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Les frontières mobiles : la peinture militaire, un genre hybride

CHAPITRE II. La peinture de bataille : la dernière peinture d'histoire traditionnelle ?

A. Les frontières mobiles : la peinture militaire, un genre hybride

Traditionnellement centrées sur le chef d’État ou l’un de ses généraux, la peinture de bataille évolue au fil du XIXe siècle vers des représentations davantage circonstancielles, développant un épisode plus qu’une vue d’ensemble. Entre 1860 et 1870, les peintures de bataille qui entrent dans la définition de la peinture d'histoire sont donc protéiformes : certaines restent dans la tradition et héroïsent le souverain, comme celles d’Adolphe Yvon ; d’autres représentent l’ « idée de guerre », où le héros devient le peuple et la patrie. Il faut ajouter à cela une autre catégorie, qui accorde une place centrale au soldat : la peinture militaire. À la fin du XIXe siècle, ce genre triomphe et remplace la peinture de bataille, et « de pompeuse,

d’officielle, [devient] familière, anecdotique, après avoir été au commencement de ce siècle

épique et épisodique »123, pour citer Arsène Alexandre.

Dans la première moitié du siècle, la peinture de la vie des soldats n’est pas encore reconnue. La hiérarchie des genres empêchait pas alors que ces sujets populaires soient développés en grand format au Salon124 ; aussi seuls quelques artistes proposent des œuvres de ce type, parmi lesquels Horace Vernet. Léon Lagrange considérait même que Vernet avait « mis le réalisme militaire à la mode »125. Louis-François Lejeune avait également su se distinguer des peintres de bataille traditionnels en donnant une plus grande place aux soldats. Les substituer aux chefs habituellement visibles au premier plan permet ainsi de jouer sur « l’effet de réel »126. La présence du soldat sert donc, dès le début du XIXe siècle, à intégrer des touches de réalisme dans la représentation d’une bataille.

Marginale au début du siècle, officiellement reconnue sous la Troisième République, la peinture militaire se situe sous le Second Empire à un moment charnière. Son essor peut être situé autour de 1860, et il est la conséquence de plusieurs contextes, qui sont pour partie les mêmes que ceux qui font évoluer la peinture d'histoire vers la peinture à sujet historique. D’une part, la recherche d’un réalisme accru, qui prend de l’ampleur sous le régime de

123 ALEXANDRE Arsène, op. cit., p. 6. 124

« [À l’époque d’Horace Vernet] la place de la peinture d'histoire dans la hiérarchie des genres interdit

encore qu’un peintre expose au Salon des tableaux importants sur la vie quotidienne des soldats », ROBICHON

François, op. cit., 1998, p. 9.

125 LAGRANGE Léon, « Salon de 1861 », Gazette des beaux-arts, p. 322. 126 O’BRIEN David, op. cit., p. 58.

Napoléon III, est une caractéristique des représentations des campagnes du Second Empire127. Le réalisme l’emporte progressivement sur une forme d’académisme de la bataille chez plusieurs artistes dont les carrières débutent précisément vers 1860128. Ils incarnent les débuts de la « jeune école » décrite par Eugène Montrosier en 1878 129 : ce sont principalement Alphonse de Neuville, Édouard Detaille, Eugène Bellangé (qui suit les traces de son père), et Guillaume Regamey. Leur orientation picturale dans le genre militaire se confirme après la guerre de 1870, mais elle débute en réalité sous le Second Empire. Un tournant a lieu au Salon de 1859, qui est marqué par le succès du genre militaire : « Ce Salon est aussi un

tournant dans la conception du tableau de batailles et de la peinture d’histoire contemporaine. Une exigence de réalisme voit le jour et bouleverse les conventions

habituelles »130. En s’imposant progressivement entre 1850 et 1860, la photographie joue

également un rôle majeur131. Conçue comme un « témoin irréfutable »132, elle permet de réaliser des reportages sur les lieux des batailles : la reine Victoria envoie ainsi Roger Fenton dès 1855 en Crimée133, et le succès de son expédition incite Napoléon III à faire de même. Il dépêche alors Jean-Charles Langlois, un photographe qui, tout comme Fenton, a été initialement formé à la peinture d'histoire134. Leur qualité de peintres d’histoire oriente leurs intentions : l’Anglais aurait souhaité contribuer à édifier le spectateur en fixant l’image de qualités intemporelles, comme la fraternité, le dévouement à la patrie et la grandeur d’un chef de guerre135. De plus, ces prises de vue constituaient un support fort utile pour les peintres chargés de représenter les batailles, en ce qu’elle leur donnait la possibilité de renforcer le

127

« Le renouveau du genre militaire avec les campagnes de Crimée, d’Italie ou du Mexique est marqué par une

recherche accrue de fidélité à l’événement », DELAPLANCHE Jérôme, SANSON Axel, op. cit., p. 175.

