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L’ATTRIBUTION DE SIMILARITE POUR CONSTRUIRE LA SOLIDARITE INTERNATIONALE

La problématique que nous retenons peut être formulée dans les termes suivants :

comment les organisations paysannes colombiennes construisent-elles des relations de solidarité internationale ? Ce questionnement engage une série de questions corolaires. Comprendre la construction des solidarités suppose de s’interroger sur les

causes défendues, puis sur les acteurs qui se rencontrent, et sur les relations qui naissent

de ces échanges. Comment les paysans entrent-ils en relation avec des acteurs internationaux qui évoluent dans d’autres contextes ? Comment échangent-ils et parviennent-ils à se faire comprendre et à obtenir des soutiens ?

Alors que les acteurs locaux défendent une cause qui leur est propre, la cause qui justifie l’engagement des acteurs internationaux doit correspondre au diagnostic qu’ils

font de la situation dans le pays. Les acteurs locaux s’expriment depuis leurs territoires, ne partagent pas le même contexte que leurs interlocuteurs et ne perçoivent pas la solidarité de la même manière. La solidarité internationale se construit ainsi par ces interactions entre acteurs très différents et par ces échanges d’idées. Si sur le court terme on peut percevoir ces constructions, c’est également sur le long terme que ces échanges de personnes et d’idées permettent de construire la solidarité internationale.

Nous dressons trois hypothèses qui rendent compte du cheminement de notre raisonnement.

1) Un sens commun difficile à trouver mais construit au fur et à mesure des interactions.

Les acteurs mobilisés évoluent dans des contextes, local et national, particuliers, qui allient répression à l’encontre des leaders sociaux et protections accordées au niveau juridique aux personnes menacées et aux minorités ethniques. En retraçant la dimension historique de ces luttes, on remarque que diverses influences militantes ont permis de construire les collectifs actuels. C’est dans un contexte d’urgence que les acteurs locaux vont rechercher une solidarité internationale.

Dans cette succession d’interactions, nous recensons de nombreux décalages, des mauvaises compréhensions, voire des malentendus entre ce que les acteurs locaux attendent et ce que les acteurs internationaux ont compris de leur situation. Ces échanges sont également marqués par les difficultés financières et matérielles des paysans, par des décalages culturels et linguistiques, et une certaine reproduction des rapports de domination Nord-Sud (notamment dans l’aide d’urgence humanitaire, la distribution de biens matériels, ou encore la mise en œuvre de projets de développement sans consultation des populations). Les causes construites autour de ces liens de solidarités sont fragmentées (il est difficile d’identifier un enjeu commun entre les acteurs internationaux) et contextuelles (elles dépendent des acteurs qui se rencontrent et des conjonctures tant nationales qu’internationales). Mais même dans l’urgence, les acteurs locaux ont besoin de faire comprendre leur vécu, et par conséquent de faire entrer la parole et les pratiques des acteurs internationaux dans leur univers de perceptibilité.

2) Les acteurs sociaux se sont adaptés à leurs interlocuteurs pour construire des solidarités qui leur correspondent davantage

Nous postulons que ces liens de solidarité ont eu des effets durables sur les collectifs organisés et que la solidarité est également le produit des adaptations des acteurs locaux aux interactions avec les acteurs internationaux. Mieux formés, mieux préparés, moins localisés dans leurs perceptions, ils sont plus à même de négocier la solidarité et de mettre en avant leurs revendications.

On observe que les organisations paysannes ont évolué, au niveau de leurs structures organisationnelles, en renouvelant en partie les leaders ou en intégrant de nouveaux membres, et au niveau de leurs discours puisqu’elles ont intégré de nombreuses dimensions de la lutte pour les droits de l’Homme sans pour autant perdre de vue leurs revendications agraires. Des jeux de traduction, d’appropriation et de réappropriation sont observables entre causes locales et causes internationales.

Ces échangent découlent d’un processus d’attribution de similarité, au cours duquel des acteurs s’accordent sur un sens commun autour d’une action, que celle-ci soit celle d’une lutte collective (pour les acteurs locaux) ou bien celle d’un projet (pour les acteurs internationaux). Pour Doug McAdam et Sidney Tarrow, le processus d’attribution de similarité (attribution of similarity) permet à des acteurs locaux, auparavant sans relations, d’entrer en contact et de mener des actions conjointes à partir du moment où ils se considèrent comme « suffisamment similaires »144. Nous reprenons ce terme pour l’utiliser dans une autre situation, celle de rencontres entre des acteurs de la solidarité internationale et des acteurs locaux.

