• Aucun résultat trouvé

La peinture de bataille sous le Second Empire : l’héritage de la tradition

CHAPITRE II. La peinture de bataille : la dernière peinture d'histoire traditionnelle ?

A. La peinture de bataille sous le Second Empire : l’héritage de la tradition

Situation du Second Empire dans l’histoire de la peinture de bataille

La période comprise entre 1860 et 1870 est marquée par un grand nombre de créations dans le genre de la peinture de bataille1, à tel point qu’elles constituent les principales représentations du règne2. Les conflits qui jalonnent le régime de Napoléon III offrent aux artistes de nombreux sujets martiaux : entre 1854 et 1856 se déroule la campagne de Crimée, au cours de laquelle la France, alliée à l’Angleterre, soutient la Turquie contre la Russie ; en 1859-1860,

1

ORTHOLAN Henri, « La représentation de l’armée du Second Empire par la peinture », Cahiers de la

Méditerranée, n° 83, 2011, p. 201-206.

2 HUGUENAUD Karine, « Les représentations de Napoléon III, du portrait officiel à la caricature », in MILZA

la France s’associe au Piémont contre l’Autriche (guerre d’Italie) ; de 1861 à 1867, la France s’implique dans la guerre du Mexique. Les guerres coloniales fournissent également matière à représentations : en Chine (1857-1860), en Cochinchine (1858-1862), en Syrie (1860-1861). Le nombre de peintures de bataille et militaire recensées (environ 36 % du total, voir annexe 13) est révélateur de l’importance de ce genre sous le Second Empire. Ce type de créations est intrinsèquement lié au gouvernement, ce qui donne aux peintures de bataille une importance supplémentaire : qu’elles soient destinées au musée du Château de Versailles ou simplement présentées dans le Salon Carré réservé aux œuvres officielles, une place de choix leur était attribuée. Se spécialiser dans ce genre présentait ainsi des avantages notoires.

La guerre de Crimée et la guerre d’Italie sont parmi les conflits les plus représentés. La première a fait l’objet de nombreuses toiles réalisées avant 1860 (39 toiles présentées aux Salons de 1852, 1853, 1857 et 1859)3, mais on dénombre encore 19 œuvres peintes après cette date. Cela s’explique par le délai de réalisation, souvent long en raison des formats considérables qui impliquent un travail sur plusieurs années4. La guerre d’Italie est illustrée par 62 toiles (seules 4 toiles sont présentées aux Salons avant 1860), et essentiellement par ses deux batailles principales, Solférino et Magenta (23 occurrences pour chacune). La guerre du Mexique, dans laquelle la France était moins investie et qui s’achève à la fin du Second Empire (1867), fait l’objet de 11 toiles, dont 8 figurent les expéditions en Orient et sont principalement des marines réalisées par Henri Durand-Brager. Les interventions en Syrie sont le sujet de 6 peintures de bataille seulement, mais les conflits furent moins importants ; on recense en revanche un bon nombre de représentations (31) qui mettent en scène les débarquements militaires et les accords passés avec la population sur place5.

Parmi toutes ces œuvres, plusieurs catégories se dégagent : les peintures de batailles, qui correspondent au critères traditionnels de la peinture d'histoire ; les peintures d’histoire militaire, qui sont des peintures de bataille où l’influence de la peinture de genre se fait sentir par le choix de scènes annexes ; les représentations du faste martial, dont il sera question dans la troisième partie de la thèse6 ; les batailles navales, sous-catégorie de la peinture de bataille7.

3 Voir annexe 8, recensement des peintures d’histoire présentées au Salon entre 1852 et 1860. 4

Nous évaluons à deux ans au moins le délai entre la commande et la livraison de l’œuvre, qui correspond généralement à sa présentation au Salon.

5 Par exemple Jean-Adolphe Beaucé, Le débarquement des troupes françaises en Syrie, Beyrouth, le 16 août

1860 (1862, Versailles, Musée national du château ; Paris, Salon de 1863, n° 100).

