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Les perspectives de recherche sur le concept de visibilité en sciences sociales

Chapitre I – Le phénomène de visibilité numérique

1.8. Les perspectives de recherche sur le concept de visibilité en sciences sociales

Dans le cadre d’une recherche portant sur la visibilité dans son sens large, ou plus précisément sur des acteurs (individu, entreprise, institution, organisme, etc.) dans le cadre des usages des réseaux socionumériques, il convient de confronter cette notion avec d’autres,

a priori conceptuellement proches. Le concept de visibilité a toujours été fortement mobilisé

par les chercheurs en sciences sociales. Toutefois, il n’a jamais été employé de manière homogène et équivalente. Selon les approches qui ont pu être faites en sciences sociales, le concept de visibilité a été traité de différentes manières. Olivier Voirol fait, d’ailleurs, état de quatre formes de visibilité, présentées de différentes manières selon les champs d’investigation sur lesquels les chercheurs ont pu travailler (Voirol, 2005a : 11-16). Dans le cadre de la recherche qui nous concerne, nous insisterons davantage sur une des formes de visibilité qu’Olivier Voirol présente.

La première, notamment et principalement, soulevée par les recherches sur le travail est présentée comme une forme de visibilité formelle. Les différentes tâches effectuées lors d’un travail disposent d’une certaine propension à la visibilité. La visibilité des activités de travail renvoie à « l’ensemble des opérations physiques nécessaires à l’effectuation des tâches et aux implications subjectives » (Voirol, 2005a : 12). C’est à travers l’ensemble des dispositifs d’organisation et de codification du travail que se composent les techniques de mise en visibilité, que ce soit sous la forme de textes ou sous la forme d’images.

La seconde perspective de recherche, ayant fait émerger la visibilité pratique, s’est davantage axée sur la pratique de coordination des acteurs dans l’espace public urbain. Par des méthodes de recherche ethnométhodologiques, il a été fait état de différentes formes de savoir-faire et de savoir-être des acteurs à l’intérieur d’un espace public. Par l’exécution d’actions, visuellement appréhendables, les individus cherchent à se synchroniser dans le but de favoriser la coordination et l’articulation de l’ensemble. Ainsi, l’interaction entre les acteurs passe par la création ou le maintien d’un espace de visibilité d’autrui.

La troisième forme de visibilité, la visibilité sociale, est davantage appréhendée par le biais du capital, qu’il soit économique, qu’il soit de genre ou de statut. Plus précisément, les travaux menés, selon cette approche, cherchent à mettre au jour l’invisibilité dont certains groupes sociaux font l’objet. C’est à travers la recherche que l’invisibilité sociale de ces acteurs – au travers de leurs pratiques ou de leurs modes de vie – va être mise en visibilité.

La dernière forme de visibilité, qui nous intéresse plus particulièrement, la visibilité

médiatisée, a été mise en exergue par les études sur les médias et les TIC. Ces recherches se

proposent de révéler les conditions de constitution de la visibilité au travers de la médiation, comme espace intermédiaire d’interaction, entretenue par les usagers et par les technologies. Comme nous l’avons vu dans l’historique de la visibilité, la multiplication des TIC a considérablement élargi le spectre de visibilité des individus, que ce soit pour les objets de leur perception ou pour eux-mêmes. Parallèlement à l’expansion du champ de perception, les usagers des TIC se sont vus offrir un accroissement de leur champ d’action.

Il apparaît donc clair que cette dernière forme de visibilité présentée corresponde à l’objet sur lequel nous souhaitons nous attarder. Expliqué en ces termes, ce concept offre une certaine clarté. Il n’est pas toujours évident d’aborder un objet se rapportant au virtuel. L’absence de présence physique des acteurs ou des objets étend la distance entre le chercheur et son objet,

non pas dans le sens d’objectivation participante, où Serge Paugam l’entend, mais plutôt dans celui de rupture de liens.

Suite à ce « balayage » rapide des usages du terme de visibilité en sciences sociales, nous souhaitons faire état des différentes approches qui ont pu être faites du concept de visibilité. Pas nécessairement nommé sous ce terme, le concept de visibilité a pourtant traversé différentes recherches et diverses théories.

Dans cette partie, nous allons tenter d’articuler le terme de visibilité avec un certain nombre d’autres concepts qui semblent, a priori, proches de ce dernier. En discutant le concept de visibilité avec, dans un premier temps, le concept de reconnaissance, dans un second temps celui de publicité et, dans un dernier temps, celui d’accountability (observabilité), nous chercherons à légitimer notre choix terminologique.

