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Des temporalités de visibilité numérique

Chapitre II – Le cadre théorique

2.4. Des temporalités de visibilité numérique

Il est un concept qui d’emblée ne semble pas s’imposer en tant que mécanisme explicatif de notre objet de recherche. Pour autant, le concept de temporalité nous semble tout à fait pertinent et utile quant à la compréhension de la visibilité des individus sur les réseaux socionumériques. Tout du moins, nous pensons que l’usage de ce concept dans notre analyse saurait être utile à la connaissance de notre objet de recherche. La pratique de mise en visibilité de l’individu, que ce soit sur les réseaux socionumériques ou ailleurs, implique nécessairement une évolution dans l’élaboration de ces pratiques. Nous pensons que le temps joue un rôle fondamental dans la construction et la modulation de ces pratiques. Plus particulièrement, nous souhaiterions insister sur la notion de temporalité. Et, dans le cadre de notre analyse, nous pensons qu’il est possible d’élaborer une chronologie des temporalités de visibilité individuelle.

De manière assez synthétique, nous nous entendons sur l’idée que le temps est le « lieu d’intelligibilité des phénomènes » (Dubar & Rolle, 2008 : 1). De ce constat général, nous pouvons nous pencher plus en détail sur les différents niveaux d’analyse du temps, communs aux sciences sociales, que l’École des Annales a fait émerger. Il y aurait le temps long comme celui des évolutions géographiques ou économiques ; le temps moyen s’étalant au niveau des institutions et des biographies ; et le temps court traitant de l’événement et du vécu (Dubar & Thoemmes, 2013 : 10). Dans le cadre de la recherche qui nous concerne, nous traiterons principalement du temps court d’usages de Facebook. Bien évidemment, si ce

constat est aujourd’hui possible, ce n’est pas sans d’historiques heurts qui ont amené à la reconnaissance du temps social comme véritable objet de science. Pendant longtemps, et cela continue d’ailleurs de perdurer, le temps physique fut opposé au temps social, comme s’ils ne purent se penser conjointement. Le monde repose sur des processus physiques – qu’ils soient dépendants ou non de l’homme – et sur des interprétations individuelles de la succession des évènements (Élias, 1996a : 14). Le temps ne peut se réduire à une simple construction humaine, tout comme il n’est pas une dynamique extérieure qui échappe à l’individu. Parallèlement à cela, il est une articulation qui ne peut être occultée, celle qui fait coexister le temps et l’espace puisque tout changement dans l’espace implique un changement dans le temps et l’inverse vaut tout aussi bien (Heinich, 1997 : 59-60).

Pour reprendre ce que nous venons d’énoncer, nous allons nous attacher à travailler sur un temps court et plus particulièrement sur des temporalités de gestion de la visibilité individuelle sur les réseaux socionumériques, correspondants à des constructions subjectives organisées selon des pratiques. Afin de développer ce que nous venons d’énoncer, il importe de préciser ce que nous entendons par « temporalité ». Tout d’abord, nous partons du principe que la temporalité est une construction sociale non-indépendante du raisonnement individuel. Claude Dubar et Jens Thoemmes distinguent deux sens dans le terme de temporalités. Le premier caractérise des « rapports pluriels et divers au temps (au singulier) chronologique » tandis que le second se rapporte à des « temps distincts spécifiés et disjoints (sinon opposés) comme temporalités objective et subjective, sociale et historique, du travail et du hors-travail,

sacré et profane, etc. » (Dubar & Thoemmes, 2013 : 8). Nous nous appuierons principalement

sur le second sens défini, du fait qu’il amène à une pluralité de temporalités plus ou moins hétérogènes et potentiellement superposables. Dans les usages que peuvent avoir les individus des réseaux socionumériques, il est tout à fait envisageable que ces derniers interprètent leurs usages à l’intérieur de plusieurs processus temporels. Nous sommes en accord avec Luc Bonneville lorsqu’il explique que la temporalité est un « construit qui se fonde sur les pratiques » (Bonneville, 2000 : 3). Ceci laisse inévitablement transparaître le caractère dynamique des temporalités. Par la temporalité, l’activité humaine s’ancre dans une forme de durée (Chesneaux, 1996 : 21). Mais, ce phénomène se réalise sans qu’il soit figé, il dispose d’un caractère de variabilité permanent. Et justement, nous chercherons à voir s’il n’apparaît pas des variations dans la gestion de la visibilité de l’individu sur les réseaux socionumériques et, par extension, des variations dans la temporalité de mise en visibilité individuelle.

