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Les moyens d’atteindre l’exactitude

CHAPITRE II. La peinture de bataille : la dernière peinture d'histoire traditionnelle ?

B. Les moyens d’atteindre l’exactitude

Le caractère récent des scènes représentées impose aux artistes de reproduire avec précision le déroulement de ces événements. Pour cela, ils ont accès, en plus des témoignages, à des sources documentaires sur lesquels ils basent leur travail de « transcription ». Le peintre d’histoire académique est lui aussi contraint à ces recherches préparatoires, mais le souci d’élévation morale impose de s’en détacher pour la composition de sa toile : pour l’Académie, le réalisme historique doit avoir ses limites, et ne pas nuire à l’expression de l’idéal. La nudité héroïque, atemporelle, ou un vêtement discret est ainsi préféré à la reproduction fidèle des costumes d’époque : « Le vêtement épouse le mouvement, la vie de la figure ; il la sert

toujours, la grandit, l’ennoblit quelquefois et cependant lui reste subordonné »76. Dans le cas

de la peinture de bataille, l’artiste doit reproduire les uniformes militaires, les accessoires de ses personnages et le déroulement des conflits. L’obligation de véracité fait de la peinture de bataille une peinture d'histoire particulière.

Des sources très techniques

Les livrets des Salons nous renseignent sur les différents types de sources auxquelles les artistes ont accès : ils s’appuient sur des extraits de journaux officiels, des rapports ou des récits historiques. Cependant, la mention de la source n’intervient que dans de rares cas : seulement neuf fois, entre 1860 et 1870.

Le long texte qui accompagne le tableau de Jean-Adolphe Beaucé, Prise du fort de

San-Xavier, devant Puebla, le 29 mars 1863 (Paris, Salon de 1867, n° 84 ; Versailles, musée

national du Château), est extrait du Journal des marches de la 1e division du corps expéditionnaire ; pour sa Bataille de San Lorenzo (Mexique), le 8 mai 1863 (Paris, Salon de

1869, n° 151), il s’inspire du Journal des marches et opérations militaires. Alfred Couverchel cite l’Extrait du rapport du général en chef commandant la garde, du 5 juin 1859 pour sa

76 Critique de l’Académie à l’égard d’une toile de Charles Sellier, relevée par Pierre Sérié dans le rapport de

l’Académie des beaux-arts sur les envois de Rome en 1863 (SÉRIÉ Pierre, La peinture d'histoire en France

Bataille de Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 753 ; Versailles, musée national du Château), et

Eugène-Louis Charpentier un Extrait des rapports officiels pour La garde impériale au pont

de Magenta (1860 ; Paris, Salon de 1861, n° 580 ; Paris, musée de l’armée).

La publication de César Lecat de Bazancourt, La campagne d'Italie77, est utilisée par

plusieurs artistes : Philippoteaux pour sa Bataille de Montebello, 20 mai 1859 (Paris, Salon de 1863, n° 1481 ; Versailles, musée national du Château) ; Adolphe Yvon pour sa Bataille de

Solférino, 24 juin 1859 (Paris, Salon de 1861, n° 3132 ; Versailles, musée national du

Château) ; Alfred-François Mouillard pour sa Mort du général Espinasse, à Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 2324) ; Ange-Louis Janet-Lange pour sa Charge du 2e hussard à l'attaque de la ferme de Casanova ; bataille de Solférino (1862 ; Paris, Salon de 1863, n° 989 ; Tarbes,

musée Massey). Le baron de Bazancourt avait été envoyé par le gouvernement en mission officielle en Crimée et en Italie à partir de 1855 : il était chargé de faire le récit historique des campagnes militaires impériales, dans une démarche assez similaire à celle de la peinture : fixer dans les mémoires les actes et les gloires militaires du Second Empire. Dans le même esprit, Jules Rigo cite les Souvenirs de la vie militaire en Afrique du comte Pierre de Castellane, en commentaire de son Combat d'avant garde dans le Darha soutenu par les

spahis d'Oran contre le chérif Bou-Maza (mars 1846) (Paris, Salon de 1864, n° 1640 ; musée

de Bourges). Eugène Bellangé, pour Le drapeau du 91e de ligne à Solférino (colonel Abbatucci, division Forey) (Paris, Salon de 1863, n° 1734), précise seulement à la fin de son

long texte : Historique. Les sources, très techniques, se veulent toutes des preuves de fiabilité à destination du public.

