• Aucun résultat trouvé

Les exigences inhérentes à la contemporanéité des événements

CHAPITRE II. La peinture de bataille : la dernière peinture d'histoire traditionnelle ?

A. Les exigences inhérentes à la contemporanéité des événements

Les événements qui constituent le sujet des peintures de batailles étant contemporains, les artistes doivent s’imposer une grande rigueur dans leur reproduction. Les commanditaires, État ou particuliers, apparaissent dans ces toiles et exigent donc que leur représentation soit aussi fidèle que possible. Pour cela, les artistes pouvaient travailler d’après les modèles, et se rendre sur place afin de saisir au mieux tous les détails nécessaires.

Une peinture soumise à approbation des commanditaires et des modèles

Une des caractéristiques de la peinture de bataille est la présence dans les œuvres de personnages existants qu’il était nécessaire de portraiturer. Les peintres de bataille devaient donc s’imposer une grande rigueur concernant les modèles : grades et caractéristiques physiques doivent être respectés dans ce genre où le portrait a toute son importance. Les éléments de texte, livrets des Salons et titres, sont très précis sur les grades des officiers. On peut citer comme exemple parmi tant d’autres la Charge du 2e hussard à l'attaque de la ferme de Casanova ; bataille de Solférino (1862 ; Paris, Salon de 1863, n° 989 ; Tarbes, musée

noms, les grades et les positions hiérarchiques : « Voici le 5e escadron conduit par le colonel l'Huillier. Le général de Clérambault, accompagné du capitaine de Saint-Georges, son aide de camp, l'a rejoint en franchissant le premier un fossé très profond ».

Afin que les portraits soient fidèles, les artistes avaient la possibilité de travailler d’après le modèle, surtout lorsqu’il s’agit d’une commande officielle. Pour sa toile Napoléon

III à la bataille de Solférino (1863 ; Salon de 1864), Ernest Meissonier a réalisé des portraits

individuels de l’état-major qu’il dispose au premier plan ; chaque figurant y est reconnaissable. Le peintre a poussé le souci d’exactitude très loin, au point de faire des esquisses du cheval de Napoléon III.

Un exemple révèle que la majorité des figurants étaient peints d’après le modèle (à l’exception sans doute des simples soldats). Lorsqu’Adolphe Yvon prépare sa Bataille de

Solférino (Paris, Salon de 1861, n° 3132 ; Versailles, musée national du Château), il s’attache

à portraiturer les officiers qui entourent Napoléon III : le général Camou, le capitaine de Plazanet, le maréchal Vaillant, etc. Plus encore, un courrier nous apprend que le colonel Félix de Courson a également posé pour Yvon :

« J’ai été avant hier chez Yvon, peintre d’histoire, chargé par l’Empereur de faire

un tableau représentant l’attaque de Solférino, mon portrait y figurera. Je suis au

1er plan, en face de l’Empereur ; mes épaules et ma tête seront seules au-dessus

du cadre, j’aurai le bras tendu (l’épée à la main) vers la Tour de Solférino. Les personnages du premier plan sont de grandeur naturelle, le tableau aura 30 pieds

de long sur 20 de hauteur. »60

La description de Courson permet de l’identifier au premier plan au centre ; de son bras tendu il tient non pas une épée mais son couvre-chef, ce qui indique que Yvon a sans doute changé sa composition initiale. Ainsi, bien que très secondaire dans l’œuvre – il est figuré de dos et à mi-corps –, de Courson passe aussi par l’étape du portrait, ce qui laisse penser que chacun des autres personnages est également venu poser à l’atelier. De même, Jules Rigo peint le Combat

de Marcallo, lors de la bataille de Magenta, 4 juin 1859 (Paris, Salon de 1861, n° 2692 ;

Versailles, musée national du Château) à la suite de la réalisation d’un portrait du général Espinasse commandé par sa famille ; dans la peinture de bataille, il met finalement le portrait en situation61. Portrait et peinture de bataille sont intrinsèquement liés.

60

Lettre de Félix de Courson, 14 décembre 1859. Dossier d’œuvre Adolphe Yvon, Bataille de Solférino, 1861, musée national du Château de Versailles.

