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3. De la maladie vers le handicap : acteurs, moments, enjeux

3.2. Ethnographie des décisions : la production professionnelle des

3.2.1. Travail social et médecine : des ethos professionnels conflictuels ?

3.2.1.3. Des tensions dissipées

En amont de l’enquête de terrain, nous faisions l’hypothèse de l’existence d’une certaine tension entre les logiques et cultures professionnelles du travail social et de la médecine, dans un contexte de position dominée du travail social, de part la nature médicale de l’institution, et un travail social à la fois « sur demande des médecins » et « loin des savoirs médicaux » (Insergueix 2014). Nous nous attendions à ce que ces éventuelles tensions s’expriment particulièrement au niveau des décisions d’orientation vers les dispositifs du handicap, dont les assistantes sociales seraient promotrices, en raison d’une résistance historique de certains psychiatres à la qualification « handicap » de leurs patients, déjà étudiée par ailleurs (Par exemple, Henckes 2009). Des entretiens exploratoires auprès de cadres de service social dans deux centres hospitaliers psychiatriques franciliens nous avaient confortés dans ces hypothèses : la notion de handicap poserait problème aux médecins, alors que les assistantes sociales auraient une approche plus pragmatique et moins affectée, justifiée par la nécessité de saisir les ressources à l’endroit où elles se trouvent55, comme le suggère cet extrait d’entretien :

« C’est très lié à la politique des médecins ça. Nous notre rôle, du côté du travail social, c’est quand même de dire bon ok, lui il est schizophrène, et vous pensez qu’il va quand même malgré sa maladie, avec un traitement, pouvoir s’insérer etc., mais nous on a fait une évaluation de sa situation, c’est dramatique, y’a pas de fric, il vit dans des choses… chez lui c’est un dépotoir, donc voyez on a quand même un rôle

55 Entretien avec la cadre du service social du premier centre hospitalier réalisé en juin 2012 par Ninon

Haupais, dans le cadre de son mémoire de Master 1 au sein de l’équipe de la Chaire « Handicap psychique et décision pour autrui », et entretien avec la cadre du service social du deuxième Centre hospitalier, réalisé par Florence Weber et Gaëlle Giordano en novembre 2012.

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d’évaluation de la situation qui vient quand même contrebalancer le diagnostic médical. Dans le meilleur des cas, il faudrait que le diagnostic social et le diagnostic médical soient très collaboratifs, ça ne l’est pas toujours ! » [Cadre service social centre hospitalier francilien].

Finalement, les tensions entre les assistantes de service social et les médecins ne

se situent pas exactement là où les attendait, et donnent à voir la complexité des interactions, dans l’institution, entre sa fonction soignante et sa fonction de « réinsertion » des patients.

Nous n’avons finalement pas observé, dans les tournants biographiques et dans les décisions professionnelles étudiés, de cas de désaccord franc entre l’assistante sociale et le médecin quant à l’orientation d’un patient. Les assistantes sociales vivent le pouvoir médical davantage comme une protection vis-à-vis de leurs partenaires institutionnels, dans un contexte général de mise en concurrence des institutions entre elles et de raréfaction des moyens, que comme une limitation de leur champ de compétence.

Les cas de réticence se situent sur les cas de jeunes patients, ceux qui entrent dans l’âge adulte. On observe une certaine prudence des psychiatres, partagée par les assistantes sociales, à l’égard d’un recours systématique à la MDPH concernant les patients les plus jeunes, justifiée par l’argument d’un risque de stigmatisation et d’une potentielle mise à l’écart définitive du marché du travail56. Cette résistance n’est

présente qu’à la marge dans les cas de patients plus âgés, nous y reviendrons.

Les tensions entre les assistantes sociales et les médecins se situent plus volontiers au niveau d’un manque d’investissement des médecins dans leur rôle initiateur des démarches de reconnaissance de handicap, du point de vue des assistantes sociales. Selon elles, les psychiatres délèguent trop systématiquement aux assistantes sociales l’ensemble de la démarche d’orientation vers les dispositifs du handicap. Pour les assistantes sociales, une orientation vers la MDPH est avant tout dépendante d’une évaluation médicale, et initiée par elle. Elles déplorent un manque de responsabilisation et de formation des médecins vis-à-vis de leur rôle propre dans les orientations, qui les conduit à recourir trop rapidement au jugement des professionnels du service social.

56 A propos des réticences des professionnels vis-à-vis de l’AAH chez les jeunes adultes, voir le cas de Cyril,

développé à la page 83. Dans le cadre de sa thèse, Pauline Blum revient également sur les conflits qui existent actuellement à propos de l'attribution de l'AAH à des jeunes adultes: entre les professionnels, entre les professionnels et les personnes concernées et/ou leur entourage.

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Certaines vont plus loin, dénonçant plus globalement une systématisation de l’adressage des patients au service social par les médecins, alors que de leur point de vue, un peu d’écoute et une orientation vers des services sociaux extérieurs pourraient suffire à régler et apaiser un certain nombre de situations. De leur point de vue, cette systématisation de l’adressage des patients aux assistantes sociales en psychiatrie peut conduire à une massification du recours aux dispositifs spécialisés du handicap, qu’elles estiment, elles, toujours subsidiaires aux dispositifs de droit commun.

Les professionnelles des services sociaux de nos deux CMP tentent de trouver des solutions pratiques pour compenser ce manque de formation des médecins au « social » : élaboration d’un guide de procédure à destination des médecins pour l’un, mise en place d’un secrétariat social avec un système de fiches d’accueil visant à filtrer les adressages des médecins pour l’autre. Dans les deux cas, ces tentatives ont un effet de diffusion très limité, ce qui confirme le peu d’influence du service social au sein de l’organisation, essentiellement de nature médicale, et ce qui contraste avec le poids éminent des psychiatres en amont du processus.

Par ailleurs, alors que nous souhaitions diversifier nos cas en cherchant à rencontrer également des patients qui ne seraient pas passé par le service social, en les sollicitant via la consultation médicale et non via le service social, nous nous sommes aperçus en analysant nos matériaux que l’entrée « reconnaissance de handicap » nous amenait forcément sur des personnes ayant vu, à un moment ou à un autre l’assistante sociale en psychiatrie, que ce soit au CMP ou sur une autre structure. Ce constat nous montre le rôle fondamental des assistantes sociales en psychiatrie pour les patients qui sollicitent une prestation du handicap au cours de leur suivi médical.