6

Bien que certains événements puissent paraître très secondaires, ils acquièrent, par leur représentation sur des toiles de grands formats, un statut plus élevé qui correspond au faste martial. Cela inclut les représentations d’événements militaires majeurs de type débarquements, visites officielles. Nous l’aborderons dans le chapitre relatif à la question de l’instrumentalisation de la peinture par l’État (partie III, chapitre I).

Ces différentes catégories sont le résultat de l’évolution du genre de la peinture de bataille à travers le temps, dont l’histoire est bien antérieure à la classification des genres par l’Académie au XVIIe siècle. À la Renaissance, la peinture de bataille reste encore assez rare et elle est surtout le fait de deux peintres, Paolo Ucello et Piero della Francesca8. Les œuvres de ces deux artistes portent en germe les principales caractéristiques de la peinture de bataille, qui se pérennisent : la volonté d’exalter le chef militaire au cœur d’un événement historique, et l’attention portée à la vérité des actions, des décors et des costumes. À l’époque moderne, les batailles représentées sont empruntées à l’Antiquité ou à la Bible, mais aussi aux événements contemporains. Dans ce dernier cas, les œuvres sont chargées d’une fonction de propagande : elles mettent en valeur la puissance du monarque. L’exigence d’exactitude est déjà forte, et les peintres se documentent et se rendent sur les lieux des conflits afin de restituer un témoignage fiable9.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les peintres poursuivent dans cette veine, mais se singularisent par des démarches nouvelles. Certains se spécialisent dans le genre de la peinture de bataille, contribuant ainsi à la propagande du pouvoir10. D’autres pratiquent une peinture de bataille réaliste et technique, où prime le souci de la description topographique et où le paysage prend, dans ce cas-là, une grande importance11. D’autres encore abordent les batailles comme un sujet ponctuel, une peinture d'histoire comme une autre. D’autres enfin s’intéressent plutôt au choc et au mouvement des combats sans donner de précisions sur l’événement : ils s’inscrivent dans la « veine expressive »12.

Un basculement s’effectue autour de 1800, en lien avec les conflits révolutionnaires et napoléoniens. Des artistes tels que Louis-François Lejeune, Nicolas-Toussaint Charlet ou Denis-Auguste-Marie Raffet mettent désormais aussi l’accent sur les soldats, ce qui leur permet de présenter le peuple comme défenseur de la nation13. Puis, sous l’Empire, la bataille est perçue comme un événement fondateur de l’identité nationale, et sa représentation contribue à la diffusion de cette idée. Les peintres de bataille comme Antoine-Jean Gros

8

DELAPLANCHE Jérôme, SANSON Axel, Peindre la guerre, éditions Nicolas Chaudun, 2009, p. 10.

9 Ainsi de Jan Corneliz Vermeyen (1500-1559) : « C’est le premier cas documenté d’un artiste accompagnant

un prince au cours d’une campagne militaire afin d’en commémorer le souvenir ». Idem, p. 49.

10

Certains peintres pouvaient même obtenir le titre de peintre breveté de la Guerre. Sur ce point, voir BRULLER Isabelle, « Des artistes au service de professionnels : l’art et l’art de la guerre, genèse d’une collection 1744- 1805 », in Coll., L’art de la guerre, la vision des peintres aux XVIIe et XVIIIe siècles, actes du séminaire de 1997,

École militaire, Centre d'études d'histoire de la défense, Paris, 1998, p. 37-46

11

Les prémisses de la peinture topographique sont à trouver chez Adam-Frans Van der Meulen. BENOÎT Jérémie, « Peindre la bataille », in GERVEREAU Laurent, CONSTANS Claire, Le Musée révélé, l’histoire de

France au château de Versailles, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 127.

12 DELAPLANCHE Jérôme, SANSON Axel, op. cit., p. 97.

cherchent à allier l’exactitude, l’expression des passions par le mouvement, et l’idéalisation des héros des champs de bataille. Les œuvres figurent principalement Bonaparte qui se rendait en personne sur les lieux des conflits, et ses chefs de guerre. Sous l’influence du romantisme, leur composition et leur traitement pictural ont pour effet de dramatiser la scène et de valoriser le héros moderne. Dans la toile d’Antoine-Jean Gros, la Bataille d’Aboukir (1806, Versailles, musée national du Château), le général Murat est présenté au premier plan et occulte le reste de la bataille : le véritable sujet est moins le grand combat d’Aboukir que le Général héroïsé.

