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3. De la maladie vers le handicap : acteurs, moments, enjeux

3.1. Précautions terminologiques : orientation et reconnaissance

Pour introduire ces résultats, il nous faut préciser nos choix terminologiques. Notre volonté de départ était de travailler sur des parcours de personnes soignées en psychiatrie de façon relativement intense, régulière et ancienne, et susceptibles de faire l’objet d’une reconnaissance de handicap. Nous ne souhaitions pas écarter de l’analyse les personnes qui auraient pu demander cette reconnaissance, dans le but d’avoir recours à une ou plusieurs prestations du handicap, mais qui se seraient heurtées au refus d’une CDAPH49. Ainsi, notre entrée, qui suite aux négociations de terrain, passait

obligatoirement par les professionnels, consistait à leur demander de rencontrer des personnes pour lesquelles un dossier MDPH avait été déposé, à un moment ou à un autre de leur prise en charge, y compris avant leur arrivée au CMP, que ce dossier ait abouti à l’obtention de prestations ou non. Or, pour les 23 cas recueillis, les refus par la MDPH au moment de la première demande de prestations, celle qui marque l’entrée dans le handicap, ne concernent que deux personnes, et seulement une partie des prestations visées.

Le premier refus concerne, Karim : à l’âge de 28 ans, après 2 ans de suivi psychiatrique, il a demandé l’AAH, qu’il a obtenu, ainsi qu’une orientation en établissement de travail protégé, avec une indication du psychiatre « établissement pour bilan et orientation »50, qui lui a été refusée, la CDAPH ayant estimé

« temporairement inapte au travail 51 ». Le deuxième refus concerne Daphnée : à

l’âge de 39 ans, 12 ans après être avoir commencé son suivi au CMP et après plusieurs périodes d’inactivité, elle a demandé l’AAH, qui lui a été refusée en raison d’un taux d’incapacité évalué à 50%, ainsi qu’une demande d’orientation professionnelle en milieu protégé, qu’elle a obtenu.

49 Les CDAPH, Commissions des droits et de l’autonomie des personnes handicapées, sont les instances

des MDPH qui statuent sur les demandes de prestations qui lui sont adressées, en se basant sur l’évaluation réalisée par les équipes pluridisciplinaires.

50 Les guillemets indiquent les termes ajoutés en clair par le psychiatre de Karim dans le dossier MDPH,

alors que la case « orientation en établissement de travail protégé » est cochée. Sans connaitre précisément la dénomination de la structure, le psychiatre visait probablement un centre de pré- orientation professionnelle. Il s’agit d’une structure médico-sociale qui « étudie avec la personne en situation de handicap une orientation professionnelle adaptée en tenant compte de son état de santé ». [service-public.fr]

51 Les guillemets font ici référence au contenu textuel de la notification répondant à la demande adressée

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Ainsi, les moments d’orientation vers les dispositifs du handicap correspondent dans notre travail à des moments de reconnaissance du handicap. Bien évidemment, nous n’entendons pas en conclure que toutes les demandes de prestations reçoivent une réception positive dans le contexte des patients de la psychiatrie. Il est tout à fait envisageable que les enquêtés aient été confrontés à des refus de la part de la MDPH dont ils aient oublié ou jamais connu l’existence. S’il semble aujourd’hui inconcevable aux professionnels, dans un contexte d’affirmation des droits et de la place d’acteur de l’usager, de ne pas l’associer ou a minima l’informer des démarches entamées en son nom, il n’est en effet pas impossible que par le passé cet aspect informatif ait été davantage négligé, alors que la maladie entraîne une certaine remise de soi aux professionnels. Par ailleurs, l’existence de dossiers MDPH non mentionnés dans les dossiers médicaux et sociaux du CMP, est également probable : soit qu’ils aient été faits avant l’arrivée de la personne au CMP par d’autres professionnels, soit qu’ils aient été faits en dehors du CMP et ne soient pas portés à la connaissance de l’équipe du CMP. Ces deux phénomènes, de portée très générale, sont valables quel que soit le contexte administratif local. En revanche, il n’est pas impossible que la localisation des services étudiés en Ile-de-France joue également un rôle dans l’absence de refus MDPH pour des dossiers provenant de la psychiatrie publique. La région est en effet un territoire spécifique du fait de sa grande densité médicale et psychiatrique et de sa proximité avec l’univers politico-administratif national. Il n’est donc pas impossible que le caractère systématique de nos résultats sur ce point révèle un état particulier du rapport de forces entre les institutions psychiatriques (médecins et assistantes sociales hospitalières) et les décisions administratives des CDAPH dans deux départements d’Ile-de-France. Une telle hypothèse peut se vérifier en observant le processus de décision au sein des CDAPH mais également, de façon moins coûteuse, en analysant la carte départementale des taux de refus des dossiers MDPH en lien avec le handicap psychique.

Tout en tenant compte de ces doutes et de cette potentielle spécificité, la coïncidence entre l’orientation et la reconnaissance peut conduire à former l’hypothèse d’une sélection des candidatures MDPH par l’action des médecins et des assistantes sociales, que nous confirment oralement les psychiatres de notre enquête. Selon eux, ne sont validés par leur certificat médical que les dossiers MDPH qu’ils estiment recevables. Bien qu’il puisse leur arriver occasionnellement de remplir un certificat médical pour un dossier en lequel ils « ne croient pas » afin d’éviter un conflit avec un patient demandeur

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et estimant alors que l’évaluation relève en dernière instance de la compétence des MDPH, ou encore de remplir un certificat médical pour un dossier MDPH sur demande d’une assistante sociale, pour un patient qu’ils connaissent finalement assez mal ; la plupart du temps, les psychiatres disent être attachés à filtrer les demandes transmises à la MDPH. Pour eux, cette posture répond à un souci d’« honnêteté » vis-à-vis de leurs patients : il leur faut assumer une position vis-à-vis de leur demande. Ils estiment qu’ils ont une responsabilité dans la première évaluation de la pertinence d’un dossier MDPH, pour leurs patients, même si, comme le dit le Dr D., une seconde évaluation plus fine se fait dans les MDPH : « Je leur fais confiance, moi j’évalue à la louche, eux ils sont compétents pour ça. ». On pourrait toutefois trouver un écho ici à la position plus ancienne des psychiatres vis-à-vis de la tutelle des administrations au moment de la loi de 1975, consistant à affirmer leur place dans l’évaluation, en première ligne, de l’opportunité des recours aux dispositifs auxquels donne droit la MDPH, comme le suggère le discours d’un autre médecin sur un des CMP de l’enquête : « « je ne demande pas à d’autres d’assumer mes responsabilités52».