1.8.1. La visibilité et la reconnaissance

Il est plus qu’envisageable de poser d’emblée le fait qu’il existe une forte proximité sémantique entre les concepts de visibilité et de reconnaissance. De fait, il est intéressant de se demander si cette exigence de la visibilité, induite par la multiplication des TIC, ne se résumerait pas à la sollicitation d’une reconnaissance ? Rappelons que ces vingt dernières années, le concept de reconnaissance a acquis une certaine forme de notoriété dans le sens où il fut régulièrement mobilisé dans les débats à portée politique et traitant des mouvements sociaux (Honneth, 2008b : 46-47). Dans le sens où le concept de reconnaissance est ici entendu, à savoir selon la formulation d’Axel Honneth, il renvoie à une « relation intersubjective de validation des attentes formulées implicitement par les acteurs dans leurs rapports à autrui, relation qui s’avère constitutive de leur sens de soi » (Voirol, 2005a : 23). Ce dernier précise qu’une telle relation nécessite que les acteurs soient visibles les uns par rapports aux autres et qu’ils soient en mesure d’exprimer leurs attentes. Pour reprendre les termes d’Axel Honneth, « l’attente normative que les sujets adressent à la société s’oriente en fonction de la visée de voir reconnaître leurs capacités par l’autrui généralisé » (Honneth, 2004 : 134). Bien évidemment, la reconnaissance de ces attentes n’est pas systématique. Les individus peuvent les exprimer mais il n’est pas exclu que le ou les interlocuteurs auxquels ils font face ne reconnaissent pas ces demandes. Ce désir de

reconnaissance, ou plus précisément cette lutte pour la reconnaissance, se devrait de passer par une forme de lutte pour la visibilité. En exprimant ce phénomène selon ces termes, il apparaît une nuance, une distinction qui empêche d’assimiler le premier terme avec le second, la visibilité avec la reconnaissance.

Dans un premier travail d’éclaircissement de la dissemblance qui peut apparaître entre la visibilité et la reconnaissance, il importe de revenir sur les différents usages qui sont fait du concept de reconnaissance en sciences sociales. Fondamentalement, la reconnaissance, en tant que concept, peut avoir trois visées distinctes : explicative, interprétative ou normative (Weinstock, 2008 : 59). La première logique se réfère directement aux travaux d’Honneth dans le sens où elle vise à prendre appui sur la reconnaissance pour expliquer les rapports existants entre les individus. La seconde cherche davantage à interpréter les actions entreprises par les individus, comme on peut le voir chez Nancy Fraser et Charles Taylor lorsqu’il est question de désir de reconnaissance publique de la différence. Et, la troisième, dans son approche normative, peut amener à considérer la reconnaissance comme un besoin nécessaire à la bonne réalisation des rapports inter-individuels. Parallèlement à cela, nous pouvons rappeler que les travaux sur la reconnaissance sont nombreux depuis un certain temps. Hegel s’était déjà emparé de la question en formulant la question de reconnaissance individuelle au travers d’une lutte dans la phénoménologie de l’esprit (Halpern, 2013 : 12). Par la suite, sans toutefois rentrer dans les détails de la thèse d’Axel Honneth, il importe néanmoins de rappeler la distinction qu’il effectue concernant les principes de reconnaissance et qui sont l’amour, la solidarité et le droit (Honneth, 2008b : 53). La première se rapporte à la sphère de l’intimité et doit rendre possible la « confiance en soi » ; la seconde se réfère à la sphère de la collectivité et doit amener à l’« estime de soi » ; et la troisième renvoie à la sphère des relations juridiques et doit permettre le « respect de soi » (Renault, 2013 : 34).

Dans un second exercice d’éclaircissement de la dissemblance qui peut apparaître entre la visibilité et la reconnaissance, il est intéressant de se référer aux travaux d’Axel Honneth sur l’invisibilité. Ce dernier soutient l’idée que l’invisibilité ne peut se restreindre au seul cadre de la perception biologique, dans le sens où un individu peut être physiquement visible mais socialement invisible. Être visible pour un acteur signifierait alors, dans le contexte d’une interaction sociale particulière, qu’il soit positivement identifié par autrui (Honneth, 2008a : 227). Il entend aussi par là que la visibilité va bien au-delà de la simple perception oculaire. A contrario, l’invisibilité équivaudrait au cadre de l’interaction

précédente, privé du dispositif d’identification positive par autrui. En ce sens, Honneth voit en la visibilité un concept positif mais en l’invisibilité un concept négatif. Pour Honneth, ce processus d’identification par autrui, cette légitimation de la visibilité de l’acteur par les participants à l’interaction, entre dans le cadre de son modèle de reconnaissance (Voirol, 2005a : 24). Il entend, d’ailleurs, la reconnaissance comme un « acte expressif par lequel cette connaissance [identification d’une personne en tant qu’individu] est conférée avec le sens positif d’une affirmation » (Honneth, 2005 : 141). Suivant cette logique, il distingue « connaître » et « reconnaître », la connaissance de la reconnaissance. En la première, il caractérise la simple visibilité physique et, en la seconde, l’acte précédemment énoncé.