Afin de justifier les raisons pour lesquelles nous avons choisi de faire usage de la notion de temporalité dans cette recherche, nous souhaiterions apporter certaines précisions concernant la place de cette notion dans les sciences sociales. Suivant les disciplines qui les mobilisent, les temporalités semblent répondre à trois exigences particulières, elles ont une origine

collective, elles sont plurielles et sont sources d’intelligibilité (Dubar & Rolle, 2008 : 1). Plus

précisément, elles permettent de produire un repère commun à partir duquel la compréhension du phénomène observé est possible ; elles se pensent de manière plurielle comme le sont les collectifs humains concernés ; et elles offrent l’opportunité de cadrer les individus dans des repères temporels. Nous entendons bien que les individus se retrouvent au milieu d'une pluralité de temporalités (périodes historiques, cultures sociales, cadres de références objectifs, expériences vécues, etc.) et qu’elles peuvent très bien se superposer et s’articuler à l’intérieur d’un même continuum. Au sujet du projet de recherche doctoral qui nous concerne, les différentes temporalités de mise en visibilité individuelle que nous chercherons à faire émerger se basent uniquement sur du déclaratif. Ce faisant, la compréhension de ces temporalités dépend inévitablement de la conscience qu’à l’usager du temps (Volvey, 2005 : 32). Parallèlement à cela, nous nous positionnons dans le cadre d’une analyse transversale. Les temporalités sur lesquelles nous souhaitons travailler doivent se comprendre comme des domaines de structuration du temps – c’est-à-dire que nous nous focalisons sur la gestion de la visibilité en particulier – et non pas comme des moments du temps – c’est-à-dire passé, présent ou futur. Pour reprendre les propos d’Olivia Samuel, nous dirons que nous comprenons la notion de temporalité davantage dans une approche contextuelle, c’est-à-dire nous insistons sur la place de l’individu et de son environnement dans le temps (Samuel, 2008 : 6).

Pour reprendre et prolonger notre propos sur la multitude et l’hétérogénéité des temporalités, il importe de noter qu’il peut apparaître des enchâssements d’analyse des temporalités dans les sciences sociales. Il apparaît bien une pluralité de temporalités « historiques », entendues comme des régimes d’historicité, tout comme il existe une multitude de temporalités « socio-psychologiques », définies comme des modes de temporalisation (Dubar, 2008 : 11). L’individu peut s’inscrire dans différentes temporalités, suivant la conception qu’il se fait de l’enchainement des évènements, tout comme il peut être intégré à diverses temporalités, en fonction de la discipline qui porte son regard sur ce dernier. Mais quelque soit l’interprétation qui est faite du temps qui passe, que ce soit celle de l’individu observé ou celle de la discipline qui observe, la société produit un temps dominant (Lallement, 2013 : 50).

C’est-à-dire que ce temps dominant, aura nécessairement des incidences sur les différentes temporalités édifiées, tant par l’individu que par la discipline scientifique. Expliqué d’une autre manière et pour reprendre les termes de Luc Bonneville, le temps dominant est « celui qui est à la base de la représentation globale de la temporalité et autour duquel tourne l'ensemble des représentations secondaires du temps dans une société donnée » (Bonneville, 2000 : 3).

La considération commune de dévoilement massif est d’autant plus visible avec le développement des TIC, et, plus encore, avec les réseaux socionumériques. Cet impératif de la visibilité informationnelle semblerait être, en partie, contraint par la compression du temps. Nous pourrions d’ailleurs le reformuler de la manière suivante, dans la continuité de la thèse de Jean Chesneaux, à savoir que ce qui est de l’ordre des nouvelles technologies correspondrait à des « ordonnateurs de temps » agissant à une échelle culturelle, morale et politique (Chesneaux, 1996 : 27). Il serait un seuil où les compétitions technico-économiques contraindraient les usagers de l’informatique et de l’internet à consommer davantage de matériels et à dépenser davantage de temps à l’utilisation de ces outils (Himanen, 2001 : 40). L’insatisfaction technologique compresse les temps perçus par les usagers de l’internet. Le temps, ou plus précisément la perception que les individus en ont, est un facteur primordial dans les usages de l’informatique et de l’internet, mais pas exclusivement. L’invention de l’horloge aura marqué l’avènement de la rationalisation du temps. L’être humain ne découpe dorénavant plus son temps de vie en saisons, en jours ou en de grossières heures mais en milli ou en microsecondes (Bard & Söderqvist, 2008 : 29). Joseph Weizenbaum rappelle d’ailleurs Lewis Mumford en comparant la montre à une « machine clé de l’âge industrielle moderne » (Weizenbaum, 1976 : 17).

Toutefois, l’ensemble des chercheurs travaillant sur le rapport entre le temps et l’innovation technologique ne sont pas unanimement convaincus de l’accélération de notre perception du temps. Pour ne citer qu’un exemple, Lucien Sfez voit dans cette société actuelle non pas une « société de la vitesse, mais une société de la lenteur, du "ne rien faire", de la contemplation, et du jeu » (Sfez, 2001 : 36). La massification du temps de loisir, ainsi que la multiplication de ces différentes formes d’expression, font de notre société un espace de disponibilité, de repos et de récréation, suivant un temps lent. Néanmoins, nous tendrions à penser qu’au lieu de nous inscrire dans une société de la lenteur nous nous positionnerions bien dans une société de l’accélération, au sens où Hartmut Rosa la définit, où « se produit une combinaison

(aux nombreux présupposés structurels et culturels) des deux formes d’accélération – accélération technique et augmentation du rythme de vie par la réduction des ressources temporelles – et donc une combinaison de croissance et d’accélération » (Rosa, 2010 : 91). Cette idée d’une société de l’accélération ne se positionne pas en concept majeur et fondamental à la bonne réalisation de notre analyse mais nous permet, tout du moins, de comprendre la perception qui peut être faite de l’écoulement du temps dans un monde de plus en plus connecté.