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Un terrain fertile pour l’histoire et ses nouveaux héros

CHAPITRE I. Ce qu’on appelle « peinture d'histoire »

B. Un terrain fertile pour l’histoire et ses nouveaux héros

Un contexte favorable au développement des sujets historiques

L’impact de l’histoire nationale sur la peinture se constate, nous l’avons vu, dès le XVIIIe siècle. Vers 1780, la notion de « vérité » vient modifier la manière de voir le passé199. Le XIXe siècle accentue encore cette tendance, entretenue par les historiens qui œuvrent à la mise en place d’une histoire conçue comme une nouvelle discipline scientifique. De plus, dans son écriture par les historiens libéraux comme Augustin Thierry, François Guizot, Prosper de Barante elle revêt une dimension populaire et démocratique. Leur souci de donner à voir l’histoire des peuples, leurs mœurs et leurs usages a influencé des peintres comme Paul Delaroche qui mettent l’accent sur la « couleur locale » dans leurs œuvres. Les publications se multiplient, et les ouvrages illustrés par des gravures entretiennent une certaine image du passé, une vision narrative des grands événements et de leurs héros. Des auteurs comme Marie-Claude Chaudonneret ont pu observer l’influence de la littérature historique sur les artistes dès les années 1830, et cette tendance s’accentue au fil des années à mesure que les ouvrages se multiplient. L’histoire doit instruire les peuples, et les artistes se font le relais voire les acteurs d’une histoire par l’image.

Sous le Second Empire, l’intérêt pour ces questions se manifeste au niveau gouvernemental dans la politique d’éducation de la population. Il s’agit d’un des points phares

199 GUÉGAN Stéphane, « Peinture, histoire et politique : la révolution des années 1815-1830 », Revue de l’art,

du régime, qui cherche l’éveil du peuple grâce à une meilleure instruction200. L’importance de cette préoccupation est visible dans les missions confiées à Victor Duruy. Dès 1863, il est chargé par Napoléon III de développer l’instruction publique : dans ce but il rend en 1867 l’enseignement de l’histoire obligatoire dès le cours élémentaire201. Les réformes engagées après 1860 par le gouvernement permettent d’augmenter de 20 % le nombre de Français sachant lire202. Cet engouement en faveur de l’instruction et notamment de l’apprentissage de l’histoire était partagé par les contemporains, et Louis Auvray fait à ce sujet un commentaire enthousiaste dans la conclusion de son Salon de 1863 :

« Cet abandon des systèmes, naguère encore si vantés et à la mode, est d’un

heureux augure pour l’avenir de l’art, et l’indépendance signalée au Salon de 1863 nous paraît très favorable au retour de la grande peinture historique. Et par grande peinture historique nous entendons non-seulement les sujets grecs et romains, mais encore ceux de sainteté et surtout les faits de l’histoire contemporaine. Ce que M. Duruy, ministre de l’instruction publique vient de dire de l’éducation littéraire, historique et philosophique, nous le disons de l’éducation artistique : « Nous avons une éducation classique, ce qui est un bien ; mais nous n’avons pas une éducation nationale, ce qui est un mal ». Les artistes grecs et romains ont consacré leur talent à perpétuer les faits glorieux de leur histoire et les traits de leurs grands hommes, tandis que nous autres Français, nous affectons d’être impuissants à retracer les actes mémorables de nos annales, et, grâce à notre fausse éducation artistique, nous nous complaisons au rôle

d’imitateurs. »203

Le salonnier prône une meilleure éducation du peuple en général et des artistes en particulier, qui permettrait à « la grande peinture historique » de mieux s’épanouir. La réforme de l’École

200 « Le peuple, impressionnable, est une proie facile pour ses flatteurs. Il convient de le guider par le cœur, puis

de l’éveiller par l’instruction. À mesure que l’Empire se libéralise, que la presse politique retrouve une certaine vigueur, la nécessité d’éduquer le peuple progresse dans la thématique officielle », GLICKMAN Juliette, « Vœu

populaire et bien public (1852-1870) », in ANCEAU Éric, « Second Empire », Parlement[s], Revue d’histoire

politique, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 90.

201 PELLET Éric, « Chapitre premier, première leçon, aspects rhétoriques du discours des origines dans les

manuels d’histoire de la IIIe République », in PETITIER Paule (dir.), La question de l’origine chez les historiens

français du XIXe siècle, Littérature et nation, Université de Tours, n° 9, mars 1992, p. 111-151.

