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Des héros anonymes pour un patriotisme plus fort et plus accessible au public

CHAPITRE II. La peinture de bataille : la dernière peinture d'histoire traditionnelle ?

B. Des héros anonymes pour un patriotisme plus fort et plus accessible au public

Actes glorieux de corps d’armée

Entre 1860 et 1870 un glissement peut être observé dans la peinture, de l’exaltation d’un héros (chef d’État, officier) vers l’armée puis vers le soldat, depuis le général vers le particulier. Considérés comme l’incarnation du peuple défenseur de la patrie, soldats anonymes ou corps d’armée deviennent des sujets à part entière, auxquels tout spectateur peut finalement s’identifier. Il s’agit là d’un renouvellement de l’exemplum virtutis, c'est-à-dire la figure du héros triomphant, critère majeur de la peinture d'histoire.

Plusieurs partis-pris se dégagent à l’analyse des œuvres : la mise en avant d’un corps d’armée s’illustrant dans une glorieuse action de groupe, et d’autre part, des scènes concentrées sur une prouesse accomplie par une poignée d’hommes. Parmi les corps d’armée fréquemment figurés, la Garde impériale occupe une place importante146.

Mentionnée dans les commentaires des Salons d’un grand nombre d’œuvres, la Garde impériale constitue le sujet de neuf toiles147. Les peintres la figurent comme un groupe de

145 Ces épisodes militaires étant consacrés aux marges des grandes batailles et étant produits en grande quantité,

nombre d’entre eux ne sont pas passés par les circuits officiels (achats et envois de l’État) et sont parfois impossible à localiser. Notre analyse porte donc essentiellement sur les toiles dont nous avons une reproduction, sur celles dont le titre ou le commentaire du livret du Salon est explicite, ou qui sont décrites par les critiques d’art. Certaines œuvres nous semblent appartenir au genre de la peinture militaire, mais une analyse poussée reste impossible : En Crimée de John-Lewis Brown, Soldats français à Solférino et Soldats français à Saint-

Pierre-d'Arena, aux environs de Gênes de Jeanron, Rencontre de cavaliers ; épisode de la campagne d'Italie de

Riballier-Chouppe, Après Solférino de Théodore Véron, Un soir de bataille (Italie), d’Eugène Bellangé, Le

lendemain de la prise de Malakoff de Loustau.

146

Sur la Garde impériale, voir DELPERIER Louis (dir.), La garde impériale de Napoléon III, Nantes, éditions du Canonnier, 2000.

147 Il faut ajouter à ce chiffre quatre toiles (qui n’entrent pas dans notre catalogue) qui correspondent davantage à

des portraits des types de la Garde impériale, intitulés selon le régiment : Alphonse Aillaud, Voltigeur de la

soldats d’élite dont les actions sont héroïques. C’est le cas du tableau d’Eugène Bellangé, La

garde à Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 190 ; Dole, musée des beaux-arts), dans lequel elle

repousse courageusement les Autrichiens ; visible au premier plan sur la gauche, elle semble encerclée et se prépare à affronter une marée humaine qui déferle sur elle, ce qui force l’admiration. Cet effet est encore plus prégnant dans La garde impériale au pont de Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 580 ; Paris, musée de l’armée) d’Eugène-Louis Charpentier, car il est renforcé par la composition : la ligne oblique du pont crée un mouvement de gauche à droite légèrement ascendant, qui contribue à souligner le recul des ennemis. Dans Attaque de

Cavriana par l’artillerie de la Garde à Solférino (Paris, Salon de 1861, n° 2444 ; Brest,

musée des beaux-arts) de Louis Paternostre, l’Empereur (qui n’est même pas évoqué dans le titre, seulement dans le commentaire du Salon) semble cerné de toutes parts par de violents combats, et son attitude impassible indique sa confiance en ses hommes. La Garde est figurée en petits groupes répartis sur toute la toile, de telle sorte que l’œil passe sans cesse d’un combat à un autre.