Le témoignage oral constitue une autre source plus insaisissable, bien qu’elle soit peut-être la plus courante. Des artistes se renseignaient directement auprès de militaires ayant pris part aux événements. Nous avons trouvé quelques exemples de ces méthodes dans des documents d’archive : pour sa toile Le maréchal comte Randon reçoit la soumission des

tribus de la grande Kabylie et dirige les travaux de construction du fort Napoléon (Paris,

Salon de 1861, n° 816 ; Aubagne, musée de la Légion Étrangère), Alfred Decaen justifie auprès du comte Walewski la qualité de son œuvre avec cet argument : « Ce n’est qu’après

avoir visité le pays et aidé des conseils qu’a bien voulu me donner monsieur le Maréchal lui-

77 Le titre exact de l’ouvrage utilisé par les artistes est Campagne d’Italie en 1859, chronique de la guerre, paru

en deux volumes en 1859-1860. LAROUSSE Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Genève-Paris,

même que j’ai entrepris ce travail »78. Pour L'Empereur accorde la grâce à des Flittas à

Relizane, voyage en Algérie, 21 mai 1865 (Paris, Salon de 1868, n° 648 ; Versailles, musée

national du Château), Alfred Darjou explique même qu’il a amélioré son œuvre grâce à des conseils glanés auprès de militaires : « Plusieurs observations du général Fleury m’ont obligé

à des changements »79.

Prouver la vérité de la transcription des événements : les titres et les textes des livrets des Salons

Si la mention des sources reste rare, l’ajout d’un texte dans le livret du Salon, probable synthèse des recherches des artistes, est en revanche fréquent pour les peintures à sujet martial. Ces textes garantissent un souci de vérité historique et offrent au public des clés de compréhension pour des scènes complexes. Leur présence n’est pas systématique, mais concerne tout de même près de 66 % des œuvres. Ils accompagnent l’observation des toiles, et il est fréquent d’en retrouver des éléments dans les descriptions des critiques d’art. Certains de ces textes sont assez longs, voire très longs (plusieurs paragraphes), et ils renforcent la forte narration des œuvres.

L’utilisation de l’écrit comme support narratif est très clair dans la Prise du fort de

San-Xavier, devant Puebla, le 29 mars 1863 (Paris, Salon de 1867, n° 84 ; Versailles, musée

national du Château) de Jean-Adolphe Beaucé. La progression du récit suit l’étagement des plans, et chaque plan correspond à une phase de l’attaque : le début du texte décrit le premier plan, où le général Bazaine, bien au centre, donne l’ordre de l’attaque. Le second plan comporte les colonnes de soldats dont la composition est donnée en détails dans le livret (bataillons, noms des commandants). Nous voyons dans le même temps l’instant où l’ordre est donné, le début de l’attaque (les soldats sortent des tranchées sur la gauche), et le déroulement de l’offensive avec l’avancée des colonnes vers l’arrière-plan. En revanche, l’issue du combat n’est pas montrée, et les deux dernières phrases du texte viennent la préciser. Le fort de San-Xavier, objectif de cet assaut, donne un décor architecturé à l’œuvre et ferme la perspective. Pour sa Bataille de Solférino, 24 juin 1859 (Paris, Salon de 1861, n° 168 ; château d’Aufréry) Beaucé a représenté une grande plaine où les combats font rage de toute part. On remarque qu’il emploie la même méthode que pour la toile précédemment

78 Lettre d’Alfred Decaen au comte Walewski, 8 février 1862, AN, F21/131. 79 Lettre d’Alfred Decaen au comte, 18 mars 1868, AN, F21/130.

citée : le premier plan avec l’Empereur, au centre ; le second plan avec la ferme de Casa- Nuova et les divisions en approche ; sur le côté gauche se trouvent les canons en position, certains déjà en train de tirer ; les autres colonnes et bataillons en mouvement se distinguent dans l’arrière-plan. Grâce aux grandes dimensions de l’œuvre (H. 240 ; L. 500 cm) et à la touche très fine, tous les détails sont bien visibles ; le texte reste toutefois nécessaire à la compréhension de ces scènes d’arrière-plan, en raison de la masse vaporeuse de fumée qui envahit la plaine. Cette fumée, qui donne plus d’ampleur aux événements, permet de rendre véritablement l’impression du combat, l’effet visuel de la guerre. La dernière phrase du livret annonce l’issue du combat qui est interrompu par l’orage dont on aperçoit les lourds nuages sur la gauche (« Au moment où le maréchal Canrobert s’avance pour dégager cette position,

un orage vient terminer la lutte en cachant les Autrichiens, qui battent en retraite »). Cela

contribue à allonger la temporalité de cette peinture de bataille qui grâce au texte se déroule même au-delà de la scène représentée, ce qui renforce la dimension narrative.

