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3. De la maladie vers le handicap : acteurs, moments, enjeux

3.2. Ethnographie des décisions : la production professionnelle des

3.2.1. Travail social et médecine : des ethos professionnels conflictuels ?

3.2.1.2. Une tentative de réguler les flux

L’influence de l’insuffisance de l’offre médico-sociale et sociale susceptible d’accompagner des usagers catégorisés « malades mentaux » joue un rôle notable dans cette transformation de la psychiatrie. En l’absence de famille mobilisable, ce manque de moyens amène encore aujourd’hui la psychiatrie à pourvoir à l’hébergement et à l’accompagnement social de patients pourtant considérés comme stables sur un plan purement médical, à travers les structures du secteur. Par exemple, à état clinique équivalent, certains patients seront hébergés par leur famille après une hospitalisation, n’ayant pas recours aux solutions institutionnelles, alors que d’autres gagneront un centre de postcure – quand il y en a un sur le secteur de rattachement – pendant plusieurs mois, voire années. Sur le plan de l’accompagnement, certains patients sollicitent davantage le CMP pour l’accompagnement social qu’il fournit que pour ses pratiques médicales, en dépit d’une tentative des professionnels de réguler les flux en conditionnant le suivi social à l’évaluation médicale, ce qui témoigne de la complexité de l’intrication du soin et de l’accompagnement social dans la prise en charge psychiatrique. Le fait que l’Etat social a reporté sur les familles le souci de la vie quotidienne des patients de la psychiatrie – en supprimant des lits et en profitant de l’idéologie anti-asilaire des années 1970 – a comme conséquence que les institutions psychiatriques et médico-sociales se préoccupent essentiellement des malades « sans famille ». D’autres chercheurs de la chaire « Handicap psychique et décision pour

54 De ce point de vue, la situation de la psychiatrie s’apparente fortement à celle de la gériatrie : alors que

les assistantes sociales sont peu écoutées dans les services de chirurgie, par exemple, elles jouent dans les deux cas un rôle crucial, comme l’a montré Andréa Insergueix. Cf. Insergueix A., « L’expertise sociale de la dépendance à l’hôpital : les assistantes sociales hospitalières », in Weber F., Trabut L., Billaud S. (Dir.), Le

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autrui », travaillant sur les familles et les décisions judiciaires de protection, ont montré que cette disparition des familles n’a rien d’automatique : ce ne sont pas seulement les patients dont les proches sont décédés qui se trouvent dépourvus de solution quotidienne, mais aussi les patients dont les proches ont été « perdus de vue », ont refusé la prise en charge ou ont été disqualifiés. Les transformations de l’Etat social, dans le cas des patients de la psychiatrie, ont conduit non seulement à une détérioration des relations familiales mais aussi à une dégradation des conditions matérielles et psychiques d’existence des proches (Blum et Favier 2016, Blum et al. 2015).

Au CMP Banlieue, situé sur le territoire le plus pauvre, le service social du CMP est perçu par la hiérarchie médicale comme trop utilisé par les patients. A tel point qu’au moment de l’enquête, celle-ci a décidé de refuser les nouveaux suivis de patients du CMP par le service social. Le cadre médical du CMP nous explique, lors de notre arrivée, que le service social en psychiatrie est en théorie réservé aux patients que l’état de santé rendrait incapable de solliciter des services sociaux extérieurs (polyvalence de secteur du Conseil départemental, CCAS…) ou que l’état de santé rendrait inaccessible à des professionnels ne le connaissant pas. « Ce service social, c’est pour rendre service aux patients dont on a décidé qu’ils ne pouvaient pas aller voir ailleurs », nous dit-elle, « parce que les assistantes sociales de l’extérieur seraient trop démunies ». Nous n’avons pas pu mesurer l’évolution de la fréquentation de ce service social dans le temps, ne disposant pas d’un accès à l’ensemble des données médico-administratives de ce centre hospitalier, toutefois, nous avons des données sur la proportion du nombre de patients suivis par le service social pour chaque CMP. Au CMP Paris, pour une file active d’environ 2800 personnes, 325 ont été vues par une assistante sociale en 2014 (soit 11,6% de la file active). Au CMP Banlieue, pour une file active d’environ 1600 personnes, 350 ont été vues par une assistante sociale en 2012 (soit 21,8%), soit presque deux fois plus.

Au CMP Banlieue, celui donc pour lequel la proportion des patients vus par le service social est la plus importante, il est fréquemment rappelé aux assistantes sociales, que les patients qui ne voient pas régulièrement leur psychiatre ne doivent pas être reçus. La chef de service leur rappelle ainsi : « On n’est pas un centre social : les patients vous voient sur prescription médicale ! ». Les assistantes sociales, suivant et s’appropriant cette consigne, vérifient toujours que les patients qui les sollicitent sont réguliers dans

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leurs consultations médicales : l’accès au suivi social est toujours conditionné au suivi médical. Les assistantes sociales vivent cette condition de leur exercice comme une protection, qui les prémunit d’avoir à traiter avec des patients qui ne seraient pas stables, et qui pourraient présenter des comportements inappropriés voire agressifs.

Nous avons pu toutefois observer un relatif échec dans la régulation de ces flux : il n’est pas rare, pendant le temps de l’enquête que l’assistante sociale soit sollicitée par un médecin à propos d’un patient qu’elle ne suit pas habituellement, dans le cadre d’une démarche ponctuelle, mais qui pourra rapidement conduire à un suivi plus intensif.