Les compositions de ces œuvres montrent le corps de la Garde dans son ensemble. Certains artistes préfèrent la représenter au plus près de l’action : Alphonse de Neuville, avec son Épisode de la bataille de Magenta (Paris, Salon de 1864, n° 1429 ; Saint-Omer, musée de l’hôtel Sandelin), montre l’attaque frontale et risquée des Chasseurs à pied de la Garde et du 2e régiment de zouaves. Le sentiment d’oppression est rendu par la proximité du spectateur avec les corps des soldats morts au premier plan, et par la composition fermée sur les côtés gauche et droit par les maisons où les Autrichiens sont retranchés. De Neuville construit ses œuvres à la manière d’Adolphe Yvon qui voulait « mettre le spectateur au beau milieu de la

lutte »148. Alfred Decaen et Adolphe Schreyer adopteront le même parti avec leurs œuvres

L'artillerie de la garde impériale à Solférino (Paris, Salon de 1867, n° 430) et Charge de l'artillerie de la garde impériale, à Traktir en Crimée, le 16 août 1855 (Paris, Salon de 1865,

n° 1965 ; Paris, musée d’Orsay) : dans les deux cas, les soldats de la Garde sont figurés en

cuirassiers de la garde) (Paris, Salon de 1861, n° 103) ; John-Lewis Brown, Vedette : artillerie à cheval de la garde impériale (Paris, Salon de 1861, n° 456) ; Charles de Luna, Types de la garde impériale (Paris, Salon de

1866, n° 1281). Parce que ces œuvres ne sont pas localisables, nous pouvons uniquement nous fier à leur titre. Elles furent peut-être réalisées dans le même esprit que celles sollicitées par l’État, qui commande régulièrement, comme à Armand-Dumaresq, des représentations des différents corps de l’armée française. Ainsi, Théodore Jung (Salon de 1861, n° 1696 à n° 1706) et Gaspard Gobaut (Salon de 1861, n° 1322 à n° 1331) sont sollicités par le gouvernement pour la réalisation de séries d’aquarelles représentant diverses batailles, pour le dépôt de la guerre ; elles constituent sans doute des outils de travail pour l’Armée, mais le fait qu’elles soient aussi exposées au Salon révèle la dimension également artistique. Dans le même esprit, une série de huit dessins est commandée par l’Empereur à Joseph-Gustave Peyronnet, illustrant pour six d’entre eux le combat de Solférino, puis le combat de Palestro et de Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 2514 à 2521).

plein mouvement et suivant un cadrage resserré149. Dans ces toiles, le sujet est une scène d’action guerrière : lorsque de Neuville représente les Chasseurs à pied de la garde impériale

à la tranchée ; siège de Sébastopol (Salon de 1861, Paris, Musée de l'armée), les soldats sont

mis en scène selon un point de vue rapproché qui nous donne à voir leurs visages, leurs tenues, leurs émotions pendant l’attente du combat. Guillaume Regamey en fait de même dans Une batterie de tambours et de grenadiers de la garde ; campagne d'Italie (Paris, Salon de 1865, n° 1790 ; Pau, musée des beaux-arts)150.

La représentation de la Garde impériale permet donc de montrer l’armée à travers un corps d’élite, de figurer la bravoure militaire en tant que groupe. La Garde en vient à incarner l’armée entière, et par extension le peuple français. Créé par Napoléon Bonaparte, ce corps d’élite s’était illustré dans les batailles du Premier Empire, forgeant ainsi sa réputation. Hippolyte Bellangé s’est d’ailleurs attaché à représenter la Garde dans une scène se déroulant en 1815, « La garde meurt », le 18 juin 1815 (Paris, Salon de 1866, n° 112), dont le titre s’inspire des mots que le général Cambronne aurait prononcés à Waterloo. L’œuvre, connue par une gravure, est construite selon une composition rapprochée et ciblée sur les soldats de la Garde, prêts au sacrifice plutôt qu’à la reddition, exaltant ainsi leur courage. L’armée étant la « vitrine du pouvoir »151, l’image positive du corps d’élite de Bonaparte rejaillit naturellement sur celui de Napoléon III. Lorsque les sujets sont empruntés aux guerres napoléoniennes, la dimension historique renforce le patriotisme de ces images. Plusieurs autres toiles sont sur ce schéma : Charles-Jules Sédille avec Dernier engagement entre les dragons du général

Exelmans et les hussards prussiens de Brandebourg et de Poméranie, à la hauteur des bois de

Verrières sur la route de Versailles ; 1e juillet 1815 (Paris, Salon de 1870, n° 2617), Édouard

Detaille avec Engagement entre les cosaques et les gardes d'honneur ; 1814 (Paris, Salon de 1870, n° 839)152. Hippolyte Bellangé s’inspire des campagnes du Rhin de 1795 pour sa toile

Un combat d'infanterie républicaine repoussant une charge de dragons autrichiens (Paris,

Salon de 1861, n° 193) : ce sujet relatif aux guerres révolutionnaires diffère de ses autres œuvres de la même période. Une gravure partielle nous donne une idée de la toile, mais c’est

149

Une autre œuvre représente le même sujet, La garde impériale réunie pour le passage du Mincio (1er juillet 1859) (Paris, Salon de 1863, n° 98) par Charles Bayer, mais il ne nous a pas été possible de la localiser.

