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CHAPITRE I. Ce qu’on appelle « peinture d'histoire »

A. La tentation de la modernité

La volonté de « faire moderne », que Baudelaire avait formulée en disant « Il y a donc une

beauté et un héroïsme modernes ! »173 amenant à la prise en compte de l’esprit de la réalité174,

se manifeste dans la peinture par l’influence qu’exercent la peinture de genre et le réalisme.

La contamination de l’histoire par le genre : la preuve par les sujets et les formats

La peinture de genre prend de plus en plus d’importance au cours du XIXe siècle. La Seconde République est une période charnière car elle va contribuer à la valoriser : la crise (politique et économique) de 1848175 pousse les peintres vers une production d’œuvres plus commerciales, et l’État lui-même mène une politique de soutien aux artistes sans afficher de préférence pour un style ou un genre176. Voulant satisfaire le plus grand nombre, il se tourne vers les œuvres de petit format et à moindre coût. De ce fait, il en vient à encourager le paysage et la peinture de genre177. La montée de la classe bourgeoise après 1848 renforce le succès de la peinture de genre, dont elle est un des principaux clients178. Michaël Vottero a bien montré qu’elle est le genre phare du Second Empire. Les raisons de cette faveur sont en partie les mêmes que sous la Seconde République : la classe bourgeoise, qui a renforcé son assise, s’intéresse à ce genre pécuniairement attractif et intellectuellement accessible. Cette peinture de petit format, qui

173 BAUDELAIRE Charles, « Salon de 1846 », Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Michel Lévy Frères,

1868, p. 197.

174 BAUDELAIRE Charles, Salon de 1859, texte de la Revue Française, édition commentée par Wolfgang

Drost, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 89.

175 Voir sur ce point GEORGEL Chantal, 1848, la République et l’art vivant, Paris, RMN, 1998, p. 64-67. 176

CLARK Timothy James, Le bourgeois absolu, les artistes et la politique en France de 1848 à 1851, Villeurbanne, Art Edition, 1992 (1973), p. 68-69.

177 VOTTERO Michaël, La peinture de genre en France après 1850, Rennes, Presses universitaires de Rennes,

2012, p. 31.

imite la nature et qui représente des scènes où l’érudition n’est pas nécessaire179, incarne une démocratisation de la peinture qui s’adresse au plus grand nombre180. Enfin, le public du Second Empire était friand des toiles mettant en scène des anecdotes historiques (dans la continuité de la peinture troubadour), telles que des épisodes de la vie sentimentale des souverains181. Cet intérêt pour l’anecdote marque tout le XIXe siècle : d’après Henri Loyrette il contamine tous les genres sous la monarchie de Juillet182, et il s’observe encore jusqu’au tournant du XXe siècle183. Napoléon III lui-même avait un goût marqué pour les tableaux de genres, les scènes familiales et la peinture militaire : Catherine Granger a évalué que ce type de scènes correspond à 36 % des achats sur la liste civile184. L’impact de ces différents facteurs, qui se confirme au Salon de 1868 où le lauréat du premier prix est un peintre de genre, se mesure à la montée de la peinture militaire et au développement des sujets anecdotiques inspirés du passé. L’engouement général pour la peinture de genre amène les peintres d'histoire à proposer des œuvres hybrides, ou à alterner les sujets : le peintre Jean- Louis-Hector Viger-Duvigneau, par exemple, débute comme peintre d’histoire et crée des toiles inspirées de la mythologie gréco-romaine ou de la Bible, avant de s’intéresser sous le Second Empire aux grands personnages de l’histoire qu’il figure dans des scènes anecdotiques. Son biographe évoque d’ailleurs le succès de ses nouvelles œuvres auprès de la clientèle185, qui peut compter sur le système marchand-critique pour acquérir ce type de scènes186.

Dans son analyse des peintures de genre du Second Empire, Michaël Vottero a observé que le terme de « genre » ne suffit pas à lui seul à rendre compte de la réalité des créations. Il propose donc une nouvelle classification : la scène de genre traditionnelle avec des figures contemporaines correspond à la définition classique de la peinture de genre ; il la distingue de la scène de genre historique, où le sujet est anecdotique mais se déroule dans le

179

DELECLUZE E.-J., Journal des débats, 24 mars 1839.