61 « Chargé par la famille de faire le portrait du général Espinasse, j’ai été ainsi mis à même d’exécuter un

tableau que j’ai, comme ce portrait, à l’Exposition de 1861 et représentant la part importante que ce général a prise à la Bataille de Magenta. » Lettre de Jules Rigo au ministre des beaux-arts, 4 juin 1861, AN, F21/176.

La propension au portrait, ancrant les œuvres dans le réel, se manifeste également au travers de petits croquis explicatifs qui permettent la localisation des principaux personnages. On ne trouve que peu d’exemples de ces croquis, qui sont difficilement quantifiables. Nous avons retrouvé celui de la toile d’Eugène Charpentier, La garde impériale au pont de

Magenta (Paris, Salon de 1861, n° 580 ; Paris, musée de l’armée) (annexe 14) : les têtes des

officiers sont esquissées et surmontées de numéros correspondant à une liste disposée juste au-dessous62. La présence de ces croquis était peut-être assez fréquente, ce que suggère ce commentaire d’Edmond About :

« La peinture épisodique, lorsqu’elle a des prétentions officielles, tombe aisément

dans l’abus de l’état-major. On n’a plus la naïveté de mettre au premier plan le général en chef, tout seul, avec la bataille entre ses jambes ; mais on empile vingt-cinq ou trente portraits à pied ou à cheval, et l’on ajoute sur le cadre un

croquis explicatif où les parents viennent chercher les héros de leur famille. »63

Il fait cette remarque générale après avoir évoqué le tableau de Pils, le Débarquement de

l’armée française en Crimée (1855, Ajaccio, musée Fesch), sans préciser s’il parle d’une

esquisse réalisée pour cette toile.

On retrouve ce même type de croquis chez Antoine Jumel de Noireterre. Le dossier d’œuvre du musée de l’Armée conserve une photographie d’un dessin figurant une Vue de

Malakoff et des quartiers militaires, intitulée Sébastopol (voir annexe 15). La partie inférieure

consiste en une esquisse des éléments principaux du dessin, agrémentée d’informations écrites. Il s’agit là, semble-t-il, d’une démarche différente de celle de Charpentier ou Pils, puisqu’il travaille ici à améliorer l’information militaire (il était lui-même officier), et non à donner des indications de convenance pour les modèles des peintures de bataille.

Les artistes en voyage : de l’importance d’être témoin oculaire

La contemporanéité des événements permettait aux artistes d’accompagner eux-mêmes les armées et les expéditions : ils sont des « hommes de terrain »64. Ces voyages pouvaient

62 Conservé dans le dossier d’œuvre au musée de l’Armée ; sa provenance et son usage initial ne sont pas

connus.

63

Edmond About, cité dans BEYELER Christophe, « Une guerre de Salons : deux pages d’histoire pour un héros pictural », in BIANCO Odile, Napoléon, la collection napoléonienne de la Cité impériale, cat. exp. Musée Fesch, Ajaccio (5 mai-30 décembre 2005), Ajaccio, 2005, p. 68.

64 « Désormais, le peintre militaire est ‟un homme de terrain”. Il connaît la vie des bivouacs, recueille le

assurer l’Administration de la qualité de leur travail. Nous l’avons vu, les peintres chargés de commandes recevaient des sommes importantes qui comprenaient les frais de transport sur place en plus de ceux relatifs à la réalisation de la toile. Pour son Débarquement des troupes

françaises en Syrie, Beyrouth, le 16 août 1860 (1862 ; Paris, Salon de 1863, n° 100 ;

Versailles, musée national du Château), Jean-Adolphe Beaucé avait commencé par soumettre une esquisse préparatoire à la Division des beaux-arts en 1862. Il obtient la commande, qui précise qu’il devra se rendre sur les lieux : « Afin de donner à son œuvre un caractère tout à

fait historique, M. Beaucé devra faire un voyage et un assez long séjour en Syrie »65. Beaucé

avait d’ailleurs insisté pour que le séjour ait bien lieu, évoquant des rhumatismes que seul le climat de l’orient pouvait apaiser66. L’Administration des beaux-arts met 10 000 francs à sa disposition pour la réalisation de la toile et pour le déplacement. Lors de ces voyages, les artistes étaient pris en charge par l’armée, et fréquentaient les officiers supérieurs auxquels ils pouvaient, on l’imagine, demander des précisions en vue d’améliorer leurs œuvres. Pour la

