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De l’intérêt des pouvoirs publics pour les parcours à l’intérêt scientifique

1. Handicap, maladie mentale et trajectoire

1.1. La notion de « handicap psychique » : vers une transformation des

1.2.1. De l’intérêt des pouvoirs publics pour les parcours à l’intérêt scientifique

scientifique pour les trajectoires

1.2.1.1. Le modèle du parcours dans l’action publique

La notion de parcours n’est pas une invention ex nihilo : elle a été favorisée par une évolution des structures sociales au cours des quarante dernières années.

Les repères traditionnels tels que l’emploi, la mise en couple et le logement indépendant constituaient pour les générations précédentes autant d’étapes clés garantissant, en quelque sorte, une certaine linéarité des trajectoires. Depuis, un certain nombre d’évolutions démographiques et sociales (allongement de la durée des études, entrée plus tardive dans la vie active avec les difficultés de maintien sur le marché du travail, décohabitations et re-cohabitations avec les parents, recompositions familiales, augmentation générale de l’espérance de vie, impératifs de mobilité spatiale, modèle de la flexibilité dans l’emploi) ont conduit à une plus grande variété des parcours des individus. « Les bifurcations et les ruptures au sein d’une trajectoire sont ainsi plus fréquentes et nombreuses (…) Les parcours individuels ont pris des formes plus souples, faites d’allers et de retours entre des états qui, jadis, se succédaient » (Dauphin 2009).

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Ainsi, l’action publique et son évaluation ont-elles évolué pour s’adapter à la complexité croissante des parcours et à la plus grande variabilité des zones d’insécurité. Le modèle du parcours, entendu comme une série de mesures individualisées, à vocation temporaire et coordonnées entre elles, marque une des évolutions majeures des cadres de pensée contemporains de l’action sociale, sanitaire et médico-sociale, depuis le milieu des années 2000. Il s’accompagne de notions connexes, telles que l’autonomie ou le projet de vie. La notion de parcours est apparue d’abord dans le champ sanitaire, avec la mise en place du « parcours de soins coordonnés » en 2004 qui consacrait le médecin généraliste en coordonnateur du recours aux différentes spécialités médicales. Puis elle a progressivement gagné les secteurs sociaux et médico-sociaux, en s’appliquant à la santé ou même à la vie entière, comme le montrent Marie-Aline Bloch et Léonie Hénault27.

Dans le cas de la prise en charge de la maladie mentale, l’abandon de la tradition asilaire explique en partie le succès ces dernières années du modèle du parcours pour comprendre les effets du soin psychiatrique sur les patients. En effet, les modalités de soin, davantage inscrites dans la cité et intégrées dans la vie ordinaire des bénéficiaires, impliquent de penser la vie du patient de façon plus large que lorsqu’elle était toute entière contenue par et dans l’institution psychiatrique. De même, l’extension du spectre psychiatrique à de nouvelles questions et à un public de plus en plus large28, a engendré

une nécessité de penser les liens entre le soin psychiatrique et d’autres acteurs institutionnels, voire l’entourage informel des malades.

Pour Bloch et Hénault, le modèle du parcours repose sur plusieurs principes : une certaine individualisation des mesures, de leur évaluation, une vision à long terme (comprenant la prévention) et une prise en compte de l’individu dans ses différentes dimensions. Tout se passe comme si les instances de pilotage de l’action publique n’étaient plus focalisées sur l’institution qui prodigue l’aide ou le soin, sur son organisation et sa logique propre, mais sur l’individu qui utilise cette aide ou ce soin, sur ses propres logiques et besoins.

27 Bloch M.-A. et Hénaut L., Coordination et parcours. La dynamique du monde sanitaire, social et médico-

social, Dunod, Paris, 2014, 336 p.

28 Sur le sujet, voir par exemple Ehrenberg A., « Remarques pour éclaircir le concept de santé mentale. Point de vue », Revue française des affaires sociales 2004/1 (n° 1), p. 77-88 : « Les murs de l’asile sont bien tombés mais, parallèlement, une plainte sans fin s’est progressivement mise à sourdre de partout, une plainte qui trouve sa réponse dans la quête de la santé mentale. »

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Le modèle du parcours dans l’action publique semble poursuivre deux finalités, qui se veulent complémentaires :

- Le refus de l’Etat de financer des aides, du soin, inutiles ou mal utilisés. Il est le fruit d’une conception néolibérale de l’action publique, qui cherche à rationnaliser l’efficacité de l’Etat-providence dans un contexte de raréfaction des ressources. La mise en place du « parcours de soins coordonnés » était clairement marquée par cet objectif de maitrise des coûts de l’assurance maladie.