Pour une étude complète sur le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy, voir GESLOT Jean-Charles,

Victor Duruy, Historien et ministre (1811-1894), Villeneuve d'Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009.

202 NICOLAS Gilbert, Le grand débat de l'école au XIXe

siècle, les instituteurs du Second Empire, Paris, Belin,

2004, p. 6.

des beaux-arts de 1863, qui valorise l’enseignement de l’histoire à destination des artistes, va dans ce sens204.

Le développement de l’histoire et de l’instruction a entraîné la création d’œuvres inspirées de ces sujets, et où la vérité historique est devenue une nécessité. Elle passe par une reconstitution des événements historiques puisés dans les sources que les peintres mentionnent ensuite dans les livrets des Salons. La vérité archéologique, c'est-à-dire le décor et les costumes, est également indispensable, et les textes officiels vont dans ce sens. Le directeur des beaux-arts Frédéric de Mercey écrivait en 1856 un rapport à ce sujet au ministre Achille Fould, à propos de la nécessité de la restitution des événements contemporains, qui peut être entendu au sens large :

« Il appartient à l’art comme à l’histoire d’en consacrer le souvenir [des événements du régime] d’une manière éclatante. L’art, en effet, peut à l’aide des moyens dont il dispose, donner aux faits un caractère de réalité auquel le récit ne peut atteindre. La peinture historique peut seule conserver d’une manière précieuse et certaine l’image des personnages contemporains, nous les monter agissant, nous indiquer la disposition des lieux, la forme exacte des costumes, reproduire en un mot la physionomie de l’époque dont elle retrace les

événements. »205

Napoléon III lui-même avait écrit dans son Histoire de Jules César sur le caractère sacré de la vérité historique : « il faut que les faits soient reproduits avec une rigoureuse exactitude »206. En 1851, il avait aussi déclaré d’utilité publique la Société de l’histoire de France fondée en 1833 à l’initiative de François Guizot.

La démarche de vérité historique et archéologique est essentielle dans l’évolution de la peinture d'histoire vers la peinture à sujet historique, appuyée par l’intérêt pour l’histoire nationale qui remplace les sujets antiques. Sous le Second Empire, les peintres s’inscrivent dans cette quête de l’exactitude. Sur ce point toutefois, plusieurs attitudes se distinguent, et notamment un écart entre celui qui cherche à « reconstituer exactement » et celui qui veut « faire vrai ». En effet, si certains artistes – nous l’analysons dans la seconde partie de cette thèse – se conforment très fidèlement aux textes et aux traces existantes de la période choisie, d’autres prennent quelques libertés. Jean-Léon Gérôme, par exemple, fait preuve d’une

204

Cela passe par la création de chaires d’enseignement théorique comme les chaires d’histoire de l’art, d’histoire et d’archéologie, mais aussi par les tentatives de modernisation des sujets des concours. BONNET Alain, op. cit., p. 187 et 193.

205 AN, F21/487, rapport à son excellence le Ministre d’État, 1856. 206 NAPOLEON III, Histoire de Jules César, Paris, Plon, 1865, préface.

minutie extrême dans ses reconstitutions, mais une étude approfondie peut révéler certaines licences avec la vérité archéologique207. Paul Baudry, dans sa Charlotte Corday, ne respecte pas non plus à la lettre le texte de Michelet dont il se revendique. Évariste Luminais figure des Gaulois à partir de casques retrouvés lors de fouilles, mais les mêmes accessoires lui servent aussi pour ses représentations de Francs et de Mérovingiens. L’exactitude est assujettie à la volonté de « faire vrai », c'est-à-dire de rendre une image compréhensible pour le public, cohérente et puissante. Il s’agit de faire comprendre une époque grâce à ces peintures, d’en restituer le pittoresque, et la volonté d’instruire les foules en est indissociable. D’ailleurs, l’amélioration de la diffusion de l’information et la multiplication de ses supports impose aux artistes de se conformer dans les grandes lignes à la vérité historique : les représentations de propagande de Bonaparte, qui a pu être figuré sur un champ de bataille où il ne fut jamais présent, n’est plus vraiment possible en ce milieu du XIXe siècle208.

Les « grands hommes » comme nouveau référentiel

L’objet premier de la peinture d'histoire est la représentation du héros, c'est-à-dire d’un modèle de noble comportement à imiter et qui doit pouvoir servir d’appui moral à l’époque de la création de l’œuvre. L’ouvrage de Plutarque, les Vies parallèles des hommes illustres dans lequel il décrit les hauts faits des hommes politiques et des guerriers antiques, avait contribué à orienter la recherche de ces modèles dans l’Antiquité. Jusqu’au XVIIIe siècle, les modèles par excellence sont donc le héros antique et le souverain, sujets privilégiés de la peinture d'histoire.

