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À partir des représentations collectives, les organisations paysannes construisent une identité commune. Elles formulent par la suite des exigences collectives en identifiant les besoins et les ressentis locaux. Le récit commun permet ainsi de passer des doléances individuelles aux revendications collectives. Celles-ci s’expriment tout d’abord à travers le témoignage, qui permet aux populations locales de faire exister et de rendre compte des violences dont elles sont les victimes. En identifiant le collectif, les organisations paysannes construisent également les adversaires des revendications, elles dénoncent les responsables de leur situation.

274 William Gamson identifie le cadre d’injustice ou d’indignation, l’agency est la prise de conscience qu’une action collective peut changer la situation, et l’identity oppose les valeurs du « nous » à celles des « autres ». GAMSON William, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p 7-8.

La portée du témoignage : rendre le passé omniprésent

La construction d’un « nous » permet l’identification d’un « eux », responsables des violences et aussi parfois destinataires des revendications. L’identification de responsables des violences est une étape essentielle pour ces communautés car elle redonne du sens aux événements violents. Les nombreuses études sur la violence en Colombie275, produites par des chercheurs colombiens comme étrangers, mettent en avant un phénomène généralisé. Daniel Pécaut parle d’une « vision kaléidoscopique » de la violence276, celle-ci serait perçue comme omniprésente et généralisée à toutes les sphères de la société. Par la suite, Daniel Pécaut a montré que le brouillage entre « ami » et « ennemi » mène à une reconfiguration de la violence voire à sa routinisation. Pour rompre avec l’impression que ce phénomène est insaisissable et pour avoir prise sur leur passé, les acteurs locaux ont besoin d’identifier clairement les auteurs de ces violences. Les organisations paysannes permettent de sortir de la spirale d’une peur généralisée car en dénonçant ces injustices elles réaffirment leur statut de sujets politiques porteurs de droits, et de revendications collectives. Les acteurs locaux cessent ainsi d’être « seulement » des victimes d’une violence généralisée et insaisissable.

Le passé raconté dans les entretiens, les récits collectifs, les mises en scènes, et les lieux de mémoire sert tout autant à « faire communauté » qu’à mettre en avant des revendications. Michel Agier277 a introduit une réflexion sur la portée du témoignage dans ses travaux sur les réfugiés. Il explique qu’il faut aller au-delà du rôle du témoin

275 Les violentologues désignent un groupe d’intellectuels des années 1980 qui a travaillé très longuement sur l’étude de la violence colombienne. Parmi eux on peut nommer Gonzalo Sanchez, Carlos Eduardo Jaramillo, Alvaro Camacho et Eduardo Pizarro Léon-Gomez. Ils ont rendu au président Vigilio Barco (1986-1990) le rapport de la Commission d’Études sur la Violence, avec des analyses et des recommandations, qui ont été très peu suivies. Ils ont notamment mis en avant la typologie suivante : violence organisée et négociable/violence non organisée et non négociable. Aujourd’hui ils reconnaissent que leurs analyses étaient trop focalisées sur les causes objectives de la violence oubliant les approches plus subjectives du phénomène. URIBE Maria Victoria, VASQUEZ Teófilo, Enterrar y callar: las masacres en Colombia 1980-1993, Bogotá, Comité Permanente por la Defensa de los Derechos Humanos-Fundación Terres des Hommes, 1995; CAMACHO Alvaro, GUZMÁN Alvaro, Ciudad y Violencia, Bogotá, Ed Foro Nacional, 1990; PIZARRO Eduardo, Insurgencias sin revolucion: la guerrilla en Colombia en una perspectiva comparada, Bogotá, Tercer Mundo, 1996.

276 Daniel Pécaut est un des principaux analystes de la violence colombienne, dans un article de 1997 publié dans la revue Análisis Político, il met en avant une vision « kaléidoscopique » de la violence ; il cherche ainsi à démontrer la difficulté d’appréhender les relations de réciprocité dans les phénomènes de violence. Dans un autre article plus récent il insiste sur le brouillage de la dichotomie ami/ennemi dans l’explication de la violence colombienne. PECAUT Daniel, « Brouillage de l’opposition “ami/ennemi” et “banalisation” des pratiques d’atrocités. À propos des phénomènes récents de violence en Colombie », Problèmes d’Amérique Latine, n°83, 2012, p 9-32 ; PECAUT Daniel, « Presente, pasado y futuro de la violencia », Análisis Político, n°30, 1997, p 1- 43.