Prise du fort de San-Xavier, devant Puebla, le 29 mars 1863 (Paris, Salon de 1867, n° 84 ;

Versailles, musée national du Château), Beaucé voyage d’abord sur la frégate Le Magellan avant de rejoindre à Veracruz le général Bazaine qu’il accompagne dans une campagne à l’intérieur des terres67. Charles-Édouard Armand-Dumaresq, lui, suit le maréchal Vaillant lors de la guerre d’Italie. L’obtention d’une commande impliquant un voyage incite l’artiste à se spécialiser dans le genre de la peinture de bataille, puisqu’une fois sur place il peut réaliser des croquis pouvant servir à la réalisation de plusieurs autres toiles. De même, le peintre qui fait ses preuves dans ce domaine reçoit plus facilement d’autres commandes : ainsi, Isidore Pils, qui s’était fait remarquer avec sa Tranchée devant Sébastopol (Paris, Salon de 1855, n° 3801), reçoit du Prince Napoléon la commande du Débarquement de l’armée française en

Crimée (Paris, Salon de 1857, n° 2164), puis l’État lui demande une Bataille de l'Alma (20 septembre 1854) (Paris, Salon de 1861, n° 2555 ; Versailles, musée national du Château).

Pour peindre Napoléon III à la bataille de Solférino, Ernest Meissonier suit l’état-major jusqu’en Italie et assiste aux événements aux côtés d’Adolphe Yvon. Meissonier, après avoir croqué les événements (bien qu’il semblerait qu’au moment précis de la bataille il n’avait pas son matériel), retourne sur les lieux une année plus tard pour reproduire le paysage aussi

relevés topographiques des sites […]. Il constitue ainsi une précieuse uniformographie adéquate », VIDAL

Philippe-Jean, « Peinture militaire », in TULARD Jean, op. cit., p. 987.

65

« Note pour son excellence » par le chef de la division des beaux-arts, 1862, AN, F21/117.

66 Note non signée et non datée, Idem.

67 Lettre du ministre secrétaire de la guerre au ministre de la maison de l’Empereur et des beaux-arts, 1er février

exactement que possible, et s’attache à portraiturer l’ensemble des membres de l’état-major68. Cette méthode de travail n’est pas inédite : Louis-François Lejeune, pour son tableau représentant la Bataille de Marengo (1802, Versailles, musée national du Château), s’est rendu sur place en tant qu’aide de camp et s’est renseigné auprès du général Alexandre Berthier. Lejeune était réputé pour la fidélité de reproduction des événements69.

Les artistes voyageurs peuvent transcrire les événements avec plus de vérité s’ils sont eux-mêmes militaires. Peintre et soldat, Henri Durand-Brager s’était distingué sur le champ de bataille. Cela devient un argument pour Arsène Houssaye qui, chargé de choisir une toile parmi celles présentées lors d’une exposition à Nantes en 1861, propose l’acquisition de la

Vue d’Eupatoria (Crimée) pendant le coup de vent et l’attaque du 17 février 1856 par l’armée russe (vers 1861, Nantes, musée des beaux-arts) de Durand-Brager en avançant cet

argument : « Il a été officiellement attaché à toutes nos campagnes maritimes et il a gagné

comme un soldat sa médaille de Crimée et sa médaille d’Italie »70. De même, Paul-Alexandre

Protais débute par une carrière militaire, participe à la guerre de Crimée et expose au Salon à partir de 1857. Le peintre ayant été lui-même soldat sera mieux à même de transcrire les batailles. C’est ce parti-pris qu’adopte Antoine-Valentin Jumel de Noireterre lorsqu’il signe ses œuvres « capitaine d’État-major ».

Les artistes qui suivaient les expéditions pouvaient également être envoyés sur les lieux comme correspondants pour la presse illustrée. C’est le cas d’Alfred Darjou, envoyé en Algérie par plusieurs journaux : après avoir réalisé les gravures servant à l’illustration des articles, il sollicite des commandes d’huiles sur toile sur les mêmes sujets, arguant qu’il s’est rendu en personne sur les lieux71. Henri Durand-Brager collaborait avec les journaux

l’Illustration, la Patrie et le Monde Illustré, pour lesquels il était correspondant de guerre72. À

ce titre, il réalise des plans des places russes, et des dessins des actions maritimes. Il publie même deux ouvrages, Quatre mois de l’expédition de Garibaldi en Sicile et en Italie (Dentu, 1861) et Deux mois de campagne en Italie (Dentu, 1867), qui montrent bien son statut de

témoin direct. Sa démarche est similaire pour la peinture sur toile, car il travaille fréquemment

suivant le principe de la série : quatorze toiles sur le voyage de Napoléon III en Algérie, et

68 Cat. Exp., Meissonier…op. cit., p. 168. 69

O’BRIEN David, Antoine-Jean Gros, peintre de Napoléon, Paris, Gallimard, 2006, p. 59.

