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L’exigence du grand format : la tradition de la peinture épique

CHAPITRE II. La peinture de bataille : la dernière peinture d'histoire traditionnelle ?

C. L’exigence du grand format : la tradition de la peinture épique

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la question des dimensions de la peinture d'histoire est essentielle et elle se pose également à propos de la peinture de bataille. Les œuvres de ce genre restent ancrées dans une tradition qui exige le grand format, et les toiles réalisées entre 1860 et 1870 ne dérogent pas à cette règle. En effet, sur les 90 toiles dont les dimensions nous sont connues, celles qui mesurent entre 2 et 3 mètres correspondent à 32 % du total pour la hauteur, et 46 % pour la longueur48. Plus significatif encore, la majorité des œuvres a une longueur supérieure à 3 mètres, allant jusqu’à 5,80 mètres pour l’Épisode de la

bataille de Solférino par Armand-Dumaresq (1860 ; Paris, Salon de 1861, n° 83 ; Versailles,

musée du château), 7,50 mètres pour le Magenta (4 juin 1859) (Paris, Salon de 1863, n° 1904 ; Versailles, musée national du Château) peint par Adolphe Yvon qui va même jusqu’à présenter une toile de 9 mètres de long, Bataille de Solférino, 24 juin 1859 (Paris, Salon de 1861, n° 3132 ; Versailles, musée national du Château).

De telles dimensions s’expliquent par le fait que la peinture de bataille est une peinture d’État. Celui-ci est le commanditaire et acquéreur principal, et les artistes ne sont pas contraints de réduire le format de leurs œuvres pour l’adapter à des acquéreurs privés aux intérieurs modestes. La question des prix intervient également : le temps de travail et les frais engendrés par la réalisation d’œuvres de telles dimensions impliquent un coût supérieur à la

moyenne : les prix des peintures de bataille (connus pour 36 toiles) sont compris entre 1200 et 25 000 francs, pour une moyenne de 6000 francs environ. Le montant relativement élevé peut en partie s’expliquer, au-delà de questions de grand format, par la nécessité pour les artistes de se rendre sur les lieux des événements : les frais de déplacement étaient inclus dans le prix d’achat de l’œuvre. En réalité, ces frais ne constituaient qu’une petite part de la somme totale, à en juger par l’exemple de la commande passée à Jean-Adolphe Beaucé pour la Prise du fort

de San-Xavier, devant Puebla, le 29 mars 1863 (Paris, Salon de 1867, n° 84 ; Versailles,

musée national du Château). L’artiste reçoit 15 000 francs pour son travail, et un document nous indique que le montant des dépenses pour le voyage de retour depuis le Mexique s’élève à 259,03 francs49. On peut donc estimer à 520 francs le prix pour l’aller-retour, auxquels il faut ajouter les frais du séjour sur place. Les dépenses n’atteignaient certainement pas les mêmes sommes suivant les circonstances et les destinations : Théodore Gudin, chargé d’une mission à Tanger, effectue le trajet qui lui coûtera 482,56 francs50. Dans tous les cas, ces frais ne représentent qu’une faible part du prix de vente des toiles, ce qui confirme que la peinture de bataille se vendait au prix fort. La majorité des œuvres de ce genre ne pouvaient donc en réalité être acquises que par le gouvernement. Les artistes, bien au fait de ces mécanismes mercantiles, sollicitaient l’achat de leurs œuvres en mettant en avant que, tant en raison du sujet que par les dimensions, elles ont leur place dans les collections d’État. C’est notamment le cas d’Armand-Dumaresq, qui insiste par courrier en 1866 pour que sa Charge de

cuirassiers à Eylau (Paris, Salon de 1866, n° 38) soit acquise par l’État : « Le tableau représentant une charge de cuirassiers à Eylau, que j’ai exposé, me paraît par sa dimension et la nature du sujet qu’il représente de nature à ne pouvoir être placé que dans un des

musées de l’État »51. De même, Alexandre Protais engage les mêmes démarches auprès du

ministère des beaux-arts à la suite de l’exposition au Salon du tableau Les zouaves et les

grenadiers de la brigade du général Clerc sur la route de Magenta (Campagne d'Italie)

(Paris, Salon de 1861, n° 2615) : « [Le tableau de la Bataille de Magenta] est fait dans des

conditions telles qu’il ne peut être acheté que par le gouvernement »52. Aucun des deux

49 Montant nécessaire au règlement des frais de nourriture et de passage de Beaucé à bord du bateau le Rhône,

voyage de Vera-Cruz à Brest, le 12 octobre 1865. AN, F21/117.

50

Lettre du ministre secrétaire d’État de la Marine et des Colonies au ministre de la Maison de l’Empereur et des beaux-arts, 7 juin 1866, dans le dossier Beaucé, n° 26, AN, F21/117.

51 L’achat fut malgré tout refusé. Courrier du 26 mai 1866, AN, F21/136.

52 Lettre d’Alexandre Protais du 7 juillet 1861, conservée dans le dossier concernant la toile Des soldats français

n’obtiendra gain de cause bien que les œuvres aient été conçues, par leurs sujets et dimensions, dans le but d’une acquisition par l’État53.

