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3. De la maladie vers le handicap : acteurs, moments, enjeux

3.3. Ethnographie des tournants biographiques : les processus individuels

3.3.2. Mode d’entrée en psychiatrie et moment d’entrée dans le handicap

3.3.2.3. L’ « hospitalisation crise » : une configuration assez rare

Nous avons porté une attention particulière aux effets de la première hospitalisation sur la trajectoire. En effet, de nombreux auteurs insistent sur l’importance de la première hospitalisation, comme déterminant majeur des trajectoires. Martine Bungener par exemple, montre que sa durée est un élément décisif du devenir des patients60 ; d’autres, dans la lignée de Goffman, focalisent sur le moment de

l’hospitalisation, correspondant à l’entrée dans la carrière, comme moment déterminant de la suite du parcours. Par ailleurs, on sait que, dans le cas des personnes âgées dépendantes, c’est l’hospitalisation en urgence, souvent due à une chute, qui constitue le moment où des prises en charge vacillantes s’interrompent.

Dans les cas observés, la première hospitalisation ne constitue pas immédiatement un tournant décisif des trajectoires : ce n’est pas à ce moment là que l’ensemble des domaines de la vie de l’enquêté sont modifiés. Cela ne signifie pas que les conditions (notamment d’âge et de durée) de cette première hospitalisation ne vont pas modifier profondément, à plus long terme, la trajectoire, mais que cette première hospitalisation enclenche rarement de façon immédiate une bifurcation de l’ensemble de la vie sociale de l’enquêté, qui pourrait rendre nécessaire un recours immédiat aux dispositifs des politiques du handicap. La configuration où une entrée dans le soin par une hospitalisation déclenche instantanément les dispositifs des politiques du handicap ne concerne que deux enquêtés parmi nos 23, et s’explique par un quotidien en crise depuis de nombreuses années sans recours au soin dans le cas de Charlotte, et par un certain fatalisme des différents professionnels dans le cas de Valérie.

Charlotte, 64 ans au moment de l’enquête, a fait l’objet au CMP d’un diagnostic de « psychose chronique ». Elle n’a jamais eu de contact avec la psychiatrie jusqu’à l’âge de 44 ans, menant une vie « ordinaire » et sans heurts. Après un CAP de secrétariat et quelques petits boulots, elle est entrée à 20 ans comme secrétaire de direction dans une entreprise de technologie numérique où elle fera toute sa carrière. A l’époque, elle vit seule dans son propre studio dans le centre parisien, a un compagnon et une vie sociale assez riche, gagne bien sa vie. En 1995, à l’âge de

60 Bungener M., Trajectoires brisées, familles captives : la maladie mentale à domicile, Paris, Éditions

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44 ans, son entreprise la licencie pour raisons économiques. Elle passe alors 7 années qu’elle qualifie de « dérive ». Après quelques missions intérimaires dénichées par l’ANPE, elle perd l’espoir de retrouver un emploi stable. Peu à peu, elle s’isole, se coupe de sa famille, de ses amis, et arrivant en fin de droits, n’arrive pas à diminuer son niveau de dépense, et finit par ne plus payer son loyer, puis dit-elle, à développer des comportements agressifs. C’est lorsque son appartement est mis sous scellé et qu’elle se retrouve à la porte qu’elle se réfugie chez sa sœur, qui apprend alors sa situation. Après quelques semaines chez sa sœur, celle-ci, inquiète pour Charlotte mais aussi pour son propre fils envers qui elle se montre très agressive, sollicite le CMP, qui fait hospitaliser Charlotte, alors âgée de 51 ans. L’hospitalisation durera 5 mois, le diagnostic est « psychose chronique ».. C’est la première fois que Charlotte fait l’objet de soin psychiatrique. Le service social de la psychiatrie entreprend immédiatement une démarche pour obtenir l’AAH et une demande de protection juridique. A la sortie, Charlotte sera hébergée pendant 7 ans par la psychiatrie, en appartement thérapeutique.

Valérie a 49 ans au moment de l’enquête. Elle a obtenu l’AAH au moment de sa première hospitalisation à l’âge de 21 ans, en 1987. Son père est alors secrétaire d’huissier et sa mère vit de la vente de cannabis. Au moment de sa première hospitalisation, la famille est déjà bien connue des professionnels : ses deux parents ont fait l’objet d’un suivi en psychiatrie sur le même secteur, le père par le CMP de 1974 à 1982, avec une hospitalisation de quelques mois, la mère par le CMP à partir de 1975, puis en longue hospitalisation (plusieurs années).61 Par ailleurs, Valérie a

fait l’objet de placements dans l’enfance, d’abord au titre de la Protection de l’enfance, puis au titre de troubles du comportement voire de déficience intellectuelle. A l’âge de 16 ans, l’institution qui l’hébergeait la renvoie « étant donné la fréquence des troubles du comportement dans la dernière année scolaire62 » tout en « exigeant que le père accepte que Valérie soit placée en

observation en psy ». Valérie revient alors au domicile familial, alors que le service de Protection de l’enfance indique que le dossier « est entre les mains du Juge », en l’attente d’un nouvel établissement. Finalement, sans que les dossiers médicaux des

61 Pour reconstituer la trajectoire de Valérie, nous avons consulté, avec l’accord des intéressés et de leurs

médecins, les dossiers médicaux et sociaux des trois membres de la famille.

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deux parents ne fournissent d’explications, le projet de placement est abandonné et Valérie est au domicile (On peut faire l’hypothèse que sa majorité approchante a joué dans la relativisation du danger).

Au moment de la première hospitalisation de Valérie, en 1987, à l’âge de 21 ans, ses difficultés sont déjà connues des professionnels de la psychiatrie par le biais du suivi de son père et de sa mère (la famille est qualifiée dans son dossier de « pathologique »). Les troubles de ses parents jouent un rôle dans l’évaluation par les professionnels de la situation, et dans la rapidité à établir un diagnostic. Le dossier médical de Valérie mentionne en effet que son diagnostic est encore hésitant, mais finalement, « au vu des antécédents », c’est un diagnostic de psychose qui est retenu. Valérie n’a pas de formation et n’a eu que quelques emplois très précaires et de durée très brève. De fait, au moment de sa première hospitalisation, l’assistante sociale en psychiatrie fait une demande d’AAH, sans qu’un risque de « stigmatisation » ne soit invoqué par les professionnels malgré son jeune âge, son installation dans la maladie étant probablement évaluée comme incontournable et ses chances de mener à bien un projet professionnel peu probables.

3.3.3. Expliquer le délai entre l’entrée dans le soin et l’entrée dans le handicap