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4. Modélisation des trajectoires individuelles

4.1. Caractéristiques sociales et trajectoires en psychiatrie

Une des hypothèses fortes de notre travail concernait la circulation différenciée des personnes entre les dispositifs de la psychiatrie et du secteur médico-social en fonction de leurs caractéristiques sociales. Il nous semblait en effet que des facteurs médicaux ou administratifs ne pouvaient suffire à expliquer les chances de se trouver à l’un ou l’autre des endroits du dispositif, et qu’il était nécessaire de mettre en lumière également les déterminants démographiques et socio-économiques.

Nous avons ainsi cherché à mobiliser des travaux s’appuyant sur les corrélations entre les caractéristiques sociales des personnes et leur recours au soin psychiatrique. Si certains travaux en sociologie ont cherché à caractériser les liens entre maladie mentale et précarité sociale, et notamment à montrer comment se faisait l’orientation des usagers du travail social vers le soin psychiatrique (Sicot 2001), peu ont corrélé la trajectoire de soin et la trajectoire sociale des usagers de la psychiatrie, en dehors de ceux de Lydwin Verhaegen (Verhaegen 1985).

En 1985, à partir du constat que les carrières possibles en psychiatrie se sont multipliées (c’est la fin de l’exclusion à vie), Verhaegen cherche à identifier les variables qui interviennent dans la construction des carrières en psychiatrie. Son approche insiste sur la capacité d’action de l’individu-acteur, et par conséquent, selon elle, le rapport à l’hôpital repose sur des stratégies individuelles. En ce sens, son travail pourrait être critiqué. Toutefois, il a le mérite de poser la question des corrélations entre la trajectoire sociale des individus et leur usage de l’hospitalisation en psychiatrie.

Nous avons repris son analyse, convaincus de la nécessite de penser les liens entre caractéristiques sociales et trajectoire en psychiatrie, mais l’avons enrichi d’une

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réflexion sur la configuration familiale, qui nous parait, de par nos travaux précédents, une variable fondamentale des carrières de malades (présence ou non d’une aide familiale).

Nous reprenons ici les trois types d’usage de l’hôpital psychiatrique que Verhaegen décrit, augmentés d’hypothèses sur la configuration familiale la plus probable dans chaque cas :

- L’hôpital, lieu dans lequel il faut rester (que nous nommerons « hôpital refuge ») – Ce type décrit le rapport à l’hôpital de patients qui n’ont pas d’espoir d’ascension sociale, et dont le coût de renonciation à la vie sociale est faible. L’hôpital est pour eux un refuge, ils y sont nourris et logés, ce qui au regard de leurs conditions de vie, et notamment l’absence de cadre « domestique » de la vie quotidienne, est perçu comme une « bonne affaire ». Il s’agit des patients les plus précaires, le plus souvent titulaires de l’AAH. Selon nous, ce sont aussi des patients sans famille mobilisée, soit parce qu’ils ont rompu avec leurs parents et n’ont jamais construit de vie de famille, soit parce qu’ils ont rompu avec la famille qu’ils avaient constituée à un moment de leur existence. Ils n’ont donc aucun soutien familial. L’hôpital est une bonne façon de s’en sortir, c’est-à-dire aussi un substitut au cadre domestique de la vie quotidienne, voire une façon d’éviter des conflits familiaux trop lourds

- L’hôpital, lieu qu’il faut éviter (que nous nommerons « hôpital destructeur ») – Ce type concerne des patients ayant des trajectoires sociales brisées du fait de leur carrière en psychiatrie. Ils ont tendance à fuir les hospitalisations, considérées comme destructrices, responsables d’une déchéance par rapport à ce qu’ils ont été, ou auraient du être. Le coût de renonciation à la vie sociale est important. Il s’agit de patients issus de classes populaires dont l’ascension sociale est remise en cause par la maladie, ou de patients issus de classes moyennes et supérieures qui risquent un déclassement. Ils touchent souvent une pension d’invalidité, de part leur trajectoire professionnelle, mais la vivent comme une mutilation supplémentaire. Ils ont davantage de chances d’avoir eu une vie de famille relativement stable, fragilisée par leur carrière psychiatrique.

- L’hôpital, lieu de soin comme un autre (que nous nommerons « hôpital lieu de soin ») – Ce type concerne des patients dont les hospitalisations affectent peu la

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trajectoire sociale, même si elles sont répétées. Ils élaborent une conception instrumentale et sans affect de l’hospitalisation. Ce sont souvent des patients qui souffrent de troubles « dont le caractère organique est le mieux mis en évidence », tels que les troubles bipolaires. Ce sont des patients qui possèdent un capital social important. Verhaegen évoque l’image de l’artiste dont les hospitalisations font partie du risque du métier et sont le prix de sa condition. Ces patients ont une vie de famille (des parents, un conjoint, des enfants) qui, même s’ils souffrent de la pathologie psychiatrique de leur proche, ne remettent pas en cause leur attachement.

Ce travail étant relativement ancien, il convient d’envisager son adaptation aux changements de l’offre de soin après la loi de 2005. Ainsi, ce n’est pas tant le rapport à l’hôpital qui devient central dans la carrière, que le rapport à la prise en charge au sens large. On entend par là inclure à la fois les modifications de l’offre sanitaire (passage de l’hospitalo-centrisme au soin ambulatoire) et l’ouverture du champ du handicap aux troubles psychiques (émergence de structures et places dédiées au handicap psychique).

Ainsi, pour rendre plus contemporaine la typologie proposée par Verhaegen, il nous paraît nécessaire de remplacer l’usage de l’hôpital par l’usage de la prise en charge « psy » et médico-sociale, et d’entendre par prise en charge le triptyque :

- Hébergement : par la psychiatrie (hôpital, appartements thérapeutiques, chambres d’hôtel, foyers…) / par le médico-social (foyers, résidences…) ;

- Accompagnement : par la psychiatrie (en CMP, dans des structures de jour, dans des SAVS) /par le médico-social (dans des services d’accompagnement au domicile type SAVS ou Samsah) ;

- Revenus de remplacement : AAH/invalidité/minima sociaux (dont une partie est utilisée par le patient pour régler ses dépenses d’hébergement lorsqu’elles ne sont pas prises en charge par les budgets sanitaires).