Au fur et à mesure des rencontres et de la construction des projets de solidarité, les acteurs locaux appréhendent différemment leurs interlocuteurs internationaux et vice- versa. La situation d’urgence « chronique » permet malgré tout de stabiliser et de routiniser certaines relations de solidarité et de repenser les origines des injustices. On remarque que certains leaders et intermédiaires sont essentiels car ils maitrisent différents espaces, et peuvent réunir des acteurs qui a priori ne partagent pas les mêmes visions du monde. Par conséquent, la relation de solidarité est en soi un objet de

144 MCADAM Doug, TARROW Sidney, « Scale shift in… », Op.cit. p 127. Les auteurs parlent des relations entre deux groupes locaux qui évoluent dans des contextes nationaux distincts.

négociation et d’ajustement145, qui met en scène plusieurs acteurs. Les organisations paysannes ont besoin de visibilité, de légitimité, et de ressources politiques et financières pour continuer leurs luttes, mais elles ont également à cœur de sensibiliser sur la cause de leurs injustices.

3) Une solidarité internationale qui permet aux paysans de construire des alternatives locales et de peser au niveau national.

Comment définir cette solidarité faite de rencontres ponctuelles entre acteurs qui s’accordent sur un projet, une cause, un soutien, etc. ? Notre dernière hypothèse est que cette solidarité, co-construite avec le temps, permet aujourd’hui aux organisations paysannes d’affirmer leurs revendications sur la scène nationale colombienne.

La récente dynamique des mobilisations paysannes en Colombie - à la fois dans la construction d’alternatives locales et dans l’organisation d’un mouvement d’ampleur nationale et plus politique- permet d’appréhender de nouvelles solidarités internationales. Si le contexte des dialogues de paix est également pour beaucoup dans ces évolutions, ce n’est qu’en comprenant les mobilisations à travers leur histoire, et en intégrant le rôle des solidarités internationales, que l’on comprend comment les paysans cherchent aujourd’hui à peser sur la politique interne de leur pays.

La solidarité internationale représente de nouveaux enjeux pour les paysans : pouvoir politiser davantage ces soutiens étrangers et maintenir un certain pragmatisme pour garantir ces soutiens. Ainsi, au cours de ces rencontres, il est autant question de rapports de force qui reproduisent parfois des schémas de domination Nord-Sud, que d’échanges d’idées entre des acteurs soucieux de se comprendre et de constituer des alliances qui permettent aux acteurs locaux de poursuivre leurs luttes.

Au cours de ce travail, nous défendrons ainsi la thèse d’une attribution de similarité entre des acteurs locaux et leurs partenaires internationaux pour construire des liens de solidarité.

145 Howard Becker montre par exemple que la production artistique n’est pas le résultat d’une œuvre de l’artiste, mais plutôt le résultat de nombreux acteurs qui sont intervenus dans le processus de construction de cette œuvre. La production artistique est alors le résultat des ressources diverses des acteurs qui cherchent à définir l’œuvre. Ces influences ne sont pas toujours objectivées dans ce sens, mais sont le résultat d’arrangements informels répétés et de l’émergence selon Becker de professionnels du monde de l’art. BECKER Howard, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1992.

Nous considérons que cette solidarité internationale est le produit d’interactions ponctuelles, fragmentées et pragmatiques au cours desquelles s’échangent des contraintes d’action et des idéaux divers. Par conséquent, ces relations de solidarité sont aussi des compromis entre ce que les acteurs souhaitent au regard de leurs luttes et de leur compréhension des enjeux, et ce qu’ils peuvent obtenir dans ce que permettent ces relations à un moment donné. Ce n’est qu’à travers une dynamique multi-scalaire que l’on peut percevoir la construction des solidarités et éviter l’écueil d’une solidarité idéalisée ou stratégique. En effet, il ne s’agit ni d’un transfert d’une cause internationale au niveau local, ni d’une cause locale portée au niveau international. La solidarité internationale telle qu’elle s’est construite ne permet pas d’identifier des causes communes et ne mène pas non plus à une internationalisation de la question paysanne colombienne. Cette construction est un processus qui n’est jamais totalement défini et figé et qui évolue au gré des acteurs et des rencontres.

Cette thèse nous mène également à considérer la solidarité internationale comme un moyen de lutte, comme un répertoire d’action collective locale qui permet à des collectifs d’affirmer leur légitimité au niveau national. Si le contexte de répression a en partie poussé les organisations à se former puis à construire des liens avec le niveau international, c’est le processus d’extériorisation en tant que tel qui a permis aux organisations de se définir, de s’interroger sur leurs valeurs et leurs revendications. Ces changements cognitifs et organisationnels ont permis aux organisations paysannes de continuer à exister en tant qu’acteurs mobilisés.

Si l’objectif premier des paysans colombiens était d’obtenir une protection et une visibilité de leur situation, ces buts ont également évolué, la solidarité internationale leur permet aujourd’hui de peser au niveau national. Dans cette dialectique de la construction des solidarités, la défense du territoire est autant le produit de ces échanges que la raison d’être de ces solidarités internationales.

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