Dans d’autres cas, le texte des livrets sert à situer un événement dans son contexte historique. Dans le cas du Combat de Marcallo, lors de la bataille de Magenta, 4 juin 1859 (Paris, Salon de 1861, n° 2692 ; Versailles, musée national du Château) de Jules Rigo, les deux premiers paragraphes offrent une mise en contexte, une description rapide du déroulement des circonstances qui ont mené au combat de Marcallo. L’instant choisi par Rigo correspond essentiellement à la fin du second et au troisième paragraphes : au centre de la toile se détache le général Espinasse, qui crie ses ordres ; un zouave s’empare du drapeau ennemi sur la droite. Le texte ne décrit pas la présence des zouaves avançant avec leurs tambours, ni l’infanterie de ligne sur la droite, ni même les prisonniers autrichiens situés à l’arrière-plan et au centre. Une description n’était peut-être pas nécessaire, puisque la supériorité de l’armée française, qui parvient à décimer les soldats autrichiens, se devine facilement. La narration interne de l’œuvre, dont la lecture peut se faire de gauche à droite, est donc ici limitée, et le texte est ici utile pour resituer la scène au cœur de l’ensemble des événements. La dernière phrase, d’ailleurs, annonce ce qui va suivre (la mort du général Espinasse).

Adolphe Yvon utilise également le texte du livret dans un but de contextualisation : le récit qui accompagne la présentation au Salon de sa toile Magenta (4 juin 1859) (Paris, Salon de 1863, n° 1904 ; Versailles, musée national du Château) commence par une longue description des événements précédant la scène, et se termine par « Tel est l’historique

œuvre, plan après plan. Il met ainsi en lumière chacune des glorieuses actions des officiers, synthétisées dans une composition au cadrage très resserré. En revanche le texte qui accompagne sa Bataille de Solférino, 24 juin 1859 (Paris, Salon de 1861, n° 3132 ; Versailles, musée national du Château) ne décrit pas l’œuvre mais narre, dans un esprit toujours synthétique, les étapes de la prise de Solférino : les ordres donnés par Napoléon III, la lutte située sur le Mamelon des Cyprès, l’attaque du village au pied de la tour, la victoire permise par l’arrivée du capitaine de Plazanet avec le drapeau ennemi ; la perspective à droite est ouverte sur les tours de Cavriana et Volta où d’autres combats ont lieu.

La contextualisation d’une scène dans son ensemble, au-delà du caractère informatif, permet d’insister sur le caractère exceptionnel du moment choisi. Dans le cas du Combat de

Camarone (Mexique), le 30 avril 1863 (Paris, Salon de 1869, n° 150 ; Aubagne, musée de la

Légion Étrangère) de Beaucé, le texte décrit l’issue funeste de cet affrontement en annonçant la mort des soldats que nous voyons lutter sur la toile. Leur action en semble plus héroïque encore, et leur bravoure est renforcée par le commentaire.

Certains textes viennent compléter les informations techniques fournies dans le titre, et permettent de préciser davantage les orientations de l’artiste. Ils peuvent être purement informatifs, comme celui qui accompagne le Souvenir de la bataille de Solférino (Paris, Salon de 1861, n° 2632) par Alfred Quesnay de Beaurepaire : « Le 72e de ligne de la division Decaen (colonel Castène) enlève avec les Turcos les dernières positions des Autrichiens entre Solférino et Cavriana ». D’autres en revanche explicitent les préoccupations du peintre,

comme celui qui complète la toile de François Tabar, Solférino, 5 heures du soir (Paris, Salon de 1866, n° 1809) : « En ce moment une effroyable tempête qui éclata sur les deux armées

obscurcit le ciel et suspendit la lutte ; mais dès que l’orage eut cessé nos troupes reprirent l’œuvre commencée et chassèrent l’ennemi de toutes les hauteurs (Bulletin de l’armée) ».

L’indication de l’horaire dans le titre ainsi que le texte nous indiquent que les conditions météorologiques, l’atmosphère orageuse, sont au cœur de la toile figurant un court moment de la bataille de Solférino.

La majorité des textes des livrets des Salons sont courts, parfois condensés en une simple phrase. Ils sont principalement descriptifs, et constituent des sortes de compléments aux titres. La plupart sont très techniques, comme celui de la Bataille de l'Alma d’Antoine- Valentin Jumel de Noireterre (Paris, Salon de 1863, n° 1020 ; Guer, école interarmes) qui va jusqu’à décrire le nombre de soldats et de canons (« L'armée russe comptait quarante mille

Théodosie... six mille chevaux, cent quatre-vingt pièces de canon »), utilisant même des

« nota bene » pour ses compléments d’informations (dans le commentaire de sa Bataille de

Solférino, 24 juin 1859, Paris, Salon de 1861, n° 1691).