70

Lettre du 2 novembre 1861 d’Arsène Houssaye au ministre d’État, AN, F21/137.

71 Lettre d’Alfred Darjou au Surintendant des beaux-arts, 28 décembre 1865, AN, F21/130.

72 Voir l’étude d’Hélène Puiseux sur ce point dans PUISEUX Hélène, Les figures de la guerre, représentations

vingt-et-une illustrant sur le siège de Sébastopol. Cette double compétence dans la peinture et l’illustration révèle une des caractéristiques essentielles de la peinture de bataille : elle a pour mission de montrer au public des événements qu’il n’a pas vus, et est réalisée par des peintres qui en ont été témoins.

Pour réaliser une peinture de bataille, il est donc essentiel que le peintre ait été témoin des événements, et cet argument est fréquemment avancé pour convaincre un acquéreur. Charles-Édouard Armand-Dumaresq, qui a accompagné le maréchal Vaillant lors de la guerre d’Italie, affirme l’authenticité historique de ses œuvres par son statut de témoin oculaire. À propos de son œuvre Un épisode de la bataille de Solférino (1860 ; Paris, Salon de 1861, n° 83 ; Versailles, musée national du Château), il écrit au ministère des beaux-arts qu’il sollicite pour une acquisition : « J’ai exposé cette année un Épisode de la bataille de Solférino […] qui s’est passé en quelque sorte sous mes yeux, je crois l’avoir traité consciencieusement

et j’en reçois le témoignage de plus d’un côté »73. Armand-Dumaresq est plus direct encore au

sujet de sa Charge de la division Desvaux à Solférino (Paris, Salon de 1863, n° 53) : « Ayant

été témoin oculaire […] je puis en garantir la vérité de mise en scène comme terrain et comme mouvements de troupes. […] Je crois pouvoir dire que tant par le sujet que par la

façon dont je l’ai traité, ma toile est un véritable tableau d’histoire »74. Un artiste témoin d’un

événement sera privilégié par l’Administration dans le cas d’une commande. Jean-Baptiste Durand-Brager reçoit la commande de L’arrivée de l’escadre anglaise à Brest (commande de 1866) grâce à sa présence sur les lieux : « Permettez-moi de vous recommander dans ce but

M. Durand-Brager, peintre de marine, qui était sur les lieux lors de cette visite. J’y ai été témoin du soin qu’il a apporté à tout voir, et certainement personne ne peut être plus apte que

lui à représenter les choses telles qu’elles se sont passées »75.

Même lorsque l’événement a eu lieu dans le passé, les artistes pouvaient montrer le souci de véracité par l’utilisation de sources documentaires tenant lieu de témoignage direct : lorsqu’il expose au Salon de 1865 son Rachat des prisonniers russes par les français pendant

la campagne de Dalmatie (juin 1807) (Paris, Salon de 1865, n° 524), Joseph-Désiré Court

mentionne dans le livret un extrait des « mémoires du drogman Michel Bénich », et il prend soin d’ajouter « témoin oculaire ». L’insistance des artistes sur cette garantie de vérité historique montre l’importance de ce critère pour les peintures de bataille, qui joue même un

73

Lettre d’Armand-Dumaresq du 2 mai 1861 au ministre des beaux-arts, AN, F21/136.

74 Lettre d’Armand-Dumaresq du 8 mai 1863 au ministre des beaux-arts AN, F21/136.

75 Lettre de Clément de la Roncière-Lenoury (officier de marine) à Monsieur le Comte, 9 février 1866, AN,

rôle dans le rang qu’occupera une œuvre : elle ne sera pas une véritable peinture de bataille si elle ne transcrit pas l’événement avec justesse.