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3. De la maladie vers le handicap : acteurs, moments, enjeux

3.3. Ethnographie des tournants biographiques : les processus individuels

3.3.3. Expliquer le délai entre l’entrée dans le soin et l’entrée dans le handicap

3.3.3.4. Le non-recours par non-réception

Nous élargissons volontairement la thématique de la non-réception à l’ensemble de la chaîne conduisant à une reconnaissance de handicap, conformément à notre cadre théorique qui voit la notification MDPH comme la partie immergée d’un long processus, mettant en jeu les professionnels de différents secteurs de prise en charge, la famille et le patient. Ainsi, nous traiterons ici de l’ensemble des refus qui peuvent subvenir à partir du moment où la personne ou les professionnels qui l’accompagnent, expriment la

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volonté ou font la proposition, d’un recours aux prestations du handicap. Le refus peut donc venir de la famille, du médecin ou des professionnels de la MDPH.

On voit bien que le grand absent ici est le patient lui-même, ce qui ne permet pas de répondre à la question centrale et la plus politique dans l’analyse du non-recours66 :

dans quelles conditions et pour quelles raisons, une personne refuse-t-elle de recourir à un dispositif des politiques du handicap, alors qu’elle y est éligible ? Outre des difficultés liées à l’illusion biographique67 entrainée par la reconstitution par les personnes de leur

parcours et de leurs positions d’alors vis-à-vis des politiques du handicap, la tentative de répondre à cette question se heurterait à une limite de taille : celle d’une évaluation objectivée du handicap psychique.

Tout d’abord, l’enquêté peut se heurter à un refus de sa famille, en vertu d’enjeux moraux, comme par exemple une résistance des parents à la qualification « handicapé » de leur enfant, une difficulté des parents d’accepter l’autonomisation de cet enfant fragile ; ou d’enjeux plus matériels68.

L’exemple de Ziad montre une résistance du père à différentes aides du secteur du handicap qui cumule ces différents enjeux. Après une enfance complexe, dans laquelle ses difficultés ont fait l’objet de qualifications hésitantes entre troubles de l’apprentissage ou du comportement, Ziad a suivi des soins psy en secteur adulte dès l’âge de 22 ans. Dès son arrivée au CMP, le psychiatre de Ziad, d’obédience plutôt « sociale » va tenter de mettre en place avec lui diverses manières d’acquérir une autonomie vis-à-vis de ses parents. Le père refuse d’abord la curatelle, prétendant vouloir gérer lui-même l’argent de son fils, puis il refuse que son fils acquière son propre appartement, bien que l’assistante sociale du CMP lui ait obtenu un logement social, enfin il résistera longtemps à son entrée en ESAT, parce qu’il a peur

66 Pour Philippe Warin, la non demande correspond à un choix de l’individu de ne pas recourir à une

prestation disponible et envisageable, et a une dimension politique qui mérite davantage d’attention puisqu’elle exprime une forme de désaccord de l’usager vis-à-vis des droits dont il a connaissance, et interroge ainsi la pertinence des politiques sociales. (Warin, 2016, op.cit.)

67 Bourdieu P., « L'illusion biographique », In Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin

1986, pp. 69-72.

68 Si notre problématique nous a amené à rencontrer plus souvent des patients adultes plus âgés au suivi

psychiatrique routinisé, et que par conséquent nous manquions de données sur le public des plus jeunes, une des chercheurs de la chaire « Handicap psychique et décision pour autrui », Pauline Blum, travaille dans le cadre de sa thèse sur ce qu’il se passe dans les familles lorsqu'un adolescent ou un jeune adulte fait l'expérience de problèmes identifiés comme relevant de la psychiatrie. Elle prête attention au processus d'identification et de qualification des difficultés, par les personnes concernées, leur entourage et les professionnels.

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de payer « trop d’impôts ». Il faut noter que Ziad est issu de la classe populaire, son père étant ouvrier et sa mère au foyer.

Dans d’autres situations, des enquêtés désireux de demander une prestation du handicap se sont heurtés à une opposition de leur psychiatre. Cette opposition se matérialise dans le refus du médecin de remplir le certificat médical, qui est la pièce maîtresse du dossier MDPH. Nous l’avons dit, ces cas d’opposition concernent généralement des jeunes patients, pour qui les médecins comme les assistantes sociales craignent une mise à l’écart définitive du marché de l’emploi, ce qu’ils expriment de façon générique et synthétique en invoquant un risque de « stigmatisation ». Ces refus peuvent conduire à une rupture avec le patient, et à un nomadisme médical visant à solliciter d’autres appuis.