150 Nous ignorons la composition de la toile d’Emmanuel Massé sur le même sujet, l’œuvre n’étant pas

localisée : Emmanuel Massé, Une division de la garde en réserve devant Cavriana (bataille de Solférino) (Paris, Salon de 1861, n° 2131). De même pour Alfred Quesnay de Beaurepaire et sa toile intitulée sobrement Solférino (« Les chasseurs et voltigeurs de la garde enlèvent une batterie autrichienne ». Paris, Salon de 1866, n° 1605).

151 ORTHOLAN Henri, art. cit., p. 201.

152 Citons également Victor Richer avec Dernières campagnes de 1814 (Paris, Salon de 1864, n° 1631), bien que

surtout la description par Jules Adeline qui révèle que le sujet concerne la bravoure d’un carré de l’infanterie républicaine :

« Le Carré d’infanterie républicaine était un retour aux grognards. […] Au

centre d’un carré, un tambour-major, calme et solidement campé, rectifie d’un geste la batterie de ses tapins. D’un côté, l’infanterie vient de recevoir un choc formidable ; on a résisté, mais non sans plier, et les serre-file bousculent d’un mouvement énergique les soldats du dernier rang. Le commandant enfonce son chapeau d’un geste furieux et encourage de la voix cette résistance ou plutôt ce contre-coup. À l’horizon des batteries d’artillerie tonnent et les escadrons ennemis semblent perdre du terrain et vont laisser au carré le temps de se

reformer. »153

Un autre corps de l’armée très représenté est l’unité d’infanterie des zouaves : composé de trois régiments créés par Louis-Napoléon Bonaparte en 1852, ses rangs sont constitués de Français dont la tenue a conservé une inspiration nord-africaine154. En tant qu’unité d’élite de l’infanterie, les zouaves sont présents dans de nombreuses batailles, et sont souvent mentionnés dans les commentaires des Salons. Ils apparaissent de manière récurrente comme sujet exclusif des œuvres, comme dans celle d’Armand-Dumaresq, Les Zouaves escaladant

les murs du cimetière de Malegnano (1864, Rouen, musée des beaux-arts), où le cadrage très

resserré permet de mieux montrer la fine fleur de l’infanterie. Le peintre Ferdinand Bastin insiste sur leur ardeur au combat dans Une sortie des Russes, repoussée par les zouaves,

pendant le siège de Sébastopol (Paris, Salon de 1870, n° 149). Le combat de Palestro, où les

zouaves se sont particulièrement illustrés, est représenté à quatre reprises par les peintres : Eugène Bellangé, le Combat de Palestro le 31 mai 1859 (Paris, Salon de 1868, n° 171), Hugues Fourau, le Combat de Palestro, charge du 3e zouaves, le 30 mai 1859 (Paris, Salon de

1861, n° 1161), Henri Riballier-Chouppe, Le 3e régiment de Zouaves du colonel de Chabron au combat de Palestro, le 31 mai 1859 (Montpellier, musée de l’Infanterie) qui les figure de

dos tirant sur des ennemis seulement suggérés, ou dans l’attente (à droite). Il faut citer enfin Nicolas-Michel Debois, Le 3e zouaves au combat de Palestro (Paris, Salon de 1868, n° 668).

Le commentaire du livret du Salon associé à cette dernière toile décrit l’action d’éclat du régiment : « Après avoir traversé trois cents mètres sous la mitraille, les zouaves arrivent sur

la batterie autrichienne, tuent les artilleurs, culbutent tout ce qu'ils rencontrent et s'emparent de huit pièces tout attelées ». Hippolyte Bellangé expose au salon de 1863 un Combat dans

153 ADELINE Jules, op. cit., p. 48.

les rues ; épisode de la bataille de Magenta (Paris, Salon de 1863, n° 118), qui représente une

scène d’embuscade où des zouaves sont attaqués par des Autrichiens155. Camille Chauveau les met également en scène dans Combat de Palestro (Paris, Salon de 1861, n° 600) qui figure le 3e régiment de zouaves s’emparant de l’artillerie ennemie. Alfred Decaen préfère les représenter au repos après le combat dans Zouaves après le combat, bords du Sebaoü

(Kabylie) (Châteauroux, musée Bertrand ; Paris, Salon de 1865, n° 588). L’intérêt pour la

représentation des zouaves est renforcé par une dimension d’exotisme et de pittoresque, dans un contexte où l’orientalisme séduit les artistes comme le public156.

