op.cit.

188 AGIER Michel, Anthropologues en danger. L'engagement sur le terrain, Paris, Jean-Michel Place, coll. Les Cahiers de Gradhiva, 1997, p 83.

activités. Cette immersion plus poussée dans notre terrain poursuivait deux objectifs. Le premier était de pouvoir avoir accès à des situations et des points d’observation qui ne nous étaient pas permis. En ayant un rôle plus clair, nous pouvions alors passer plus inaperçue en tant que chercheuse. Le deuxième objectif était de voir quelle pouvait être l’utilisation que les acteurs feraient de notre position au sein de leur quotidien et de leur organisation interne. Ainsi, en se laissant instrumentaliser, nous pouvons plus facilement saisir l’interprétation que chaque acteur fait de notre présence.

En charge d’un projet au sein de l’ACVC

Au sein de l’ACVC, nous avions gardé contact avec certains leaders et avons rapidement pu leur proposer de participer à un projet en 2014. Franco, responsable de l’équipe technique, était venu en France quelques mois auparavant et il s’est porté garant auprès de la direction de l’ACVC de notre intégration au sein d’une petite équipe chargée de l’organisation d’un projet. L’ACVC souhaite alors organiser « un campement écologique », un grand rassemblement paysan dans un petit village pour sensibiliser les habitants aux atteintes environnementales, ainsi que pour faire connaître la zone de réserve paysanne à des chercheurs, des institutions et des ONG. L’enjeu est à la fois de mettre en valeur les projets de l’organisation, d’intégrer des villages relativement actifs sur les questions environnementales et de montrer la force de rassemblement de l’ACVC. Organiser un tel rassemblement dans un village du Cimitarra est aussi une manière de montrer l’attachement de l’organisation à sa région et également d’asseoir ses revendications territoriales vis-à-vis des autorités colombiennes.

L’intégration dans ce projet nous a permis d’être directement dans les bureaux de l’équipe technique à Barrancabermeja, de mieux connaître le fonctionnement interne de l’ACVC et d’accompagner les leaders dans différentes réunions internes. Nous avons pu observer les interactions quotidiennes sans que notre présence soit suspecte et comprendre les affinités de personnes, les éventuels conflits, les points de rencontre entre les différents membres de l’organisation. De plus, nous avons pu assister aux réunions avec la direction où d’autres sujets étaient abordés, et comprendre le rôle de chacun dans la hiérarchie de l’ACVC. Enfin, nous avons pu assister aux rendez-vous avec les acteurs internationaux à Bogotá, où au nom de l’organisation paysanne nous avons accompagné Franco pour « négocier » des financements. De cette manière, nous avons eu accès à des documents internes de l’ACVC concernant les financements et les

projets en cours, nous permettant de saisir les aspects plus pragmatiques des relations internationales au-delà des rencontres idéelles. Ce fut également l’occasion de comparer les acteurs internationaux mis en avant dans les entretiens et ceux qui ne sont pas mentionnés alors même qu’ils financent de nombreux projets.

L’observation des paysans dans leurs diverses interactions avec des acteurs internationaux nous a permis de comprendre ce qui se joue pour construire des liens de solidarité internationale. Cependant, tout n’est pas déterminé au cours de ces interactions. En effet, les « coulisses » de ces rencontres révèlent que celles-ci sont également préparées par l’organisation paysanne. Certains enjeux sont décidés collectivement en amont, les délégués de l’ACVC doivent conserver les traditions d’échange avec leurs soutiens. Ainsi, l’histoire des relations avec chacun des acteurs est importante. De même, accéder à ces coulisses signifie aussi appréhender le travail organisationnel des paysans qui se préparent à ces interactions, se forment et s’adaptent pour dialoguer et échanger avec leurs interlocuteurs. À travers notre expérience dans la gestion de ce projet, nous avons ainsi pu observer une certaine division du travail militant, par exemple entre les paysans chargés d’organiser la logistique sur le territoire et ceux en charge de négocier les financements internationaux.

Même si cette immersion a suscité de nombreuses questions quant à la distance par rapport à notre objet de recherche, ce n’est qu’en s’insérant de cette manière que nous avons pu saisir notre objet de recherche dans toute sa complexité.

