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Comprendre le sens que donnent les acteurs à leurs revendications

Quel sens revêt l’action collective pour les acteurs locaux ? Comprendre les perceptions des acteurs ne doit pas nous faire perdre de vue que les individus sont inscrits dans des contextes bien précis, dans lesquels des organisations paysannes jouent un rôle clé dans la construction de ce sens commun256. La sociologie de Max Weber

256 Dans ses travaux sur les carrières des militants de la Ligue des droits de l’Homme, Éric Agrikoliansky s’intéresse au sens que donnent les militants à leur propre engagement. Il se rapproche ainsi de la sociologie compréhensive de Max Weber qui définit une science du sens. AGRIKOLIANSKY Éric, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 1980 », Revue française de science politique, vol 51, 2001, p 27-46 ; WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, Pocket, 1992. En se penchant sur l’engagement individuel Olivier Fillieule rappelle le contexte dans lequel ces trajectoires individuelles et les carrières militantes prennent forme : « Aussi faut-il rapporter les propriétés génériques des

pousse à dépasser la rationalité absolue des comportements des individus pour appréhender la rationalité en finalité, c’est-à-dire les moyens considérés comme rationnels par les individus (et subjectifs) pour un but considéré comme rationnel (là encore très subjectif). Ces relations significatives sont centrales pour comprendre le comportement des acteurs, au-delà des données objectives que peut posséder le chercheur, extérieur au contexte des acteurs qu’il étudie. « Bref, il s'agit d'un fait qui exige que dans chaque cas on approfondisse les conditions préalables historiquement concrètes et sociologiquement typiques jusqu'au point où l'on croit avoir expliqué compréhensivement et de ce fait au moyen de la catégorie de la « causalité significativement adéquate » la proportion d'identité, d'écart ou d'approximation du déroulement empirique par rapport au type de justesse »257. Le type de justesse représente l’écart entre la situation idéal-typique (les choses devraient se dérouler ainsi au vu des critères objectifs) et ce que font les acteurs au vu de la situation qu’ils se représentent.

Nous détaillerons tout d’abord la manière dont les acteurs locaux perçoivent leur engagement avant d’aborder le travail de collectivisation réalisé par les organisations paysannes.

Des perceptions très localisées des enjeux

Les paysans n’ont pas toutes les données du contexte régional et national pour se mobiliser, « leur » contexte est celui que nous avons évoqué précédemment. Ils perçoivent leurs réalités, leurs difficultés et évaluent des marges de manœuvre pour l’action collective à partir de ces situations.

Dans les témoignages de plusieurs paysans, on peut identifier les perceptions très individuelles qui tiennent au contexte de leur village mais aussi des raisons personnelles qui ont motivé ces habitants à se mobiliser. Paola, habitante d’un village dans le Magdalena Medio raconte son engagement et rapproche les causes défendues par l’ACVC à son expérience individuelle. Arrivée dans les années 1990 avec sa famille sur

individus autant que les raisons d’agir aux transformations de l’espace dans lequel s’inscrit l’engagement, c’est- à-dire à son image publique et à sa composition sociale et numérique, aussi bien qu’aux évolutions de l’ensemble des mouvements sociaux et des mutations politiques ». FILLIEULE Olivier, « Propositions pour une analyse processuelle… », Op.cit., p 210.

257 WEBER Max, «De la sociologie compréhensive», Les cahiers de psychologie politique, n°19, 2011,

disponible en ligne, consulté le 10 juin 2015, URL :