128 « Dès la fin des années 1860, les esprits changent et veulent une représentation moins académique, plus

exacte. Aussi, cette nouvelle génération cherche-t-elle à renouveler le genre qui a prévalu jusqu’alors »,

ORTHOLAN Henri, art. cit., p. 206.

129 « Les peintres militaires de la jeune école actuelle ne se réclament ni de l’épopée, ni de la légende, ni de la

convention officielle. Ils font la guerre en peinture telle qu’ils l’ont vue, telle qu’ils l’ont suivie peut-être, sur le terrain », MONTROSIER Eugène, « La peinture militaire en 1878 », L’Art, vol. XIV, 1878, repris dans Les peintres militaires, Paris, Launette Éditeur, 1881.

130

ROBICHON François, op. cit., 2010, p. 22.

131 L’importance de la date de 1859 pour la reconnaissance de la photographie est analysée dans l’article

suivant : ROUBERT Paul-Louis, « 1859, exposer la photographie », Études photographiques, 8 | Novembre 2000, [En ligne], mis en ligne le 08 février 2005. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/223. Consulté le 19 décembre 2014.

132 MORAND Sylvain, La Mémoire oubliée, du daguerréotype au collodion, cat. exp., Musées de Strasbourg,

1981, n. p.

133

BALDWIN Gordon, DANIEL Malcolm, GREENOUGH Sarah, All the mighty world, The photographs of

Roger Fenton, 1852-1860, Yale University Press, 2004, p. 21.

134 Voir ROBICHON François, ROUILLÉ André, Jean-Charles Langlois, La photographie, la peinture, la

guerre, correspondance inédite de Crimée (1855-1856), Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1992.

réalisme de leurs toiles136. Cette méthode de travail se démocratise après 1860137. La présence des photographes sur les lieux des conflits va lentement induire un autre changement : l’instantané n’étant pas encore maîtrisé (il faut attendre 1887), le temps de pose durait plusieurs secondes, rendant de ce fait impossible toute prise de vue des batailles. Les photographes se limitaient donc aux champs de bataille après les affrontements, à la vie du camp, aux soldats dans leur quotidien. Les peintres vont progressivement s’imprégner de ces scènes marginales et porter sur elles un regard intéressé138.

En parallèle, l’influence de la peinture de genre qui s’exerce sur la peinture d'histoire en général touche également – et logiquement – la peinture de bataille. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, un art se voulant plus démocratique, plus accessible à tous les types de publics fait son apparition avec la peinture de genre139. Cette démarche touche également la peinture de bataille, et modifie la manière de mettre l’armée en valeur. Certaines toiles sont à la charnière : c’est le cas de Napoléon III à la bataille de Solferino d’Ernest Meissonier, toile que nous avons précédemment analysée comme une peinture de bataille officielle réalisée toutefois avec les caractéristiques de la peinture de genre. Cette œuvre est exemplaire des mutations de la peinture d'histoire, dont les critères se distendent sous le Second Empire. Elle montre également que cette mutation touche même la peinture de bataille, un des derniers terrains de la peinture d'histoire traditionnelle. Les réalisations de ce type brouillent les catégories et révèlent le développement d’une tendance à représenter, dès le début des années 1860, les marges de la bataille.

Les vues d’ensemble des batailles sont progressivement abandonnées en faveur d’épisodes et de scènes de mêlées. Ce décentrement se poursuit sous le pinceau de certains artistes qui se penchent sur la vie quotidienne des soldats. Les sujets militaires

136

Le peintre Antoine Rivoulon, notamment, s’est servi de photographies pour la réalisation de sa toile Bataille

de la Tchernaïa (Crimée) ; épisode du pont de Tracktir, le 16 août 1855 (1861, Beaune, musée des beaux-arts et

musée Marey ; Paris, Salon de 1861, n° 2700). Information confiée par Thierry Zimmer, en attente de publication.

137 « Au cours des années 1860, le recours à la photographie comme outil de base dans la construction d’images

peintes fit de plus en plus d’adeptes ». WEISBERG Gabriel, L'illusion de la réalité, peinture, photographie,

théâtre et cinéma naturalistes, 1875-1918, Bruxelles, Fonds Mercator, 2011, p. 31.