Il est un dernier élément, dans cette confrontation entre visibilité et reconnaissance, qui nous semble essentiel à la bonne compréhension de l’objet de recherche et que nous referons émerger ultérieurement dans ces pages sous les travaux d’Helen Nissenbaum : le contexte de l’interaction. Honneth souligne, d’ailleurs, que « chaque sujet humain est fondamentalement dépendant du contexte de l’échange social organisé selon les principes normatifs de la reconnaissance réciproque » (Honneth, 2004 : 134). Ce faisant, nous insisterons, dans notre analyse, sur l’importance qu’arbore la notion de contexte dans le cadre d’usages des réseaux socionumériques. Au sens où Axel Honneth l’entend, la visibilité participe à la reconnaissance mais, en aucuns cas, la visibilité s’assimile à la reconnaissance. Au terme de cette discussion, nous affirmons notre position quant au choix du terme de visibilité, sans pour autant reléguer le concept de reconnaissance puisqu’il saura occuper une place dans notre analyse.

1.8.2. La visibilité et la publicité

Dans le prolongement de l’exercice que nous venons d’amorcer, il serait intéressant de confronter le concept de visibilité avec celui de publicité, et par extension ceux de public et d’espace public. Là aussi, la finalité de ce travail est de chercher à dissocier ces différents termes les uns avec les autres.

De manière assez vague, dans son ouvrage Droit et Démocratie, Jürgen Habermas définit l’« espace public » comme un « réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des opinions » (Habermas, 1997 : 333). Par contre, et de manière moins

directe dans L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la

société bourgeoise, il explique que la notion d’« espace public » est corrélée au surgissement

de la société bourgeoise du XVIIIème siècle, désireuse que « […] soit ménagé un "espace public" où pouvaient se confronter intérêts particuliers et généraux, se contester l'arbitraire étatique de l'Ancien régime face à une économie libérale naissante » (Salaün, 2001 : 47). Au sein de cette espace public, les individus sont invités à répondre au principe de Publicité, comme « exigence revendiquée d’un usage critique et public de la raison » (Habermas, 1978 : 61) Selon cette conception, l’ensemble de la dynamique d’argumentation et de confrontation des idées arbore un caractère primordial au profit de la visibilité des acteurs à l’intérieur de l’espace public. Historiquement élaboré comme un espace de débat politique, l’espace public aurait commencé à se dissoudre par la distinction de moins en moins évidente du public et du privé. Habermas est d’autant plus pessimiste quant à la persistance de la fonction de l’espace public, en insistant sur le fait qu’« on ne peut pas ignorer certaines tendances qui la [sphère publique] vouent à sa perte : tandis que l’aire qu’elle couvre ne cesse de s’étendre, l’importance de son rôle décroît sans discontinuer. Néanmoins, la sphère publique demeure encore, comme par le passé, un principe qui structure notre ordre politique » (Habermas, 1978 : 16). La multiplication des TIC renforce la prise de position d’Habermas. Et, l’émergence de ces nouveaux espaces a été, dès son origine, du pain béni pour les pourvoyeurs de l’économie publicitaire.

L’Internet, et plus précisément les réseaux socionumériques, ne font pas exceptions à la règle. Quelques décennies après la publication de son ouvrage le plus célèbre, Habermas a néanmoins revu la position qu’il occupait vis-à-vis de cet « espace public » sur lequel il s’était précédemment penché. Historiquement il avait annoncé un désagrègement de la Publicité – comme critique publique et raisonnée – au profit d’une publicité correspondant à une « accumulation de comportements-réponses dictés par un assentiment passif s'adressant à une opinion non-publique » (George, 1999 : 5). Il se serait opéré un glissement de la publicité vers un consensus fabriqué. Le temps passé, il nuança son propos en reconnaissant l’existence d’un « espace public général » comprenant deux tendances antagonistes avec, d’un côté, une propension à la consommation, à la privatisation et à la démonstration sous l’égide des médias de masse ; et, de l’autre, une tendance à la prise de position critique publique toujours selon une orientation bourgeoise (Dupeyrix, 2005 : 218-219). Le terme d’espace public, au sens où Habermas l’entend, ne saurait donc se superposer au principe de visibilité que nous cherchons à développer, du fait qu’il insiste, selon nous, de manière trop importante sur l’aspect

politique du concept. Plus encore, dans sa première acception, il généralise un phénomène, celui de l’émergence de l’espace public bourgeois et du principe de Publicité. Il en fait, d’ailleurs, une norme applicable à toute société démocratique. En décontextualisant ce phénomène et en le positionnant comme une norme sociale, il s’écarte de la démarche scientifique qui vise à expliquer ce qui est pour tomber dans la prospective (Ballarini, 2012 : 35).