Revêtir le t-shirt de l’ONG

Forte de notre expérience au sein de l’ACVC, nous avons recontacté Abilio de la Commission de Justice et Paix (CIJYP) en lui expliquant ce que nous avions réalisé au sein de l’organisation paysanne de la vallée du fleuve Cimitarra. Lors d’un entretien à Bogotá, il nous confie alors que les équipes de terrain ont rencontré plusieurs difficultés (certains membres avaient reçus des menaces) et que les jeunes avocats avaient besoin de soutien. Par ailleurs, la nouvelle équipe en place dans la zone humanitaire de Camélias n’avait pas pu rendre visite à certaines communautés depuis longtemps. Or, nous connaissions personnellement certains de leurs leaders contrairement aux équipes sur place. Abilio nous propose alors de partir « en soutien à l’équipe de terrain » et également d’accompagner un jeune anthropologue colombien pour « l’intégrer dans l’équipe » et l’aiguiller dans son travail de recherche. Or, le lendemain de notre arrivée

dans la zone humanitaire de Camélias, un des membres de l’équipe de l’ONG tombe malade et est évacué à Bogotá. Nous ne sommes alors plus que trois personnes, un jeune avocat de l’ONG, l’étudiant anthropologue et nous-même. Joint au téléphone, Abilio nous prévient alors non sans un sourire : « maintenant tu as compris quelle était ta position ». Le lendemain, lors d’un rendez-vous à la mairie avec un leader d’une communauté, Camilo, l’avocat de l’ONG, nous tend alors le t-shirt blanc à l’effigie du prêtre Romero. Revêtir ce t-shirt représentait un autre cap dans la participation, puisqu’il n’était plus question d’être « en soutien » mais de faire partie de l’ONG.

Nos « missions » ont consisté à tenir la permanence de l’ONG et à conseiller les habitants, les membres des zones humanitaires appelaient régulièrement pour signaler des menaces, la présence d’acteurs armés ou demandaient des conseils sur une procédure juridique. Nous avons également suivi les leaders dans leurs rendez-vous auprès des institutions colombiennes ou dans leurs démarches. Nous sommes partie très régulièrement en déplacement pour rendre visite aux communautés. Nous avons passé plusieurs jours à sillonner certaines zones, à organiser des réunions d’information et de rencontre avec les leaders des zones humanitaires et de biodiversité ainsi qu’avec des communautés qui connaissent moins le « processus ». Nous avons été chargée d’organiser la logistique de la rencontre interethnique de CONPAZ (Communauté qui construisent la paix depuis les territoires) qui s’est tenue en octobre 2014. Il s’agissait d’acheminer diverses communautés provenant du Chocó jusqu’au village de Pueblo Nuevo. Nous avons reçu à plusieurs reprises les volontaires internationaux de PBI qui ont accompagné de nombreux déplacements dans cette région.

Les données collectées lors de ce terrain sont de différents ordres. Tout d’abord, nous avons pu être plus proche des communautés et de celles de Curvaradó plus particulièrement. Une fois que nous faisions partie de l’ONG, de nombreux leaders des zones humanitaires se sont rapprochés de nous, pour évoquer des situations dont nous n’avions pas entendu parler au cours des entretiens. Ils confiaient plus facilement leurs craintes, leurs préoccupations personnelles, mais aussi d’autres manières de percevoir leur engagement. Nous avons été particulièrement sollicitée par la leader de Camélias, Maria, qui a souhaité que nous l’accompagnions plus régulièrement lors des réunions.

Pour les communautés afro-descendantes, les membres de l’ONG sont non seulement des références juridiques mais aussi des amis. La maison de l’ONG est d’ailleurs

construite à l’intérieur de la zone humanitaire de Camélias et est constituée de bureaux de travail, mais c’est aussi un lieu de la vie quotidienne de la zone.

Puis, cette position au cœur de l’ONG nous a permis de comprendre l’importance du rôle de relais que celle-ci joue auprès des communautés et la fonction d’intermédiaire qu’elle tient, d’une part, entre les acteurs locaux et les acteurs de la solidarité internationale et, d’autre part, entre les communautés et les institutions colombiennes.