Garde impériale ou régiment de zouaves, c’est à titre collectif qu’ils défendent la patrie, formant ainsi les nouveaux héros de l’exemplum virtutis.

Groupes de soldats héroïques

Au-delà des représentations des corps d’armée au combat, les œuvres figurent également des groupes de soldats anonymes au cœur d’actions glorieuses. Dans le Combat de Camarone

(Mexique), le 30 avril 1863 (Paris, Salon de 1869, n° 150 ; Aubagne, musée de la Légion

Étrangère), Jean-Adolphe Beaucé glorifie six soldats qui se sont battus en sous-nombre et jusqu’au dernier contre des Mexicains. La composition est centrée sur les six hommes dont le rouge des pantalons attire l’œil, tandis qu’ils sont encerclés par l’ennemi. L’arrière-plan très rapproché, composé d’une maison en ruine, renforce l’effet d’oppression et du même coup la noblesse de leur résistance. Le texte du livret, assez court (une seule phrase), indique les noms de chacun des soldats et insiste sur leur bravoure :

« Après un combat de dix heures, soutenu contre une colonne mexicaine

composée de 500 chevaux réguliers, 350 guerilleros et trois bataillons d'infanterie, le sous-lieutenant Maudet, le caporal Maine et les soldats Gatteau, Wenzel, Constantin et Léonard, seuls restant d'un détachement de 65 hommes de

la 3e compagnie du 1er bataillon du régiment étranger, firent une dernière charge

à la baïonnette et furent exterminés jusqu'au dernier. »

Leur héroïsme est renforcé par l’annonce de leur sacrifice commun, qui contribue à gommer toute mise en valeur individuelle : les soldats sont alors érigés en modèles. C’est également le

155 ADELINE Jules, op. cit., p. 58. 156

Plusieurs peintres les représentent dans des scènes de vie quotidienne : Philippe Jeanron avec Zouaves au

bord de la mer, près Gênes (Paris, Salon de 1861, n° 1654) et Zouaves aux bords du Lambro, à Melegnano ; soleil couchant (Paris, Salon de 1861, n° 1655) ; Alfred Couverchel, Un Zouave (Paris, Salon de 1861, n° 754) ;

Emmanuel Massé avec Un zouave de la garde (Paris, Salon de 1861, n° 2132). Figurant des zouaves a priori éloignés des lieux des conflits, ces toiles appartiennent davantage à la peinture de genre.

cas de l’Épisode de la bataille de Solférino, campagne d'Italie (Paris, Salon de 1866, n° 1655 ; Paris, musée de l’Armée) de Jules Rigo : les soldats déploient tous leurs efforts pour transporter le canon à proximité du cimetière de Solférino, dont on aperçoit la tour très proche dans le registre supérieur gauche. Le point de vue rapproché crée une proximité avec chacun d’eux dont les visages sont bien individualisés. L’esprit de corps, véritable sujet de la toile, est bien visible dans la scène du premier plan : près d’un zouave mort, un soldat immobilisé par une blessure à la jambe confie à un autre sa besace dont il n’aura plus l’usage. Le courage collectif semble être également le sujet de plusieurs autres œuvres, dont les titres annoncent des actes de bravoure. Théodore Devilly choisit de figurer une scène d’assaut, impliquant un héroïsme collectif, avec L'assaut ; souvenir de Crimée (Paris, Salon de 1863, n° 584). Louis- Victor Richer peint Une sentinelle avancée dans Montebello (Paris, Salon de 1861, n° 2680), soldat ici anonyme dont le poste avancé était à haut risque.

Jules Constant, Auguste Bachelin et Hippolyte Bellangé choisissent des lieux exigus qui renforcent la tension et le courage des soldats : Constant choisit un pont pour la Défense

du pont de Traktir sur la Tchernaïa par la 1ère brigade de la division Faucheux (général de

Failly), le 16 août 1855 (Paris, Salon de 1864, n° 434). Bachelin dispose quelques soldats le

long du mur d’un cimetière dans Bataille de Magenta, attaque du cimetière (Paris, Salon de 1861, n° 100). À deux reprises, Bellangé prend pour décor la rue dont les maisons ferment la perspective. Il présente ainsi au Salon de 1861 un Combat dans les rues de Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 192), connu par une esquisse conservée à Compiègne qui montre la proximité des habitations et le danger d’une telle attaque. Le biographe de Bellangé, Jules Adeline, insiste sur ce point, ainsi que sur le réalisme de la représentation :