277 AGIER Michel, « La force du témoignage. Formes, contextes et auteurs des récits de réfugiés » in LE PAPE Marc, SIMEANT Johanna, VIDAL Claudine (dir.), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La découverte, Coll. Recherches, 2006, p 151-168.

pour penser la portée que donnent les victimes à leur récit ; autrement dit, il se penche sur les conditions cognitives et discursives de construction et de diffusion du témoignage. Il identifie ainsi plusieurs types de témoignages entre les propos décousus de certaines victimes et les récits aux enchaînements rodés d’autres réfugiés, qui révèlent des situations bien distinctes. De cette manière, il met en lumière la force que le témoignage acquiert dans des contextes sécuritaires risqués. Les récits communs sont des témoignages construits à plusieurs voix qui permettent aux individus de donner sens à leur histoire particulière mais surtout de constituer un collectif au sein duquel toutes ces histoires personnelles permettent la constitution d’« un sujet politique » et « même sporadiquement, [d’] une efficacité politique » 278. Michel Agier fait ici référence au rôle que jouent ces témoignages, et au sens que cherchent à donner les réfugiés à leur parole : obtenir un statut, des indemnisations, une reconnaissance ou une protection. Ainsi, « ce qui est dit n’est plus « vrai » comme récit individuel mais devient un témoignage produit collectivement dans une communication entre plusieurs personnes déplacées, et qui se détache de l’identité biographique de chacun »279 . Le même mécanisme est observé au sein des organisations paysannes, où l’intérêt de la construction d’un récit commun prend le pas sur les trajectoires individuelles. C’est en mettant en exergue un passé partagé que les leaders façonnent alors une base sociale avec des revendications. Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’une construction déconnectée ou opportuniste puisque les réfugiés interrogés par Michel Agier et nos enquêtés ont vécu ces violences et ressenti ces injustices. L’organisation sociale sert en effet ici de référence pour que chacun retrouve la particularité de sa situation dans une expression collective qui, elle seule, permet d’envisager l’action collective.

Se souvenir pour dénoncer

La mémoire est utilisée pour dénoncer ce qui s’est passé, et pour revendiquer. Les familles de la communauté « La Madre » (bassin de La Larga Tumarado) ont par exemple effectué un long travail de souvenir collectif, d’identification des faits, des responsables, et ont livré leur témoignage à des avocats d’ONG de défense des droits de l’Homme dans le but de dénoncer. Nous avons pu identifier les deux temps de cette mise

278 Idem, p 163.

en commun : un moment de partage et de mise en commun, puis une deuxième étape de dénonciation.

16 octobre 2014280, travail sur la reconstruction de la mémoire collective avec une psychologue de l’ONG. Communauté La Madre (bassin de la Larga Tumarado), Chocó.

Aux côtés des psychologues de l’ONG, les membres de cette communauté, récemment retournés sur leurs terres se sont réunis pour mettre en commun « l’histoire de la communauté ». Ils prennent la parole chacun leur tour, pour se rappeler les cultures et les pratiques agricoles avant le déplacement, les habitudes de la communauté, l’organisation communautaire. Beaucoup insistent sur les liens qui unissaient la communauté à la forêt vierge, qu’on aperçoit en grande partie déboisée. Guidés par l’ONG, les habitants de la zone de biodiversité font en quelque sorte la catharsis de cette expérience douloureuse du déplacement, en parlant librement de leurs peurs, de leurs ressentis, de leurs souvenirs communs, et des projets qu’ils aimeraient mettre en place. Ils évoquent les maisons à reconstruire, et les cultures à planter.

30 octobre 2014281, nous retournons une nouvelle fois dans la communauté La Madre avec l’avocat en charge de la défense de ce cas.

La communauté s’est réunie de manière quasi religieuse autour de l’avocat, et écoute avec attention ce qu’il dit. Il explique aux habitants qu’il est important pour eux et pour leur communauté d’effectuer ce travail collectif de mémoire, mais qu’en tant qu’avocat, il a avant tout besoin de données précises pour identifier les habitants présents avant le déplacement, les signes avant-coureurs du déplacement, les histoires de chacun pendant cette fuite, et surtout tous les éléments pouvant permettre d’identifier les responsables. Il donne quelques conseils aux habitants pour se souvenir des menaces reçues en 1996 et 1997, des auteurs de ces menaces ainsi que de tous les détails qui peuvent permettre de comprendre le déplacement massif de ces populations et l’occupation quasi systématique de leurs terres après la fuite. Il donne également des conseils pour constituer un témoignage clair et cohérent pour le procès en cours contre les entreprises. Il est avant tout pragmatique lors de cette visite, et insiste sur la portée juridique du témoignage. Dans l’échange qui suit, les habitants de La Larga, très heureux de voir ce jeune avocat s’intéresser à leur cause, se précipitent pour expliquer leurs cas particuliers (proches disparus, vente de terre sous pression au moment du déplacement, personnes sans titre de propriété, contentieux

280 Retranscription à partir des notes du journal de terrain, 16 octobre 2014, communauté de La Madre (bassin de la Larga Tumarado), Chocó.

281 Retranscription à partir des notes du journal de terrain, 30 octobre 2014, communauté de La Madre (bassin de la Larga Tumarado), Chocó.

fonciers, etc.). L’avocat insiste de nouveau sur le fait que le procès est collectif tout comme le titre de propriété, et qu’il est donc important que les témoignages proviennent de la communauté. Enfin il met en garde contre les risques que comportent ces témoignages, à savoir que plus le procès avance à Bogotá, et plus le risque de menace est important dans la zone puisque les responsables des violences se sentant en danger cherchent à faire pression sur les populations.