Parallèlement aux travaux d’Habermas, il importe de mettre en valeur les réflexions élaborées par Hannah Arendt concernant l’espace public. Cette philosophe souligne particulièrement le rôle joué par l’apparence dans la mise en visibilité des acteurs à l’intérieur de l’espace public. Ce même espace public encadre une condition fondamentale qui est que l’apparence est ce qui constitue la réalité. Plus encore, cet « espace de l’apparence commence à exister dès que des hommes s’assemblent dans le monde de la parole et de l’action ; il précède par conséquent toute constitution du domaine formel du domaine public et des formes de gouvernement, c’est-à-dire des diverses formes sous lesquelles le domaine public peut s’organiser » (Arendt, 1983 : 259). Le rassemblement collectif et la reconnaissance de la présence d’autrui correspondent aux conditions nécessaires à la constitution de l’espace public. Ces écrits importent par le fait qu’Arendt insiste sur la pratique d’exposition et de mise en visibilité mais, comme le souligne Olivier Voirol, elle « n’a en effet guère pris au sérieux l’émergence d’institutions puissantes qui contribuent à régler les dynamiques d’apparence en leur imposant des formes limitatives et contraignantes » (Voirol, 2005b : 95). De plus, le caractère éphémère de l’apparence ne saurait répondre à cette recherche menée sur les réseaux socionumériques, lieux où les informations diffusées – faisant office d’apparat – persistent dans le réseau. Bien que le concept de visibilité que nous cherchons à mobiliser et le public d’Arendt ne se superposent pas, ce dernier a le mérite de focaliser la réflexion autour de l’idée d’espace de visibilité.

La publicité, dite traditionnelle, comme « événement devenait public par une mise en scène devant un ensemble d'individus physiquement présents durant son déroulement » se distingue de la publicité médiatisée, issue du développement et de l’accroissement de l’accessibilité aux médias, qui engage à une révision de l’occupation de l’espace par les individus (Thompson, 2000 : 195). Cette nouvelle forme de publicité permet l’enregistrement et la diffusion d’un message auprès de personnes qui ne sont pas physiquement présentes au moment de son déroulement. Cette simple distinction permet de renforcer l’approche d’une

forme de visibilité qui n’est pas nécessairement liée à la coprésence. Toutefois, ces formes de publicité, traditionnelle ou médiatisée, peuvent tout à fait coexister ensemble, bien que la seconde commence dorénavant à prendre le pas sur la première.

1.8.3. La visibilité et l’accountability

Nous terminerons cette mise en relation du concept de visibilité avec d’autres notions en le rapprochant du terme d’accountability, développé par Harold Garfinkel. Ce dernier, s’inscrivant dans le courant de l’ethnométhodologie, conçoit le caractère « accountable » des choses comme « observable et rapportable, c’est-à-dire à la disposition des membres à travers

ces pratiques situées que sont voir et dire »

(Garfinkel, 1984 : 1, trad. : Esther Gonzalez-Martinez). Par là, il cherche à montrer la manière dont les individus sont à même de voir, tout du moins reconnaître, leur(s) interlocuteur(s). Ce serait en fonction de l’agencement des d’interactions avec autrui que les individus construisent leurs actions, qu’elles correspondent à des opérations pratiques ou à des énoncés. Les travaux de Garfinkel renforcent l’idée que la visibilité participe à la construction du social. En ayant du sens pour autrui par une mise en visibilité, l’action individuelle est tout ce qui est de plus observable à travers l’œil des sciences sociales. Mais l’accountability, si l’on devait trouver un équivalent dans la langue française, se rapprocherait davantage du terme de « responsabilité » que de celui de « visibilité ». La visibilité serait un des mécanismes qui participerait à l’accountability mais ne pourrait en aucuns cas être assimilé à ce dernier. L’inexistence de mot français pour ce concept est une des raisons qui nous pousse à croire que le concept d’accountability ne nous satisfait pas.

Nous arrivons à la conclusion que le terme de visibilité ne peut s’assimiler à ceux de reconnaissance, de publicité et encore moins à celui d’accountability. Nous ferons donc, par la suite, usage du terme de visibilité comme concept clé autour duquel s’articuleront notre réflexion et notre analyse. Nous ne mobiliserons plus le concept d’accountability à l’inverse de ceux de reconnaissance et d’espace public.