Au contraire de ces peintures de bataille traditionnelles, le sous-genre de la « peinture topographique narrative » regroupe des œuvres dont les critères sont principalement la narration et l’exactitude. Apparu au début du XIXe siècle, ce genre consiste à représenter en grand format les principales phases d’une bataille, et à la réinsérer dans son contexte géographique qui apporte une touche pittoresque. L’héroïsation passe au second plan derrière la vérité des actions. La monarchie de Juillet est marquée par une synthèse de ces deux types de représentations, dont Horace Vernet sera un des principaux acteurs : les peintures de bataille commandées par Louis-Philippe pour le musée du château de Versailles se caractérisent par les deux soucis d’exactitude et de glorification14.

Après la guerre de 1870, l’attention portée sur le peuple, ce que Jérémie Benoît appelle la « poussée démocratique »15, entraîne le développement du genre de la peinture militaire. Dans cette catégorie située entre peinture de bataille et peinture de genre dont les principaux représentants sont Édouard Detaille et Alphonse de Neuville, les peintres s’intéressent moins aux grandes batailles qu’au soldat lui-même, montré au combat ou dans sa vie quotidienne au camp. Si le changement est effectif après 1870, les prémisses s’en ressentent dès la révolution de 1848. Les mutations sociales qui se poursuivent durant le Second Empire, en parallèle de l’épanouissement de la peinture de genre, ont pour effet la multiplication des œuvres qui représentent les soldats comme incarnation de la nation, mais aussi comme simples individus. Ce genre de la peinture militaire est déjà bien présent entre 1860 et 1870.

L’histoire de la peinture de bataille montre que cette dernière s’est construite suivant deux exigences : la glorification et l’exactitude. L’une prend parfois le pas sur l’autre, les deux se scindent aussi ponctuellement en deux genres distincts, mais ce double objectif constitue le leitmotiv de la représentation des batailles jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le

14 DELPORTE Christian, « Louis-Philippe réinvente l’Histoire de France », in GERVEREAU Laurent,

CONSTANS Claire, op. cit., p. 31.

Second Empire est en effet une période charnière. D’un côté il s’inscrit dans la tradition séculaire, et pérennise l’expression de l’exactitude et de la glorification qui caractérisent la monarchie de Juillet. De l’autre, il contribue à l’évolution du genre vers les formules développées sous la Troisième République, la peinture militaire, dont les prémisses sont visibles dès le règne de Napoléon III. Ainsi, le Second Empire est une période où sont initiées de nouvelles approches, et il est aussi un moment – peut-être le dernier – où les derniers feux d’une peinture d’histoire traditionnelle sont encore observables.

Peinture de bataille et normes académiques

La peinture de bataille est un genre directement lié à l’État. Elle sert sa propagande en glorifiant à la fois le chef de gouvernement et la nation toute entière, dont l’armée assure la défense. Elle véhicule donc de hautes valeurs et rend visible des actions vertueuses, et pour ces raisons elle s’apparente à la peinture d'histoire. De plus, la peinture de bataille implique nécessairement la représentation d’une action menée par un grand nombre de personnages : le peintre doit donc maîtriser la construction d’une composition complexe mais aussi lisible. Il est attendu de lui qu’il bénéficie d’un talent pour chacun des autres genres : portrait, paysage, peinture animalière. Enfin, tout comme la peinture d'histoire académique, la peinture de bataille touche à l’épopée en ce qu’elle transcrit des événements historiques, peu ordinaires et destinés à entrer dans la légende, c'est-à-dire dans les mémoires. De nombreux peintres d’histoire se sont adonnés à ce genre. Ainsi, les principaux critères de la peinture d'histoire se retrouvent dans la peinture de bataille qui prospère au XIXe siècle.