« Le Combat dans les rues de Magenta, toile en longueur, nous montre des

troupes de ligne, franchissant une rue au pas de course, enfonçant une porte dernière laquelle les Autrichiens sont embusqués. D’une tournure très moderne et habilement peint, cet épisode est un de ceux dans lesquels le peintre s’est

approché le plus près de la vérité du combat sans convention aucune. »157

Deux ans après, Bellangé présente au Salon un sujet presque identique, Combat dans les

rues ; épisode de la bataille de Magenta (Paris, Salon de 1863, n° 118). D’après la description

d’Adeline (l’œuvre n’a pu être localisée), la scène est une embuscade où les zouaves sont attaqués par les Autrichiens158. La représentation d’un guet-apens permet de renforcer la tension générale, de rapprocher le spectateur du cœur du conflit, et de valoriser les actes de

157 ADELINE Jules, op. cit., p. 48. 158 Idem, p. 58.

bravoure des soldats. Certaines œuvres, qui ne sont connues que par leur titre, semblent avoir pour sujet spécifique cette tension dramatique inhérente à la guerre. Beaucé présente au Salon de 1870 La première sortie ; souvenir de la campagne d'Italie (Paris, Salon de 1870, n° 164) : il précise grâce à « première sortie » la probable anxiété des soldats entrant pour la première fois dans le combat. Dans son œuvre au titre inhabituel et accrocheur, Encore deux minutes ! (Paris, Salon de 1865, n° 17), Alphonse Aillaud insiste sur la forte tension ressentie à l’approche d’une attaque, ce que confirme le commentaire du livret du Salon. Plus originale est l’optique de Charles-Alexandre Crauk, qui montre la crainte de l’ennemi, avec Venise au

lendemain de Magenta : les Vénitiens s'arment à l'approche des Français (Paris, Salon de

1866, n° 470). Donner à voir des Vénitiens au lendemain d’une victoire française, angoissés par l’approche de l’ennemi, révèle en creux la puissance de l’armée du Second Empire.

Les peintres s’attachent de plus en plus fréquemment à représenter la guerre à travers l’individu, jouant ainsi sur une dimension affective mieux à même de toucher le spectateur ; ce dernier peut ainsi plus facilement admirer les actes d’abnégation des soldats sur le champ de bataille. On se trouve face à une nouvelle formule de l’exemplum virtutis. Elle est liée au souci des artistes de rendre la guerre avec vérité, en fonction de ce qu’ils en avaient vu eux- mêmes : nombre d’entre eux ont été présents sur les lieux, et ont vécu la guerre aux côtés des soldats. Leur qualité de témoins oculaires entraîne une vision de la guerre plus directe, et plus humanisée également. Le choix de l’épisode, au sujet nécessairement plus anecdotique, permet une approche plus réaliste.

La communion patriotique : une nouvelle approche pour mieux interpeler le peuple français

L’intérêt porté au soldat en tant que représentant du peuple français est très important sous le Second Empire, et prend corps dans des scènes à connotation sociale. Celles qui sont liées aux événements organisés avant ou après la guerre, comme le départ de soldats ou les retours victorieux, sont chargées de patriotisme. Elles figurent des moments qui ont été vus et vécus par la population, et servent surtout à l’exaltation de la défense de la nation. En effet, elles valorisent les soldats qui ont accepté leur sacrifice pour la France. Matthew Truesdell, qui a étudié la question d’une culture du spectacle sous le régime de Napoléon III, analyse ces événements comme des manifestations destinées à rendre les guerres compréhensibles et à

susciter l’adhésion de l’ensemble des Français159. Cela rejoint ce qu’Olivier Merson écrit dans son Salon de 1861 : « L’artiste ayant à peindre le soldat dans sa vie active, insoucieux des

fatigues, heureux de la lutte, naïvement joyeux du triomphe, sans même se préoccuper de l’idéaliser jusqu’à lui donner des poses de demi-dieu, provoquera l’empressement

sympathique de la foule »160. Le critique confirme également l’importance patriotique de la

représentation de l’armée : « L’armée a dans la gloire moderne de la France une part

immense ; elle représente le peuple unanime d’abnégation au moment du danger, de passion

pour l’honneur national, d’adoration pour la patrie »161. Ces communions patriotiques et

modernes incitent le peuple à soutenir les démarches militaires engagées par l’État.

Plusieurs peintres représentent des scènes de départ ou de retour des troupes, comme Emmanuel Massé avec Le départ de S. M. l'Empereur pour la campagne d'Italie (Paris, Salon