180 VOTTERO Michaël, op. cit., p. 35.

181 VERGNETTE François, « Peinture d’histoire… », art. cit., p. 797. 182 LOYRETTE Henri (dir.), op. cit., 2006, p. 96.

183 L’étude d’Émilie Neute sur la peinture en 1900 confirme le maintien de la représentation de l’histoire sous

l’angle de l’anecdote. NEUTE Émilie-Martin, L’année 1900, la peinture contemporaine au travers des

expositions parisiennes, thèse de doctorat sous la direction de Barthélémy Jobert, Paris IV Sorbonne, 2 vol.,

2009, p. 115.

184

GRANGER Catherine, L’empereur et les arts, la liste civile de Napoléon III, Paris, École des Chartes, 2005, p. 196.

185 Hector Viger, peintre d’histoire et de genre, sa vie et ses œuvres, Paris, impr. Victor Goupy et Jourdan, 1879,

p. 14.

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Harisson et Cynthia White ont qualifié ainsi le système du marché de l’art qui se met en place au XIXe siècle et qui consiste pour les peintres à profiter du réseau des marchand d’art pour vendre leurs œuvres. En parallèle, les critiques d’art commentent les œuvres, font et défont les réputations des artistes, et contribuent à les faire connaître. WHITE Harrison et Cynthia, La carrière des peintres au XIXe siècle, du système académique au marché des impressionnistes, Paris, Flammarion, 2009 (1965).

passé, ainsi que du genre historique qui figure des personnages connus ; au sommet, il place la peinture d’histoire de grand format187. Si les deux premières catégories nous semblent pertinentes, les deux suivantes ne correspondent pas exactement à nos observations, et nous proposons de les remplacer par peinture à sujet historique et peinture d'histoire académique. En effet, si ses deux premières catégories sont différenciées par le sujet, les deux suivantes le sont par le format, d’après l’opposition usuelle entre genre/histoire basée sur les dimensions. Or, nous avons constaté que pour les représentations de l’histoire sous le Second Empire (soit « genre historique » selon le classement de Michaël Vottero), l’argument de la taille des œuvres n’est pas probant. Notre calcul est basé sur les 292 œuvres dont les mesures nous sont connues (annexe 11) : 47 % ont une largeur inférieure ou égale à 150 cm, 34 % ont une longueur inférieure ou égale à 300 cm, et 18 % ont une largeur supérieure à 300 cm (sachant qu’une grande partie de ces dernières toiles sont des peintures de batailles ou militaires qui, parce qu’elles sont des commandes et souvent pour Versailles, sont automatiquement de grand format). Si presque la moitié des œuvres est réalisée dans un format moyen, voire petit (95 toiles ont une largeur inférieure à 100 cm, soit 32 %), bon nombre sont donc très grandes188. Faut-il y voir une réduction de la peinture d'histoire, plus convenable pour les intérieurs bourgeois, ou à l’inverse un agrandissement de peintures de genre ? Nous pensons que cette question ne se pose plus sous le Second Empire, et que les artistes proposent une formule moderne et hybride, qui s’inscrit dans l’héritage du genre historique, qui mêle histoire et genre, dans le but de renouveler les sujets et de plaire à l’État comme à une clientèle bourgeoise.

Impact du réalisme : faire vrai

Dans les années 1840, l’émergence du réalisme est le fait de quelques artistes, comme Adolphe Leleux, encouragés par quelques critiques d’art comme Baudelaire, Champfleury, ou Gautier qui appelaient de leurs vœux l’élévation des sujets inspirés de la vie quotidienne au

187

VOTTERO Michaël, op. cit., p. 80-81.