À travers ces deux épisodes de collectivisation des expériences, nous percevons bien qu’au-delà de la portée cognitive du témoignage, et l’enjeu que ces histoires collectives revêtent pour la construction de la communauté, ces récits s’inscrivent souvent dans une configuration spécifique. La valorisation du passé et les récits collectifs sont racontés dans un espace/temps particulier et le témoignage de cette communauté sur son passé sert à le rendre omniprésent dans cette zone où elle est menacée. Conserver le passé sert aussi à maintenir présente la communauté, et les témoignages sont bien plus qu’un récit des violences. À ce sujet, Pierre Bourdieu282 met en garde contre « l’illusion biographique » ou le risque de recevoir de manière a-critique le récit héroïque de certains engagements. En effet, il invite à repenser les trajectoires biographiques des acteurs qui racontent un événement pour prendre en compte l’univers des possibles de ces derniers au moment où ce récit est raconté. Tout en étant conscients des précautions à prendre face à la réception de ces témoignages, cette réflexion nous permet de penser le rôle que jouent les organisations dans la production de ce qui est commun, et qui passe nécessairement par une reconstruction des différentes trajectoires individuelles. Cet exercice se réalise nécessairement a posteriori, et c’est d’ailleurs cette « illusion biographique » qui nous permet de faire la différence entre des processus organisationnels plus avancés que d’autres en termes de construction des revendications. « Dire que les reconstructions subjectives des raisons d’agir sont en partie redevables de contraintes objectives ne doit pas nous amener à les rejeter comme purs produits de « l’illusion biographique » » comme le signale Olivier Fillieule283

. En effet, pour produire des revendications communes, les récits individuels sont transposés au niveau de l’organisation, les dates et événements clés qui reviennent dans les témoignages donnent un sens à une trajectoire plus globale de cette communauté. L’histoire de la communauté est donc le résultat de cette tension individuelle/collective, que nous avons pu observer

282 BOURDIEU Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol 62, juin 1986, p 69-72.

dans la construction du collectif de La Madre, où les histoires individuelles sont discutées, mises en concurrence, mises en valeur ou non pour établir le collectif. Jean Claude Passeron s’est d’ailleurs penché sur cette tension entre d’un côté, le déterminisme de structures, où les individus sont indissociables et, de l’autre, la parole de l’individu, où chaque expérience particulière vaut en soi. Il en déduit deux manières de percevoir les récits biographiques et de les rendre pertinents pour la compréhension d’un fait social : soit en considérant que toute histoire personnelle doit d’abord être comprise au sein de structures objectives, soit que ces récits sont une traduction des interactions entre la structure et les trajectoires individuelles284. La deuxième orientation nous semble plus pertinente, puisque chaque récit particulier s’insère dans un contexte d’urgence pour ces communautés menacées (structure objective), mais ces récits individuels sont construits par les individus réunis en collectif (prise en compte des particularités individuelles). La cohérence collective est ainsi le résultat des interactions entre les aspects cognitifs et les exigences collectives dues au contexte. La communauté La Madre se servira de ces événements identifiés comme communs pour forger symboliquement un récit collectif, pour elle-même et pour les autres. Ces témoignages qui construisent le collectif sont autant de mécanismes sémiotiques qui permettent de redonner du sens, de dénoncer et de construire des revendications et par conséquent la mobilisation. En ce sens, ces témoignages décentrent le chercheur de « [...] la question de la vérité vers la question du (et des) pouvoir(s) – des pouvoirs de la parole en particulier »285.

L’ONG qui accompagne ces communautés perçoit très bien le pouvoir de cette parole. Le rôle de l’avocat est ici essentiel, puisqu’il utilise l’importance symbolique que revêt le témoignage pour la communauté pour en faire un argument juridique central dans la dénonciation. À partir de ce vécu commun, l’avocat fait naître la plainte et poussent les communautés à revendiquer leurs terres et leur situation de victimes en termes de droit 286

284 PASSERON Jean-Claude « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, 31 (1), janvier-mars 1990.

285 LE PAPE Marc, SIMEANT Johanna et VIDAL Claudine (dir.), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Ed La découverte, Coll Recherches, 2006, p 156.

286 Les avocats jouent un rôle important notamment lorsqu’ils utilisent leur profession pour représenter des minorités ou des populations défavorisées, et accompagnent leur usage du droit et leur accès à la justice. Ils contribuent ainsi à faire naître des revendications sociales en les formulant dans l’espace du droit. Nous aurons l’occasion au cours de ce travail de revenir sur le rôle incontournable de l’ONG CIJYP auprès des communautés afro-descendantes mais également sur celui des avocats et juristes des ONG colombiennes qui sont en contact

L’identité des organisations en permanente