les rives du fleuve Cimitarra, elle s’intéresse progressivement à l’organisation paysanne dont plusieurs personnes parlent dans le village. Elle s’occupe dans un premier temps de l’administration de la coopérative sans pour autant être affiliée à l’association. C’est l’assassinat de son mari à la fin des années 1990 qui agit comme déclencheur de son engagement au sein de l’ACVC, elle se positionne ainsi contre ce qu’elle appelle désormais la « persécution de l’État ». Elle se dit très affectée par les faux positifs, qui lui rappellent sans cesse l’assassinat de son mari, et elle continue de suivre les réunions de l’association dans son village et de participer aux mobilisations collectives. « Il y a eu beaucoup de cas comme cela, mais nous n’avons pas peur de continuer à nous organiser. Ça ne nous fait pas peur » 258 rappelle-t-elle lorsque nous évoquons les persécutions plus récentes dans la région. Son histoire personnelle est unique, mais pourrait également être l’histoire d’une autre femme dans un village de la région. Sa trajectoire particulière rencontre une histoire plus générale autour de laquelle tout le monde s’identifie : celle des violences dans le village de Puerto Nuevo Ité, des exactions de l’armée et des paramilitaires, et des difficultés quotidiennes pour faire face à l’enclavement du village. Jorge, un villageois de la vallée du fleuve Cimitarra raconte lui aussi depuis son expérience les mobilisations de 1998 à Barrancabermeja. Érigées comme l’événement fondateur de l’ACVC, ces marches paysannes ont une portée symbolique forte puisque c’est une des premières fois que les paysans sont sortis de leurs campagnes pour alerter sur leur situation dans les grandes villes de la région. Derrière ce collectif qui se mobilise pour une cause, l’engagement personnel de Jorge tient avant tout à une situation concrète dans son village. Lors de notre entretien259, il évoque en détail la naissance du village dans les années 1970 à un moment où l’extraction de l’or puis du bois commencent à se développer. À la fin des années 1980 plusieurs villageois se sont réunis pour entreprendre la construction d’un pont entre les deux rives du village pour faciliter la commercialisation des produits vers les villes proches. Cette zone connaît à cette époque une recrudescence du conflit ; et les opérations militaires interrompent plusieurs fois les travaux. Les villageois font quelques demandes à l’administration pour financer cet ouvrage colossal et ils obtiennent quelques ressources pour continuer eux-mêmes les travaux de construction. Cependant, très vite, les opérations militaires répétitives freinent l’avancée du chantier tandis que les paysans sont accusés de collaborer avec la guérilla. Pour pouvoir

258 Entretien avec Paola, village de Puerto Nuevo Ité, octobre 2013. 259 Entretien avec Jorge, vallée du fleuve Cimitarra, octobre 2013.

continuer à travailler à la construction du pont, Jorge décide de se mobiliser en 1998. Fatigué du conflit qui ne permet pas de développer les projets du village, fatigué de devoir demander des aides qui n’arrivent pas, il décide de s’allier aux autres villageois pour rendre visible son cas en allant marcher jusqu’à Barrancabermeja. Ce n’est qu’au contact de l’association paysanne ACVC, et en discutant avec d’autres paysans de la région qu’il fera le lien entre sa situation personnelle et celle d’autres habitants. Au contact de l’association il s’identifie à un collectif dans lequel se retrouvent des habitants qui ont vécu les mêmes situations, les mêmes histoires et les mêmes frustrations.

En analysant la façon dont les acteurs perçoivent leur propre engagement, la manière dont ils justifient leur mobilisation et la mettent en mots, on comprend que les enquêtés qui n’ont pas de fonction particulière dans les organisations ont une perception très locale des enjeux. Ces paysans ont pour référence l’histoire du village, de la communauté voire parfois de la région. Face à la diversité des interprétations des revendications au local, chaque enquêté annexe les revendications collectives aux perceptions des enjeux de son village, de sa localité, de sa communauté, par le biais d’un mécanisme d’attribution de similarité. La synchronie collective se réalise ainsi à partir de diachronies individuelles, et elle est ensuite lue et comprise selon les particularités de chacun. Derrière le « droit à la terre » et le « droit à la vie » que revendiquent l’organisation paysanne, Jorge et Paola rattachent des causes plus personnelles : une terre pour cultiver en paix et vivre sans violence, une terre pour construire des projets collectifs et vendre ses produits, etc. L’organisation paysanne est nourrie de ces histoires personnelles, en même temps qu’elle donne une cohérence collective à ces multiples interprétations locales. À partir des « vécus perceptifs »260, les organisations constituent ensuite des « vécus expressifs » en mettant en paroles ces affects ressentis par les habitants.