188 Ajoutons d’ailleurs que la peinture de genre de petit format étant abondante aux Salons, les toiles un peu plus

grandes ressortaient d’autant plus, ainsi que l’a dit Edmond About à propos de Joseph-Nicolas Robert-Fleury en 1857 : « On remarque avec justice que les toiles de M. Robert-Fleury, que tout le monde rangeait, il y a vingt

ans, dans la peinture de genre, ont aujourd’hui dans nos expositions l’importance de tableaux d’histoire. Cependant leurs dimensions sont toujours les mêmes ; mais le milieu où nous les voyons a changé. Elles disparaissaient autrefois parmi les grandes pages de peintures historiques ; elles ressortent aujourd’hui dans cette foule de petits tableaux dont nous sommes inondés ». ABOUT Edmond, Nos artistes au Salon de 1857,

rang de la peinture d'histoire, à travers le format189. Le monde contemporain devient alors un répertoire de sujets héroïsés par une représentation monumentale. Avec Gustave Courbet, le terme prendra une teinte socialisante marquée. Il participe, avec Jean-François Millet et Jules Breton, à cette mise en peinture dans des formats imposants – et alors inadéquats – de scènes de genre qui de ce fait s’élèvent dans la hiérarchie picturale. Courbet, qui en vient à incarner la définition même du réalisme telle qu’on peut la lire dans le Grand Dictionnaire

universel190, prend pour sujet principal le monde qui l’entoure suivant l’idée que « l’art

historique est par essence contemporain »191. Il fixe son époque par l’image, figure ses enjeux

sociaux ou politiques, et conserve une part d’expression du sentiment nécessaire à la peinture de genre192. Le caractère révolutionnaire de telles œuvres (comme l’Enterrement à Ornans, 1849-1850, Paris, musée d’Orsay, Salon de 1850) a rapidement développé leur audience, ce qui a contribué à la décomposition de la hiérarchie des genres et au renouvellement de la peinture d'histoire. Cette démarche audacieuse n’a toutefois pas fait immédiatement des émules. Si la portée de Courbet et de ce type de réalisme social sur les peintres de sujet historique du Second Empire reste limitée (les sujets de ces derniers sont majoritairement empruntés au passé national, et sans intention socialisante), on peut néanmoins l’observer ponctuellement, comme dans la toile d’Alphonse de Neuville Chasseurs à pied de la garde

impériale à la tranchée ; siège de Sébastopol (1861, Paris, Musée de l'armée ; Paris, Salon de

1861, n° 851) qui représente des soldats en attente de l’attaque à l’écart du champ de bataille. Les réalités humaines de la guerre (fatigue, courage, excitation) y sont exprimées dans des dimensions considérables (H. 200 ; L. 300 cm). Le simple soldat est monumentalisé par le format.

Avant tout, le réalisme en tant que parti-pris de « faire vrai », d’observer la réalité et de la rendre avec précision, marque les représentations de l’histoire. La volonté de restituer une époque était déjà présente dans les œuvres du genre historique : Paul Delaroche se singularise notamment par un souci de vérité historique, qui passe par l’étude des textes historiques, des éléments caractéristiques de la période choisie, et par sa reconstitution réaliste

189

GUÉGAN Stéphane, YON Jean-Claude, Théophile Gautier, la critique en liberté, Les Dossiers du musée d’Orsay, n° 62, Paris, RMN, 1997, p. 59.

190 D’après l’observation de Dominique de Font-Réaulx : DE FONT-REAULX Dominique, « Les ambiguïtés du

réalisme pictural », in DES CARS Laurence, FONT-RÉAULT Dominique de, TINTEROW Gary (dir.), Gustave

Courbet, cat. exp., Galeries nationales du Grand Palais, Paris, (13 octobre 2007-28 janvier 2008), The

Metropolitan Museum of Art, New York (27 février - 18 mai 2008), Musée Fabre, Montpellier (14 juin - 28 septembre 2008), Paris, RMN, 2007, p. 31.

