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L’objet : Le temps et le commun dans la relation Suisse-UE

C. Le temps de l’ordre

Non seulement les règles de la relation Suisse-UE ont produit leurs effets en s’inscrivant dans l’écoulement du temps, mais c’est aujourd’hui peut-être le temps qui a produit ses effets sur les règles. L’écoulement de ce temps, prolongé sur des dizaines d’années, a conduit l’Union européenne et la Suisse à percevoir leur relation dans le temps. C’est ici le temps « ressenti-subjectif » qui s’oppose au temps « physique-objectif »89, qui pose la question de l’ordre dans lequel se déploie le droit et qui explique l’ouverture de négociations sur des questions institutionnelles (1). L’avènement de ces réflexions conduit à se demander si aujourd’hui, la relation Suisse-UE n’est pas parvenue à un tournant tel que cette période marquerait un « temps-rupture » (2). La projection assumée dans un futur commun pose en outre la question de la place de la politique pour assurer le développement ordonné de la relation Suisse-UE (3).

87 Voir notamment l’art. 23 de l’ALCP.

88 Jean COMBACAU, « L’écoulement du temps », in Le droit international et le temps, actes de colloque, Paris, Pedone, 2001, pp. 77-107.

89 François OST, « Conclusions générales : le temps, la justice et le droit », in S. GABORIAU/ H. PAULIAT (dir.), Le temps, la justice et le droit, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2004, pp. 357-369, spéc. p. 359 ; Joe VERHOEVEN, « Les conceptions et les implications du temps en droit international », op. cit., p. 12. En philosophie, voir Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, 2007, 9ème éd.

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1. L’ordre temporel

Ce n’est pas simplement l’ordre chronologique qui est en cause ici.

C’est, bien plus, l’ordonnancement rationnel des règles entre elles, de leur application et de leur modification. C’est l’ordre de la relation Suisse-UE qui est posé, parce que le « pointillisme juridique » précédemment évoqué commence à former une image qui est désormais appréhendée directement.

Et cette recherche de l’ordre temporel se fait à la fois par une systématisation passéiste, et une projection dans le futur.

Cette recherche de l’ordre se fait d’abord, du point de vue de la Suisse, par un « regard en arrière ». De la succession des accords bilatéraux, elle en a reconstitué un ordonnancement, une systématisation : c’est une « voie » bilatérale qu’elle considère mener avec l’Union européenne.

Cette systématisation d’une relation tissée de manière pragmatique correspond à la perception d’une certaine stabilité acquise par le recours prolongé dans le temps à des accords pourtant établis avec une emprise minimale sur le temps. Et c’est cette (re)constitution d’un ordre passéiste que la Suisse veut projeter dans le futur en développant avec l’Union, ce qu’elle considère être la voie de leur relation. Elle souhaite ainsi poursuivre la voie bilatérale, en mettant à jour les accords existants, en concluant de nouveaux accords, et en établissant de nouvelles règles dites institutionnelles. Du point de vue de l’Union européenne, la prise de conscience des liens étroits qu’elle entretient avec la Suisse, la conduit à vouloir que cette relation se poursuive, mais selon des règles institutionnelles qui ont précisément pour fonction de régir plus directement le futur afin d’assurer une forte homogénéité.

Les premières règles établies, essentiellement des « règles dans le jeu »90, n’apparaissent ainsi plus suffisantes pour l’Union qui souhaite développer les

« règles du jeu »91, celles qui définissent l’ordre dans lequel doivent se déployer les premières. Or, ces hypothétiques règles qui pourraient avoir une emprise plus forte sur le futur de la relation Suisse-UE posent à leur tour deux questions sur leur rapport au temps et au droit.

90 Jean COMBACAU, « Le droit international : bric-à-brac ou système ? », A.P. D., t. 31, 1986, pp. 85-105, spéc. p. 89.

91 Ibid.

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2. Un temps-rupture ?

Les négociations en cours entre la Suisse et l’Union européenne sur des questions dites institutionnelles constituent une étape importante dans le développement de cette relation juridique. Ces négociations n’ont pas encore abouti à l’établissement de nouvelles règles ; peut-être même qu’aucun accord ne sera trouvé sur ces règles. Mais elles marquent une volonté de changement concordante de la part de l’Union européenne et de la Suisse, et cette volonté de changement est celle d’une prévisibilité sur le futur

« commun ». Ce changement – même simplement voulu, même à ce stade hypothétique – traduit-il une simple évolution, résultat d’un lent écoulement du temps qui conduit presque naturellement à une sophistication douce du

« commun » construit depuis plusieurs années entre la Suisse et l’Union européenne ? Ou bien est-ce davantage un véritable saut qualitatif, qui se réalise à un moment correspondant au temps « prométhéen » qui, pour François Ost, caractérise les grandes révolutions, temps qui oppose à la

« continuité du temps qui s’écoule et qui s’use »92, « la force de l’instant créateur »93 ? On peut en particulier se demander si la relation entre l’Union européenne et la Suisse se trouve à un tournant comparable à celui amorcé entre la Communauté européenne et les Etats de l’AELE au milieu des années 1980.

Dans la Déclaration du Luxembourg de 1984, les Etats de l’AELE, la CEE et ses Etats membres s’étaient engagés à approfondir leur relation, mais

« le pragmatisme inspirant le "processus de Luxembourg" [n’allait pas tarder] à montrer ses limites au regard de l’objectif commun poursuivi »94. C’est alors la « Déclaration Delors » de 1989 qui introduit l’idée d’un saut qualitatif ayant conduit à l’institution de l’Espace économique européen.