260 Merleau Ponty accorde une place importante aux perceptions et à ses traductions dans le langage. Pour lui, « le défi de la phénoménologie de la parole est de rendre compte de son engrenage sur la perception et de son rapport à l’institution de nouvelles significations ». KRISTENSEN Stephan Parole et subjectivité. Merleau- Ponty et la phénoménologie de l’expression, Ed George Olm Verlag, 2010, p 13.

Des perceptions individuelles au collectif

En quoi ce détour par les perceptions individuelles des membres « implicites » est- il pertinent pour comprendre la construction d’une cause plus générale voire même de la construction de solidarité en dehors de Colombie ? Comment passer des histoires singulières de Jorge et de Paola à un autre niveau de revendication ? Dire que les perceptions des acteurs locaux sont importantes n’est pas pour autant un gage de ralliement aux théories du choix rationnel et à l’individualisme méthodologique, bien au contraire. Lorsque l’on énonce que le micro-local est le contexte des acteurs, chaque individu est considéré dans la singularité de sa perception en même temps que ces perceptions prennent place dans des logiques sociales bien précises. Ainsi « si l’unité pertinente est l’individu, celui-ci n’est pas considéré indépendamment des logiques sociales collectives qui s’imposent à lui et des conditions dans lesquelles il noue avec d’autres individus des relations sociales déterminantes de ses engagements »261 . L’intérêt est de pouvoir identifier les rencontres entre les trajectoires individuelles et le collectif, pour comprendre les mécanismes de construction de causes communes, ces moments où s’opère alors la création de l’identité du groupe. Patrick Charaudeau rappelle à ce titre les liens entre l’individualité et le collectif : « l’identité d’un groupe n’est pas la somme des identités individuelles, et l’opinion d’un groupe n’est pas l’addition des opinions individuelles. Les jugements que nous portons sur le monde et les opinions que nous croyons individuelles se fondent dans celles du groupe en devenant plus globales. Et plus le groupe est important en nombre d’individus, et plus ces représentations sont générales et abstraites : l’opinion d’un groupe, c’est le plus petit

dénominateur commun des opinions de chacun, occultant les particularités de chacun.

Dans l’identité collective, un plus un ne font pas deux, mais un nouveau un qui englobe les deux262 ». Le travail des organisations paysannes est de rassembler autour de ce « plus petit dénominateur commun ».

Cependant, si les paysans se sentent représentés et s’identifient à ce discours

261 FILLIEULE Olivier, « Propositions pour une analyse processuelle… », Op.cit., p 203.

262 CHARAUDEAU Patrick, « Identité linguistique, identité culturelle : une relation paradoxale », in LAGARDE Christian (dir.), Le discours sur les "langues d'Espagne". El discurso sobre las "lenguas españolas" 1978-2008, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2009. Disponible en ligne, consulté le 10 juin 2015, URL :

http://www.patrick-charaudeau.com/Identite-linguistique-identite.html, p 4. Les mentions en italique sont de l’auteur.

collectif, ils ne sont pas pour autant totalement perméables aux discours des leaders et ils les interprètent au regard de leur propre réalité sociale. Notons qu’il est essentiel de se distancier du prisme communautaire pour comprendre les subtilités de la construction du collectif au niveau local. En effet, ce n’est pas parce que les individus font partie d’une « communauté » qu’elle soit culturelle, politique, imaginée ou juridique que les motifs de mobilisation sont nécessairement communautaires. Cette précaution méthodologique s’applique également (et surtout), aux communautés qui revendiquent leur ethnicité, comme les communautés afro-descendantes du Bas Atrato. Autrement dit, si ces communautés se réunissent autour du registre communautaire, elles ne se mobilisent pas toujours en raison de l’ethnicité (qui peut être un argument avancé plus tardivement, une fois engagé en tant que collectif). Le collectif n’existe pas ex-nihilo car tout comme les causes qu’il défend, il existe dans la mesure où il est formulé en tant que tel. Le rôle des organisations est de permettre ce passage du ressenti à la formulation de ce collectif. Les leaders ont pour tâche d’identifier les problèmes locaux mais aussi de les mettre en exergue pour mobiliser. Dans les campagnes colombiennes étudiées, l’engagement commence par l’appartenance à un collectif, par conséquent la constitution de références collectives est indissociable de la construction de causes communes.

La construction d’un récit commun des luttes