191 COURBET Gustave, cité par DE FONT-REAULX Dominique, op. cit., p. 43. 192 VOTTERO Michaël, op. cit., p. 41.

sur la toile. Nous pouvons observer chez les artistes entre 1860 et 1870 l’habitude de mentionner la source d’inspiration (voir partie II, chapitre 1). L’enseignement de Paul Delaroche continue d’influencer la génération de peintres qui nous intéresse : son atelier est actif jusqu’en 1843, au sein duquel il transmet une vision réaliste de la peinture d'histoire. Michaël Vottero en a évalué la portée sur la peinture de genre193, et nous avons constaté qu’un grand nombre de peintres de sujet historique se réclame encore de son enseignement (voir infra). Parmi eux figure Jean-Léon Gérôme, qui incarne le courant du réalisme historique voire archéologique. Dans un premier temps un des tenants de la peinture néo-grecque, il représente en grand format des scènes de genre inspirées de l’Antiquité, où la trace de Delaroche (monumentaliser une scène anecdotique) est bien visible194. Gérôme bascule ensuite vers ce que Pierre Sérié qualifie de « réalisme expérimental » 195 : il s’intéresse toujours aux sujets antiques mais en emprunte d’autres à l’histoire nationale (principalement le XVIIe siècle et l’épopée napoléonienne196) qu’il traite dans un format proche de la miniature, et où l’on retrouve également la narration picturale de Delaroche197. Dans cette formule hybride propre à Gérôme, qui tire les leçons autant de son maître que des œuvres d’Ingres, il propose un réalisme original qui allie une reconstitution minutieuse basée sur les textes des historiens à une construction inventée qui lui permet de jouer sur l’émotion198. À l’inverse de Courbet, Gérôme réduit les dimensions et humanise les héros. L’importance de Gérôme sur la scène artistique (il fréquente la cour impériale, diffuse largement son œuvre grâce à la maison Goupil, devient professeur à l’École des beaux-arts en 1863) se mesure à l’influence qu’il va exercer dans la remise en question de la peinture d'histoire et la création de genres hybrides. On retrouve certains de ces codes dans la peinture d’autres artistes actifs entre 1860 et 1870 : Pierre-Charles Comte, par exemple, crée des œuvres marquées par une puissance narrative associée à un format réduit (comme dans Le Serment de Henri de Guise

de venger son père assassiné, 1864, Blois, musée du château, H. 85 ; L. 75 cm). Le peintre

193 Idem, p. 56-57.

194 JAGOT Hélène, « Les Néo-grecs, des académistes déviants ? Formation et stratégie de carrière au tournant

des années 1850 », in POULOT Dominique, PIRE Jean-Miguel, BONNET Alain, L’éducation artistique en

France, du modèle académique et scolaire aux pratiques actuelles, XVIIIe-XIXe siècles, Presses universitaires de

Rennes, 2010, p. 138.

195 SÉRIÉ Pierre, op. cit., p. 216 et suiv. 196

VERGNETTE François de, « L’histoire selon Gérôme », in COGEVAL Guy, SCOTT Allan, VERGNETTE François de (dir.), Jean-Léon Gérôme (1824-1904), l’Histoire en spectacle, cat. exp., Los Angeles, The J. Paul Getty Museum (15 juin-12 septembre 2010), Paris, Musée d'Orsay (19 octobre 2010-23 janvier 2011), Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza (1er mars-22 mai 2011), Paris, Flammarion, 2010, p. 113.

197

MITCHELL Claudine, « The damaged mirror, Gérôme’s narrative technique and the fractures of French history », in ALLAN Scott, MORTON Mary (dir.), Reconsidering Gérôme, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles, 2010, p. 92.

198 DES CARS Laurence, « Gérôme, peintre d’histoires », in COGEVAL Guy, SCOTT Allan, VERGNETTE

belge Édouard Hamman représente également des scènes historiques dans les dimensions de la peinture de genre (Marie Stuart quittant la France, 1863, La Rochelle, musée d’art et d’histoire, H. 61 ; L. 51 cm). De manière générale, les peintres de sujet historique réalisent des œuvres dans lesquelles l’expression de l’émotion est omniprésente, dont la facture est précise, lisse, pour une parfaite lisibilité ; nombre d’entre eux font preuve d’une grande minutie dans la reconstitution du passé et tentent de rendre la couleur locale grâce à des sources historiques et archéologiques diverses. Si Gérôme n’est pas le seul responsable de la propagation de cette tendance au réalisme de la représentation de l’histoire, il en est – à la suite de Delaroche – un des acteurs.