138 « Avec la photographie, la guerre cesse d’être le grand sujet héroïque qu’elle avait été en peinture jusqu’à

l’époque romantique, la technique ne permettant pas alors d’opérer sur le champ de bataille », HEILBRUN

Françoise, Vers le reportage, La photographie au musée d’Orsay, Milan, Cinq Continents éditions, 2007, p. 10. Hélène Puiseux a analysé que les croquis réalisés dans le cadre de reportage pour la presse (comme ceux d’Henri Durand-Brager pour l’Illustration) jouent ce même rôle : « Les reportages illustrés transforment la notion de

guerre : avant eux, elle n’était que bataille ; avec eux, elle est autant vie quotidienne que bataille », PUISEUX

Hélène, op. cit., p. 70

139 « La démocratisation du monde des arts conduit en effet à un élargissement du public, d’où la baisse de

niveau intellectuel souvent relevée par la critique, et ainsi à un accueil plus favorable aux peintures de genre. »

n’appartiennent pas pour autant à la peinture de genre, en raison de la présence de l’uniforme. Parce qu’elle gomme l’individu, la tenue militaire transforme l’homme en soldat dont l’existence est vouée à la défense de la nation. Celui-ci incarne donc une forme de personnification du patriotisme, et à ce titre il tient lieu de modèle de comportement. C’est ce que traduit le passage du héros identifié à des héros anonymes, dans une intention que Jérôme Delaplanche a pu qualifier d’ « humaniste »140. Pour John Lynn, cette évolution a une double origine : la place nouvelle que la Révolution française accorde à l’individu citoyen, et le « romantisme militaire »141 qui prend en considération le peuple plus que les chefs d’État. Cette évolution, qui triomphe sous la Troisième République, apparaît sous le Second Empire où les limites entre genres militaire et de bataille deviennent floues, ce que Pierre Sérié a qualifié dans sa thèse de phénomène des « frontières mobiles »142.

Les dimensions des œuvres de la peinture militaire sont éloquentes : seule une poignée présente des formats dont la hauteur et la largeur sont inférieures à un mètre. La taille des toiles reste donc considérable, même pour des scènes militaires. La critique juge parfois sévèrement ces formats, restant dans l’idée que les grandes dimensions conviennent à des peintures d’histoire plus classiques : ainsi, Augustin-Joseph du Pays, à propos de Un épisode

de la bataille de Solférino d’Armand-Dumaresq (H. 325 ; L. 580 cm, Salon de 1861,

Versailles, musée du château), loue la qualité du pinceau mais critique les dimensions en regard de l’épisode choisi143.

Les prix d’achats des œuvres à sujet militaire restent également dans des montants élevés, pour les commandes comme pour les achats directs. Les sommes s’échelonnent entre 1500 francs et 10 000 francs (pour la toile d’Édouard Detaille, Le repos pendant la

manœuvre ; camp de Saint-Maur, en 1868, Paris, Salon de 1869, n° 743, non localisée144),

pour une moyenne de 3700 francs environ. La peinture militaire reste donc dans des caractéristiques similaires à celles de la peinture d’histoire traditionnelle entre 1860 et 1870, alors même qu’elle s’en éloigne progressivement.

140 DELAPLANCHE Jérôme, SANSON Axel, op. cit., p. 4. 141

LYNN John, De la guerre, une histoire du combat des origines à nos jours, Paris, Taillandier, 2006 (2003), p. 272.

142 Pierre Sérié l’explique ainsi : « Le second Empire un peu, la troisième République beaucoup, correspondent à

l’émergence d’une peinture militaire émancipée des règles de la peinture d’histoire (« style », grand format). »

(SÉRIÉ Pierre, La peinture d'histoire en France (1867-1900), thèse de doctorat sous la direction de Bruno Foucart, université Paris IV, vol. 1, 2008, p. 89-90). L’intitulé « frontières mobiles » est remplacé dans la version publiée de cette thèse par la formule suivante, qui ne dit pas autre chose : « Recentrage et élargissement du champ de la peinture d'histoire » (SÉRIÉ Pierre, op. cit., 2014, p. 75).

143

DU PAYS Augustin-Joseph, « Salon de 1861, revue générale, tableaux de batailles », L’Illustration, tome XXXVII, janv.-juin 1861, p. 296.

144 ROBICHON François, Édouard Detaille, un siècle de gloire militaire, Giovanangeli éditeur, Paris, 2007,

Les formats et les prix restent ceux de la peinture d'histoire classique, et le but de ces toiles est toujours la représentation d’un acte vertueux accompli par des personnages héroïques qui incarnent l’exemplum virtutis. Dans la peinture militaire, le héros a certes changé (de l’antique au moderne, du simple au multiple, de l’individu à l’armée) mais les codes de la peinture d'histoire sont toujours respectés. Les sujets sont porteurs des idées de valorisation du sacrifice individuel, de poésie de la guerre et de vérité par le quotidien145.