- La volonté d’insister sur les capacités d’autonomie de l’individu protégé. Un discours humaniste et progressiste accompagne davantage les dispositifs actuels, comme celui du revenu de solidarité active ou ceux du handicap. En effet, le modèle du parcours qui s’y incarne veut mettre fin à une logique « paternaliste » des politiques sociales, en « privilégiant une action sur les personnes plutôt que sur des catégories d’ayants-droits29 ». Pierre-Alain Vidal-Naquet, en se focalisant

sur la notion de « projet » corolaire de celle de parcours, montre le lien entre des politiques sociales de plus en plus enclines à s’individualiser et une montée des aspirations à l’autonomie redéfinie selon un prisme néolibéral comme la capacité à être réflexif, à exprimer ses besoins et ses aspirations.

Pourtant, ce modèle du parcours, en pratique, fabrique aussi ses propres processus d’exclusion. Le risque, selon Vidal-Naquet est en effet que cette revalorisation de l’autonomie pèse sur le sujet comme une nouvelle contrainte, en insistant sur la responsabilité individuelle de chacun sur son parcours y compris sur ses échecs et ses faiblesses. Or, comme le rappelle Jean-François Guillaume30, « (…) peut-on faire fi de (…)

l’inégalité des positions individuelles ? Certains ont, plus que d’autres, un intérêt objectif à l’instauration ou à l’extension d’un mode de régulation du marché de l’emploi basé sur la liberté et sur la responsabilité individuelles. »

29 Vidal-Naquet P.-A., « Quels changements dans les politiques sociales aujourd'hui ? Le projet entre

injonction et inconditionnalité », La nouvelle revue de l'adaptation et de la scolarisation, 2009/3(n° 47), pp. 61-76.

30 Guillaume J.-F., « Les parcours de vie, entre aspirations individuelles et contraintes structurelles »,

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1.2.1.2. Un renouvellement des méthodes en sciences sociales : des groupes sociaux aux trajectoires

La sociologie n’échappe pas aux évolutions sociales et doit s’adapter aux transformations des cadres d’organisation de la société. Tout en se voulant à distance du vocable récent du parcours, souvent considéré comme manquant de contenu scientifique, elle a adapté ses méthodes et ses modèles à la plus grande variabilité des histoires individuelles. Ainsi, à partir des années 1980, a émergé en sociologie un courant voulant davantage considérer la vie de la personne et son développement comme une totalité (Bessin 2009). Le souci de temporalisation, c’est-à-dire d’inscription d’une situation donnée dans un processus dynamique, avec une histoire passée et des implications futures, est fondamentalement au cœur de ces approches. Pour juger de la position sociale d’un individu, il est nécessaire de s’interroger sur la pente de sa trajectoire et non seulement sur ce qu’il est à un instant donné31.

Toutes ces approches partagent des postulats théoriques : une lecture des changements sociaux à l’échelle des biographies individuelles ; une attention aux processus temporels, qui affectent les successions d’étapes de la vie, et non pas seulement aux catégories d’âges de la vie ; l’articulation entre les temporalités de l’individu et le temps historique. Pourtant, elles varient sur l’équilibre entre autonomie individuelle et poids conféré au social : certaines font une large place à la subjectivité des personnes et au récit qu’elles font de leur existence, d’autres se centrent davantage sur les déterminants sociaux, les conditions matérielles et l’encadrement politique.

Comme ces secondes approches, nous utiliserons, pour parler de la vie des individus dans ses différentes dimensions et de son mouvement, le concept de trajectoire : il permet de mettre en avant les déterminants sociaux et de briser le mythe de l’autonomie, ainsi que de mettre à distance le répertoire du parcours, tellement usité par les pouvoirs publics qu’il ne permet plus l’analyse.

31 La référence originelle pour ce type d’approche est sans doute l’article classique de Pierre Bourdieu,

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