Cyril a 22 ans. Il a commencé à présenter des difficultés de comportement à l’école à l’âge de 12 ans, et à consulter un psychologue en libéral. A l’âge de 17 ans, il consulte un psychiatre, en libéral, qui le met sous traitement médicamenteux. A cette époque, il interrompt sa scolarité, et enchaîne quelques petits boulots. Il est hospitalisé 2 mois pour la première fois en pédopsychiatrie. A l’âge de 18 ans, il intègre les dispositifs de soin pour adultes, et fréquente le CMP de son secteur. Il est hospitalisé 9 fois de 18 à 21 ans, pour tentatives de suicide ou pour traiter son addiction croissante au cannabis. Au cours de ces hospitalisations, un diagnostic de bipolarité est posé. Alors que Cyril a 21 ans, sa mère demande aux professionnels du CMP de l’aider à monter un dossier d’AAH. Elle trouve qu’elle a manqué de soutien dans cette demande par l’assistante sociale et par le psychiatre de Cyril, qui lui disait que Cyril « allait être stigmatisé ». Mme Plantier et Cyril le relancent alors plusieurs fois, mais il finit par refuser de prendre Mme Plantier au téléphone, selon elle. Le psychiatre dit qu’il a envoyé le certificat mais la MDPH n’a jamais rien reçu. Finalement, la MDPH demande à la mère de Cyril de recommencer le dossier, ce qu’elle ne fera pas tout de suite, découragée. Ces difficultés de communication, et le sentiment de Cyril et sa mère de ne pas être entendu ont raison de l’ « alliance thérapeutique ». Cyril quitte le CMP pour retourner vers un psychiatre libéral. Un an plus tard, la mère de Cyril, qui est en arrêt maladie depuis deux ans pour dépression, dépose pour elle-même un dossier MDPH afin d’obtenir une RQTH. C’est à ce moment là qu’elle réalise à quel point le dossier de son fils n’a pas été soutenu par

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l’assistante sociale du CMP : « c’est lorsque j’ai rempli un dossier MDPH pour moi que j’ai compris à quel point on pouvait étoffer le dossier, sur le moment je n’ai pas compris ».

En dehors des jeunes, les cas observés ou rapportés d’opposition des psychiatres à une demande de prestation du handicap émanant du patient sont rares. Des arguments de nature très variée sont invoqués par les médecins qui en témoignent, mais ils ont toujours une composante morale assez forte.

Ainsi un des médecins du CMP Paris me raconte avoir refusé de signer un certificat médical pour une demande d’AAH d’un de ses patients, en raison de l’absence d’ « alliance thérapeutique » du patient avec l’équipe soignante, qui leur donnait le sentiment que le patient instrumentalisait le soin pour obtenir une aide sociale. Selon ce médecin, ce patient était clairement en opposition avec le service pendant sa prise en charge. Pour lui, « C’était thérapeutique, dans un lien d’opposition aussi fort, de refuser l’AAH ». Une des secrétaires du CMP Paris, tout en instant sur la rareté des refus de la part des psychiatres, me rapporte un autre cas : « (….) mais c’est parce que la personne ne venait jamais à ses rendez-vous, elle ne venait que pour obtenir ses papiers. La psychiatre lui a dit ‟puisque c’est comme ça, je ne vous fais pas vos papiers !

”.

».

La suspicion de détournement d’aide sociale est également invoquée par certains psychiatres pour ne pas soutenir une demande. Ce risque de détournement peut être attribué à l’entourage, comme pour cette patiente d’un des médecins du CMP Banlieue, qui était, selon lui, menacée par sa famille : « J’ai voulu protéger la patiente. La famille n’avait pas de revenus, ils allaient lui soutirer l’AAH. ». Il peut également être imputé au patient lui-même, comme pour ce patient d’un psychiatre du CMP Paris, qui « demandait l’AAH tout en étant en train de monter une boîte entre Paris et Bamako », et à qui il a refusé un certificat, en dénonçant une volonté de « détournement d’aide sociale ». Là aussi, les refus peuvent conduire à des formes de nomadisme médical : selon ce médecin, le patient serait alors retourné voir son ancien médecin au sein de l’hôpital, qui lui, l’aurait estimé « suffisamment mal » et aurait « monté le dossier ».

Enfin, un médecin rapporte avoir refusé de signer un certificat médical pour une demande d’AAH d’un patient en raison du caractère instable ou sans gravité de sa maladie : « Oui j’ai déjà refusé. Pour un patient, en dépression depuis 3 mois. Il voulait une AAH, c’était complètement ridicule. Lui, je l’ai pas revu, je pense qu’il est allé faire signer

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son certificat ailleurs (…). L’existence préalable d’un emploi et la capacité à le tenir jouent sur le jugement. ». Pour les psychiatres, il y a toute une phase d’évaluation des conséquences de la maladie, qui proscrit de répondre trop hâtivement à une demande d’AAH.