À ce propos, nous avons ainsi pu suivre de près deux communautés qui venaient de retourner sur leurs terres dans le bassin de La Larga Tumarado. Nous avons pu saisir le travail collectif réalisé par ces communautés pour affirmer leurs droits sur leurs territoires dans cette situation précise du « retour », ainsi que le travail juridique des membres de l’ONG pour accompagner légalement ces décisions.

C’est en privilégiant l’observation participante et une immersion plus longue que nous avons pu varier à la fois les points d’observation et les différents points de vue. On peut ainsi détailler les différents types d’observations au cours des terrains auprès de l’ACVC et des communautés afro-descendantes.

Figure n°2. Varier les points d’observation et les points de vue

Observations participantes

Exemples des rôles que nous avons tenus

Quotidien des membres de l’organisation

Ce quotidien rassemble des situations très diverses : vie commune, préparation des repas, chasse ou pêche, discussions informelles, transports, soirées festives, moments de partage au sein des familles, etc.

Relations entre la base et l’organisation

Nous assistons à ces réunions, et sommes encouragée avant chacune d’entre elles à nous présenter auprès des paysans. On nous désigne fréquemment la place où l’on peut s’asseoir, souvent à côté des leaders de l’organisation ; ou bien lorsque nous sommes moins formellement conviée nous tentons de rester dans les derniers rangs ou bien légèrement à l’écart. Réunions internes de

l’organisation

Nous avons parfois un projet à présenter (ex lors du campement écologique au sein de l’ACVC) ou bien nous rendons compte d’une situation (comme au sein des communautés afro-descendantes). Rencontres entre l’organisation et d’autres organisations paysannes Observations Moments de mobilisation

Rôle d’ « accompagnement international » lors des moments d’action collective. Nous restons alors aux côtés des leaders, notamment dans les moments d’interlocution avec la force publique. On nous demande parfois de prendre des photos ou bien de filmer.

Rencontres entre l’organisation et les institutions de l’État

Plusieurs situations :

- Nous accompagnons les leaders dans leurs rencontres, avec un rôle plus ou moins défini.

- Nous sommes parfois amenée au nom de l’ONG CIJYP à contacter les administrations en charge de la protection des personnes menacées, de la défense des droits de l’Homme, l’unité des victimes ou bien l’unité de restitution des terres. Nous faisons alors l’intermédiaire entre les communautés et les institutions.

Relations entre la base et les acteurs internationaux sur le terrain

Pour les communautés du Chocó : nous sommes parfois le traducteur entre les leaders et les acteurs internationaux, ou bien chargée de recevoir les étrangers dans les zones humanitaires.

Relations entre l’organisation et les

En ce qui concerne l’ACVC, nous accompagnons un leader dans ses rencontres avec un acteur international, nous

partenaires

internationaux en Colombie

sommes présentée comme faisant partie de l’association paysanne.

Relations entre l’organisation et un partenaire international à l’international

Nous recevons le délégué de l’ACVC et l’accompagnons dans la majorité de ses rendez-vous en France. Rôle de traduction ou bien de « sympathisante » de l’ACVC.

Nous allons chercher les exilés du Curvaradó à l’aéroport puis accompagnons leurs rendez-vous organisés par l’ONG de PBI. Pour les communautés nous représentons un relai de l’ONG CIJYP en France, pour les acteurs internationaux nous sommes une doctorante qui connaît les exilés et la zone du Curvaradó.

La diversité des rôles tenus montre que nous avons observé depuis différents points de vue au cours de ces observations. Nous avons ainsi pu comparer les observations lors des deux premiers terrains (au moment où nous n’avions pas défini cette méthode comme centrale, et où nous n’avions pas de rôle particulier) avec celles où nous prenions part plus amplement.

Après avoir détaillé les étapes de notre enquête et restitué les conditions dans lesquelles ces données ont été collectées et comprises, nous exposerons à présent la manière dont nous avons traité celles-ci et analysé les situations d’enquêtes.

TRAITEMENT DES DONNEES ET ANALYSE REFLEXIVE DES