Une mutation a lieu au XVIIIe siècle : l’affirmation d’une frange de la population – écrivains, poètes, philosophes, artistes, savants – dans le paysage politique et intellectuel de la France vient bouleverser les codes et concurrencer une primauté de pensée assurée par le pouvoir monarchique et l’Église. Thomas Gaehtgens a finement analysé le changement dont les représentants des Lumières sont à l’origine : l’homme illustre, héros et souverains au parcours exceptionnel jalonné d’exploits, est désormais concurrencé par la figure du grand

homme. Ce dernier atteint ce statut grâce au mérite et au talent, et à son impact sur la

207 Ce que fait Édouard Papet dans la notice n° 23 du catalogue d’exposition, COGEVAL Guy, SCOTT Allan,

VERGNETTE François de (dir.), Jean-Léon Gérôme… op. cit., p. 58-60.

208 Dans le catalogue d’exposition Napoléon, images de légende, Martine Sadion et Christian Amalvi montrent

que certaines représentations de l’Empereur (la Mort du maréchal Lannes, duc de Montebello par A-P Bourgeois, 1810, ou le Pont d’Arcole par Antoine-Jean Gros, 1801) adaptent la réalité des événements pour renforcer l’effet propagandiste. Martine Sadion a remarqué que les images d’Epinal qui reprennent la première œuvre vont chercher à rétablir la vérité historique. Cat. Exp., Napoléon, images de légende, musée de l'image (4 mai-14 septembre 2003), Epinal, 2003, articles p. 37 et suiv.

société209, ainsi que l’avait formulé Voltaire : « Vous savez que chez moi les grands hommes

vont les premiers, et les héros les derniers. J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé

dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros »210.

La commande (évoquée plus haut) par le comte d’Angiviller, directeur des Bâtiments du roi, révèle cette mutation : en 1774 il entame une série de commandes de « tableaux

d’histoire et de statues dont le sujet sera les grands hommes français »211. Cette politique est

en réalité à la fois très conservatrice, car ces personnages sont encore garants de l’exempla

virtutis, et leurs représentations sont prévues pour décorer le Louvre, en l’honneur du Prince,

pour consolider l’Ancien Régime, mais elles sont aussi modernes puisqu’elles figurent des personnages qui répondent à la définition voltairienne du grand homme212.

La place accordée à cette nouvelle catégorie de héros s’accroît pendant la Révolution française notamment grâce à la transformation de l’église Sainte-Geneviève en Panthéon. Le lieu est un sanctuaire commémoratif à la gloire non plus des héros mais des grands hommes, qui sont érigés en modèles moraux de vertus civiques213. La rupture entre les hommes illustres et les hommes exemplaires est consommée à la charnière du XIXe siècle, et ne fera que s’accentuer au fil des décennies suivantes. Louis-Philippe s’inscrit dans cette tendance lorsqu’il crée les Galeries historiques de Versailles, temple dédié à la commémoration des grandes figures historiques de la nation. Ce panthéon national des grands hommes varie en fonction des régimes politiques et des écrits des historiens, et selon les images qui en sont fixées par les artistes par le biais de gravures, peintures ou sculptures.

Sous le Second Empire, cette célébration des grands hommes est largement entretenue, d’autant plus fortement que les sujets antiques tendent à faire disparaître le traditionnel héros au profit de scènes élégantes (les figures de Vénus, Daphnis et Chloé, Hercule ou encore Léda sont très courantes). Le mouvement mémorialiste touche aussi la sculpture, et des monuments commémoratifs sont financés par souscription dans toute la France214. La représentation de

209 Pour plus de détails, voir GAEHTGENS Thomas W., « Du Parnasse au Panthéon : la représentation des

hommes illustres et des grands hommes dans la France du XVIIIe siècle », in GAEHTGENS Thomas W. et

WEDEKIND Gregor (dir.), Le culte des grands hommes 1750‐1850, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009, p. 135-172.

210 Œuvres complètes de Voltaire, correspondance générale, Paris, Furne, 1837, volume 11, tome 1, p. 161 211

Cité dans POULOT Dominique, « Les grands hommes au musée », in GAEHTGENS Thomas W. et WEDEKIND Gregor (dir.), op. cit., p. 118.