Le grand format était rendu nécessaire par le destinataire des œuvres, mais aussi par la complexité de compositions qui impliquent un grand nombre de personnages. Plus encore, il est imposé par la tradition d’un genre qui conserve des codes classiques. La critique d’art encourage le maintien du grand format dans la peinture de bataille, tout comme pour la peinture à sujet historique. Augustin-Joseph Du Pays, dans son Salon de 1861, associe la grandeur d’une toile avec les scènes qu’il qualifie d’ « épiques ». À l’inverse, il blâme les grandes toiles dont le sujet ne l’est pas, comme l’Épisode de la bataille de Solférino d’Armand-Dumaresq (1860 ; Paris, Salon de 1861, n° 83 ; Versailles, musée national du Château) : « M. Armand Dumaresq a peint, avec une grande franchise de pinceau, une

embuscade de soldats couchés à terre et s’apprêtant à tirer sur une colonne d’artillerie autrichienne. La nature de cet Épisode de la bataille de Solférino n’appelait pas d’aussi

grandes dimensions que celles adoptées par l’artiste »54.

Cependant, malgré les dimensions importantes des peintures de bataille entre 1860 et 1870, les critiques déplorent la réduction des formats, de la même manière que pour la peinture d’histoire en général. C’est ce que reproche Castagnary à l’occasion du Salon de 1866 : « Ce salon d’honneur, du reste, semble singulièrement modifié, et je ne sais s’il

conviendrait maintenant de l’appeler le salon officiel. C’est à peine si l’on y aperçoit

quelques batailles, et encore sont-elles de dimension ordinaire »55. Cela peut s’expliquer par

la fréquence des Salons qui imposent de produire davantage d’œuvres et plus rapidement, ainsi que par le marché de l’art : si les toiles ne sont pas acquises par l’État, les peintres doivent s’adapter à la demande du client bourgeois. De surcroît, l’impact de la peinture de genre se fait sentir. L’œuvre susmentionnée d’Ernest Meissonier vient officialiser la diminution des formats : son Napoléon III à la bataille de Solférino, présenté au Salon de 1864 puis à l’Exposition universelle de 1867, est une commande que le gouvernement a passée à un artiste qui était alors spécialisé dans la peinture de genre. Il réalise une toile aux dimensions extrêmement réduites (H. 43 ; L. 76 cm), qui lui vaut pourtant la somme de 25 000 francs, sans compter les 26 000 francs accordés pour ses déplacements avec l’état-

53

En revanche, Protais reçoit l’année suivante la commande de la toile Des soldats français revenant de la

tranchée (1862, Marseille, musée des beaux-arts).

54 DU PAYS Augustin-Joseph, « Salon de 1861, revue générale, tableaux de batailles », L’Illustration, tome

XXXVII, janv.-juin 1861, p. 297.

major56. La réaction de Théophile Thoré à ce propos est mitigée. Dans son Salon de 1864, il s’étonne que l’État ait choisi Meissonier pour une telle commande : « Où en sommes-nous de

la peinture historique et dramatique, pour que les maîtres de la société française, voulant illustrer les souvenirs de leur dynastie et en perpétuer les images devant l’avenir, choisissent,

comme interprète, le plus délicat des miniaturistes »57. Puis, dans son Salon de 1865, il écrit

que Meissonier est un peintre de bataille mais qui ne parvient pas à donner de caractère héroïque à ses œuvres : « L’Empire manque de peintres de bataille et il n’a pas eu de chance

avec les tristes machines de M. Yvon. Meissonier, oui, voilà un peintre de bataille ! Mais des

héros gros comme des fourmis, ce n’est guère homérique »58. Le format de la peinture de

bataille détermine son appartenance à l’épopée, et la diminution progressive des dimensions nuit au genre tout entier. Mais malgré ce qu’en disent les critiques, les œuvres restent majoritairement dans des tailles considérables : 32 % d’entre elles ont une hauteur inférieure à un mètre, et 18 % ont une largeur inférieure à un mètre (voir annexe 12). Aussi, du point de vue des scènes figurées et des dimensions, la question de l’appartenance de la peinture de bataille à la peinture d'histoire ne semble pas réellement se poser. On peut même avancer, à la suite d’Henri Loyrette, qu’elle est une des dernières manifestations du Grand Genre59.

56 VOTTERO Michaël, op. cit., p. 329-330. Constance Cain Hungerford parle d’un montant de seulement dix

mille francs accordé à Meissonier pour les frais. HUNGERFORD Constance Cain, « ‟Les choses importantes”, Meissonier et la peinture d'histoire », in Cat. exp. Meissonier…Op. cit., 1993, p. 168.

57

THORÉ Théophile, op. cit., p. 45-46.

58 Idem, p. 178.

59 « Le domaine étroit [de la peinture militaire et de bataille] se révélait l’une des ultimes perpétuations du grand

II. La peinture de bataille et son indispensable exactitude : de l’entrave à la contribution à une peinture d'histoire « vraie »

Nous avons vu que les principaux critères de la peinture de bataille permettent de la considérer comme une forme de peinture d'histoire traditionnelle, et comme une de ses dernières manifestations. Toutefois, elle reste un genre distinct notamment en raison de la contemporanéité presque systématique des sujets représentés. L’actualité des sujets et les pressions inévitables exercées par le commanditaire (l’État) qui impose ses critères, contraignent le peintre de bataille à se conformer la réalité de l’événement qu’il doit représenter. Aussi, si l’artiste respecte la réalité matérielle (les faits et les personnes), par son expérience personnelle ou par des récits fidèles lui servant de sources, il peut ainsi produire une toile qui transcrit une bataille avec vérité, c'est-à-dire en conformité avec la réalité. La recherche de vérité passe par une reproduction exacte des événements, et nous verrons que cela peut conduire également à tenter de restituer une bataille vraie, et ce que signifie la guerre.