D’autres en revanche citent des ordres ou des phrases d’encouragement prononcées par les officiers, ce qui donne un caractère très vivant, voire touchant au texte. François- Etienne Hersent, par exemple, fait parler le général L’Admirault dans le commentaire accompagnant sa Bataille de Solférino (Paris, Salon de 1861, n° 1501) : « Le général donne

ordre à ses quatre bataillons de réserve de s’élancer, lorsqu’il est atteint d’une seconde balle à l’aine. "Ce n’est rien !" dit-il en se redressant tout à coup ». L’action est ainsi humanisée, et

suscite l’admiration chez le spectateur.

D’autres textes encore accentuent la dimension patriotique, comme la fin du commentaire de l’œuvre de Beaucé présentée au Salon de 1864, Bataille de San Lorenzo

(Mexique), le 8 mai 1863 (Paris, Salon de 1869, n° 151) (« La défense fut opiniâtre, mais nos troupes triomphèrent de tous les obstacles »), ou comme celui de l’œuvre de Jules Rigo, Combat d'avant garde dans le Darha soutenu par les spahis d'Oran contre le chérif Bou- Maza (mars 1846) (Paris, Salon de 1864, n° 1640 ; musée de Bourges) qui décrit l’héroïsme

d’une centaine de Spahis et chasseurs tenant bon face à un millier de cavaliers ennemis. Ces phrases cherchent à mettre en avant la grandeur de l’armée française et à valoriser la défense de la patrie.

Les titres comportent presque toujours des indications de lieu, de date et de personne. On trouve fréquemment des indications sur la bataille représentée et le contexte global dans laquelle elle s’intègre, comme par exemple le titre choisi par Janet-Lange : Combat d'Altesco,

14 avril : épisode de la guerre du Mexique (Paris, Salon de 1864, n° 997). Dans d’autres cas,

tout y est présent, comme pour la toile de Rigo : Le lieutenant colonel Espinasse soutenant un

combat d'arrière-garde (campagne de Kabylie, juin 1851) (Paris, Salon de 1863, n° 1598).

Ces phrases et citations sont donc utilisés par les artistes dans deux intentions principales : aider à la compréhension de la narration interne à l’œuvre, et resituer la scène dans son contexte événementiel. Ils fournissent des indications sur le déroulement chronologique des batailles, des précisions sur les lieux, les personnes, et les corps d’armée entrant en jeu, ce qui révèle le souci d’exactitude historique des peintres.

L’absence de compléments textuels ne signifie pas pour autant un manque de sérieux de l’artiste ou un manque de recherches. Elle peut dans certains cas être due à une multiplicité de sources, ou indiquer une intention autre que l’expression de l’exactitude. L’œuvre d’Ernest Meissonier, 1814, La Campagne de France (1864, Paris, musée d’Orsay), en est exemplaire. En effet, aucune source n’est mentionnée dans les catalogues des Salons, mais l’étude de l’œuvre par Juliette Glikman a montré un grand effort de recherches80. Meissonier procède à la manière d’un historien, tout en orientant ses recherches vers la dimension humaine de son héros. Pendant une longue période de travail préparatoire, il se documente, interroge, fait des croquis. Surtout, il a sans doute été influencé par les écrits de Thiers, notamment par la description psychologique de Bonaparte. Cette phrase de l’historien publiée dans son ouvrage

Histoire du Consulat et de l’Empire en 1860 correspond bien à la toile : « L’inflexible génie de Napoléon n’était point abattu... Il conserva donc une fermeté dont peu d’hommes de guerre ont donné l’exemple, et peut-être aucun, car jamais mortel n’était descendu d’une

position si haute dans une situation si affreuse »81. C’est la puissance qui se dégage de

l’Empereur, puissance hors du commun qui encourage les soldats à le suivre malgré les déroutes, que Meissonier cherche à restituer avec une grande véracité. Il peint l’histoire non pas par l’événement mais par la grandeur d’un individu qui en a déterminé les inflexions. Bonaparte est présenté comme le grand homme, mais pas comme un héros, car il est montré dans toute l’ampleur de son humanité, épuisé, en proie au doute. L’influence des écrits de Thiers sur Meissonier, bien qu’il n’en fasse rien apparaître dans le livret du Salon, se remarque dans l’œuvre elle-même. Meissonier se plie aux exigences du genre, qui nécessite un long travail préparatoire, très documenté, mais son but est moins une restitution précise qu’une restitution juste, c'est-à-dire vraie.

C. De la réalité à la vérité, du général au particulier : aller vers davantage de