212 « Par sa commande des Hommes illustres, d’Angiviller transforma le langage mythologique en un langage

politique, voire national. Il établissait ainsi la base d’une propagande affirmant que le roi n’était pas seul à incarner ces vertus, mais que ses sujets, eux aussi, devaient s’inspirer de ces modèles ». GAEHTGENS Thomas

W., « Du Parnasse au Panthéon… », art. cit., p. 163-164.

213 GAEHTGENS Thomas W., WEDEKIND Gregor, « Le culte des grands hommes – du Panthéon au

Walhalla », in GAEHTGENS Thomas W. et WEDEKIND Gregor (dir.), op. cit., p. 1-12.

l’homme illustre se maintient toutefois dans les peintures de bataille où Napoléon III est héroïsé (par exemple dans les toiles d’Adolphe Yvon) : il est érigé en modèle par les exploits accomplis en tant que chef de guerre. Malgré tout, cette glorification reste ponctuelle, nous le verrons. En revanche, on voit se développer (surtout dans la première partie du règne) des mises en scène de l’Empereur au cœur d’action sociales, comme le sauvetage des inondés de Lyon215 : en cherchant à se faire voir au cœur d’entreprises bienfaitrices, Napoléon III s’érige volontairement en grand homme.

Grâce aux descriptions des historiens et aux représentations par les peintres, les personnages de l’histoire nationale viennent grossir les rangs des grands hommes. Entre 1860 et 1870, une cinquantaine de personnages historiques sont figurés dans les peintures à sujet historique, certains faisant l’objet de plusieurs toiles. Pour la plupart, les grands personnages de l’histoire de France sont vus comme des bienfaiteurs de la société, et à ce titre entrent dans la conception voltairienne. La peinture qui les figure sert donc à véhiculer une dimension historiciste, et non pas des valeurs morales : elle est un support pour dénoncer une idée, critiquer un événement historique, un comportement, ou au contraire propose des exemples à suivre. Toutes ces formes peuvent faire écho aux temps présents. L’impact sur le public est d’autant plus fort s’il parvient à s’identifier à ces personnages : figurés dans des actions historiques qui se sont réellement produites (contrairement aux scènes mythologiques), ils sont présentés dans toute leur humanité. Cette approche permet d’instaurer un rapprochement entre le peuple et eux. Ce mouvement en faveur d’une humanisation des grands personnages, héritée de l’époque romantique, est fondamental sous le Second Empire. Lorsque Napoléon III décide de commémorer les rois et reines d’Ancien Régime et jusqu’à Napoléon Bonaparte, il propose la mise en place d’un musée des souverains où sont exposés les objets intimes leur ayant appartenu. Il ne cherche donc pas du tout à les présenter comme des hommes illustres. De même, son intérêt pour César, qui se matérialise dans la publication de son ouvrage

Histoire de Jules César, et pour Vercingétorix (visible par la statue d’Aimé Millet érigée à

Alise-Sainte-Reine en 1865) ne lui sert pas de prétexte à l’expression d’incarnations de l’exemplum virtutis, mais bien plus à montrer des modèles de talents militaires.

L’approche de l’histoire nationale sous le Second Empire est conditionnée par la nouvelle vision des grands personnages qui est apparue à la fin du XVIIIe siècle. C’est l’homme au cœur de moments historiques qui intéresse les peintres autant que le public, ce dernier pouvant s’y identifier plus aisément qu’à un héros grec ou romain. Si la majorité des

215 Sur ce point, voir l’article de HUGUENAUD Karine, « Les représentations de Napoléon III, du portrait

figures du passé national présentes dans la peinture à sujet historique ne sont pas inédites, en revanche les scènes choisies sont très souvent nouvelles. D’autres personnages font leur apparition, comme Vercingétorix dont le culte débute avant la défaite de 1871, ou Marie- Antoinette qui n’est représentée que trois fois dans la première moitié du XIXe siècle pour 10 fois entre 1860 et 1870. Les grands hommes sous le Second Empire, au contraire de la monarchie de Juillet et surtout ensuite de la Troisième République, ne sont que rarement instrumentalisés par l’État. Ils sont l’émanation d’un contexte historique et social progressivement enraciné. Les peintres de sujet historique travaillaient donc avec liberté – relative, toutefois, étant soumis au marché de l’art – œuvrant individuellement à construire cet ensemble que forment les représentations de l’histoire.

III. Rôle de l’Académie et de la critique dans la définition de la peinture d'histoire