Enfin, certains patients se heurtent à un refus de la CDAPH car les effets de leur maladie ne sont pas directement observables au moment où ils sont reçus dans el cadre du traitement de leur demande. C’est le cas de personnes qui souffrent de maladies cycliques, qui offrent une bonne présentation d’elles-mêmes en dehors des périodes de crises.

J’assiste à la consultation d’un des psychiatres du CMP Banlieue avec Monsieur D.69,

38 ans, malien arrivé en France en 2000. Il est père de quatre enfants, qui vivent au Mali et à qui il envoie de l’argent, quand il en a la possibilité. Au Mali, il était menuisier. Depuis son arrivée en France, il n’a jamais trouvé de poste dans son domaine et a enchainé les emplois précaires. Il est suivi en psychiatrie depuis l’âge de 19 ans. En 2010, il fait une première demande d’AAH, accompagné par son psychiatre de l’époque, qui lui est refusée par la MDPH. Dans le cadre d’une première demande, il est reçu par un médecin de la MDPH, qui a trouvé selon les termes de Monsieur D. qu’il « présentait trop bien » (l’assistante sociale nous explique que la notification n’indiquait pas la motivation du refus70). Son médecin

m’explique qu’il fait des « épisodes aigus », en général consécutif à des arrêts de traitement, que son état de santé varie beaucoup, et qu’ « il y a des moments où il ne peut plus travailler ». Il a connu plusieurs hospitalisations en psychiatrie, la dernière en 2012, de trois mois. A cette période, il se fait licencier de son dernier emploi, de façon abusive du point de vue des professionnels qui le suivent, en raison de ses fréquents arrêts maladies. Après une période de chômage, il se retrouve sans ressources. Il a fait une nouvelle demande d’AAH, quatre ans après la première. Du point de vue du médecin, l’état de précarité dans lequel Monsieur D. se trouve

69 Les personnes qui n’ont pas de pseudonyme ne sont pas incluses dans les23 cas. Il s’agit de patients des

CMP de la recherche, que nous avons rencontrés durant la phase d’observation, au cours de la participation aux entretiens d’un professionnel. Dans le cas de monsieur D. nous avons complété l’observation en recueillant les discours de son psychiatre et de son assistante sociale.

70 L’enquête « Votre MDPH respecte-t-elle la loi ? » menée en mars 2016 par plusieurs associations de

familles d’enfants atteints d’autisme, de troubles cognitifs ou « dys » (Autisme France, Egalited, TouPI, Dys Nos Droits) montre que « massivement, les MDPH ne motivent pas leur décision », ce que nous avons pu vérifier pour les adultes dans les notifications que nous avons pu consulter dans la suite de l’enquête.

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aggrave son état de santé, c’est pourquoi il soutient fermement sa demande d’AAH et m’explique que s’il se heurte à un nouveau refus, il fera un recours. L’assistante sociale du CMP, qui suit Monsieur D. depuis le début de sa prise en charge, est également convaincue de la pertinence d’une demande d’AAH. Au cours de la consultation, Monsieur D. annonce à son médecin qu’il est convoqué à la MDPH et qu’il appréhende cet entretien, car on l’avait perçu comme « trop propre » lors de sa dernière demande. Il rappelle à son psychiatre son intention de suivre une formation à la menuiserie via Pôle Emploi dès qu’il en aura trouvé une, et veut être rassuré sur le fait qu’il peut « accepter l’AAH en attendant de retravailler ». Son médecin le renvoie sur l’assistante sociale pour la question du cumul de l’AAH avec une reprise d’activité. Puis, il lui rappelle la nature cyclique de ses troubles et lui recommande de mettre en avant devant l’équipe MDPH le fait qu’il a des rechutes régulières et importantes, lors desquelles il ne parvient plus à gérer son quotidien. Son psychiatre m’explique qu’en raison du premier refus d’AAH en 2010, il « chargé le certificat » pour cette deuxième demande, quatre ans plus tard. Il m’explique également qu’il ne croit pas en la capacité de Monsieur D. de tenir un emploi en milieu ordinaire, ce qu’il a signifié dans le certificat médical.

Pour terminer, les assistantes sociales témoignent de nombreux cas de patients pour lesquels la lenteur de l’entrée dans les dispositifs du handicap s’explique par les délais de traitement des dossiers par les MDPH. Sur nos terrains, qui concernent deux MDPH différentes, ces délais pouvaient aller jusqu’à 9 mois71. De fait, les assistantes

sociales expliquent qu’au moment où une demande est traitée, elle peut ne plus être valable du fait de l’évolution de la situation du demandeur. Il faut donc recommencer les démarches en réajustant la demande, ce qui entraine une perte de temps pour le demandeur.