Pour comprendre ce temps actuel de la relation Suisse-UE, et déterminer s’il s’agit d’un temps « prométhéen », on ne peut s’en tenir « à la seule pointe de cet instant »95 : il faut regarder à la fois en aval, mais aussi en amont de ce temps.

Le temps de l’aval ne nous est pas connu, et l’on ne peut que regarder en amont si l’on retrouve un mouvement, une force qui s’accumule pendant un

92 François OST, « L’instantané ou l’institué ? L’institué ou l’instituant ? Le droit a-t-il pour vocation de durer ? », in F. OST/M. VAN HOECKE (dir.), Temps et droit : le droit a-t-il pour vocation de durer ?, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 7-14, spéc. p. 8.

93 Ibid.

94 Josiane AUVRET-FINCK, « Espace économique européen », Rép. de droit eur., 2003, pt. 7.

95 François OST, « L’instantané ou l’institué ?», op. cit., p. 9.

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temps long et qui, « à l’instar d’un ressort longtemps comprimé, se libère »96. L’inscription de la relation Suisse-UE dans la durée ne doit ainsi pas simplement être lue comme un vecteur d’ordre, de recherche de systématisation de la société. Il faut bien plus comprendre le sens, les mouvements de fond de cette relation dans la durée pour comprendre la relation Suisse-UE en 2017 parce que « le discontinu ne s’enlève que sur fond de continu ; la néguentropie créatrice ne se comprend que par contraste avec la loi générale d’entropie »97. C’est dans le sens du mouvement de la relation Suisse-UE que l’on peut parvenir à comprendre la nature à laquelle elle est aujourd’hui parvenue. Par ailleurs, la recherche de l’ordonnancement de la relation Suisse-UE se fait nécessairement dans une appréhension du futur commun, qui pose la question de la place de la « politique » dans un ensemble – qui a des fondements sociaux – qui se projette dans l’avenir.

3. Le temps politique

Si les négociations en cours aboutissent, elles auront même implicitement intégré une dimension politique dans la façon dont les dispositions institutionnelles régiront le futur commun entre l’Union européenne et la Suisse. De la même manière que les dispositions institutionnelles de l’EEE emportaient nécessairement une vision politique commune entre les Etats de l’AELE, la Communauté et ses Etats membres, de nouvelles dispositions institutionnelles entre la Suisse et l’Union européenne traduiraient aussi une conception politique de l’organisation de l’ensemble projeté dans un futur.

Mais la question du politique se retrouve aussi dans la place que les dispositions institutionnelles accorderont à cette dimension. En d’autres termes, les hypothétiques nouvelles règles institutionnelles peuvent établir un cadre plus ou moins politique pour le déploiement dans la durée de la relation Suisse-UE. La question d’un cadre de représentation parlementaire commun a par exemple été évoquée par les parlementaires suisses et européens, ne serait-ce que sous la forme de réunions institutionnalisées98.

96 Ibid.

97 Ibid., p. 9. La « néguentropie » est l’ « évolution d’un système qui présente un degré croissant d’organisation » (Dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr).

98 Déclaration commune de la Délégation de l’Assemblée fédérale chargée des relations avec le Parlement européen et de la Délégation du Parlement européen pour les relations avec la Suisse, établie lors de la 31ème rencontre interparlementaire des 16 et 17 juillet 2012 à Berne.

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On est encore loin d’une véritable assemblée commune de l’ensemble Suisse-UE, ayant des compétences décisionnelles à l’égard de la relation Suisse-UE, et cela se comprend au regard du second aspect de la relation Suisse-UE.

En effet, si le politique a vraisemblablement une place dans la relation Suisse-UE qui cherche une rationalisation d’un futur commun, les modalités de définition de cette place sont particulièrement compliquées, dès lors que le commun de la relation Suisse-UE est fortement imbriqué avec le commun de l’Union européenne.

II. Le commun dans la relation Suisse-UE

Dès le début de la construction communautaire, la Suisse est un Etat voisin de trois des membres fondateurs des Communautés. Elle partage avec les Etats membres et leurs peuples un certain nombre de valeurs et liens culturels, linguistiques, économiques qui auraient pu inciter à approfondir les liens par l’intégration dans une communauté99. On peut ainsi s’attendre à voir émerger le phénomène souligné par Pierre-Yves Monjal, selon lequel la reconnaissance et le partage d’éléments semblables conduisent à la constitution de communautés100. Ce développement se réalise, mais selon des modalités autres que celles que les Etats membres de l’Union européenne ont choisies (A). Pour autant, il entretient un rapport étroit avec le « commun » établi au sein de l’Union européenne101, et c’est ce lien qui favorise à la fois la progression, mais aussi la tension de la relation Suisse-UE parce qu’il met constamment en cause l’autonomie de chacune des parties à la relation (B).

99 Selon le préambule de l’AELE, les Etats s’« attachent à maintenir les relations privilégiées entre les Etats membres et à faciliter la poursuite de bonnes relations que chacun d’entre eux entretient avec l’Union européenne, en raison de leur proximité géographique, de leurs valeurs communes de longue date et de leur identité européenne ».

100 Pierre-Yves MONJAL, « A la recherche d’une notion perdue : le "commun" », in P. -Y. MONJAL/E. NEFRAMI (dir.), Le commun dans l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 7-31, spéc. p. 17.

101 Olivier BEAUD, « Ouverture : L’Europe entre droit commun et droit communautaire », Droits, 1991, n° 14, pp. 3-16.

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A. Un commun autre que celui des Etats membres