S’il est légitime de se demander si la peinture de bataille est une peinture d'histoire, c’est en raison de la contemporanéité de ces sujets. À l’exception des toiles figurant des batailles du passé, elle représente majoritairement des événements contemporains. Les critiques d’art s’interrogent sur cette question d’immédiateté du sujet qui rend délicat le classement de ce type d’œuvres dans le genre de la peinture d'histoire classique. Pour Arsène Alexandre, qui écrit en 1889 une synthèse sur le genre martial, la problématique est inverse : la peinture d'histoire est avant tout peinture de bataille, et non « les épisodes remâchés des

annales grecques ou romaines »16. Il reprend là une idée que Louis Auvray avait formulée

16

ALEXANDRE Arsène, Histoire de la peinture militaire en France, Paris, Henri Laurens, 1889, p. 3. Il va à l’encontre de l’idée de Denis Diderot qui croyait que la peinture de bataille ne pouvait exister qu’au travers des sujets antiques : « Le temps des mêlées, des avantages de l’adresse et de la force de corps, de ces grands

dans son Salon de 1863 : non seulement il considère que les « faits glorieux de l’histoire contemporaine » sont dignes d’intérêt, mais il critique l’École des beaux-arts « qui n’enseigne

que l’art grec et romain, sans admettre l’influence de l’ère chrétienne sur la civilisation, sans penser que les artistes qu’ils forment ne seront pas appelés qu’à traiter de sujets grecs et romains, mais principalement à transmettre à la postérité dans toute leur vérité les faits

mémorables de notre histoire »17. Augustin-Joseph du Pays, à propos de la peinture de

bataille, explique également l’importance de la mission historique de ce genre : « Une des

plus anciennes missions de l’art est de transmettre le souvenir des grands faits

historiques »18. Ainsi, la peinture d'histoire et en particulier la peinture de bataille ont pour

rôle de contribuer à l’histoire, puisqu’elles fixent un événement que la mémoire conserve (au détriment d’autres, sans doute). C’est ce caractère d’immédiateté qui distingue la peinture de bataille de la peinture d’histoire académique : la seconde illustre en priorité des épisodes historiques idéaux, tandis que la première fait partie intégrante du processus historique par l’idéalisation d’événements choisis. Pour Paul Mantz elle est bien un type de peinture d'histoire au même titre que la représentation de sujets religieux et mythologiques19.

La question de l’exactitude du costume semble pouvoir passer à l’arrière-plan, puisque la peinture de bataille n’a pas d’autre choix que de transcrire l’événement avec fidélité. Elle est pourtant une des raisons principales de la désaffection de nombreux critiques à l’égard de ce genre, qui voient tous ces uniformes comme une entrave au bon effet général. Ainsi, Théophile Thoré écrit en 1867 qu’il « suppose » que la peinture de bataille appartient au Grand Art20. L’année suivante, la rupture semble consommée, puisqu’il dit avec regret dans son Salon de 1868 que la peinture d’histoire académique a été « éclipsée » par la peinture de bataille :

« Le malheur est que personne ne fait plus attention à Minerve et ne croit plus aux

miracles. […] Le monde moderne s’est détourné du mysticisme contradictoire à la science et à la raison. Il n’accepte plus les centauresses ni les anges, les femmes

terminées en jument et les hommes avec des ailes. Résignons-nous à la réalité. »21

d’Alexandre et de César. » DIDEROT Denis, Œuvres, édition établie par Laurent Versini, t. IV, Esthétique- théâtre, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 216.

17

AUVRAY Louis, Exposition des beaux-arts, Salon de 1863, Paris, Lévy, 1863, p. 22.

18

DU PAYS Augustin-Joseph, « Salon de 1861 », L’Illustration, tome XXXVII, janv.-juin 1861, p. 295.

19 MANTZ Paul, « Salon de 1863 », Gazette des beaux-arts, tome XIV (1e juin, 6e livraison), p. 481. 20 THORÉ Théophile, Salons de W. Bürger, 1861-1868, Paris, Renouard, 1870, p. 425.

La critique d’art, comme l’Académie22, est assez partagée sur la question de la peinture de bataille et reste mal à l’aise face à sa classification. L’un de ses critères, l’exactitude des détails, rend plus délicate l’élévation au Grand Genre, dont elle garde pourtant toutes les principales caractéristiques comme la valorisation de l’exemplum virtutis et l’utilisation de très grands formats.