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La parole anodine et le discours de l’ordinaire

Chapitre VII – La publication des informations dans le journal

7.3. La parole anodine et le discours de l’ordinaire

Au-delà de la fréquence de publication des informations dans le journal et des modes de régulation de ces dernières, qu’en est-il du propos en lui-même ? Quel est le discours tenu par les usagers, les possibles révisions ou modulations effectuées, et le rapport qu’ils entretiennent avec ce discours ?

À la question sur le type d’informations publiées dans le journal, Maude a répondu, non sans humour : « Des conneries… Après, c’est des images qui me plaisent, des articles qui me

plaisent, des coups de gueule… voilà quoi… des élans d’amour… (Rires)… ». Là aussi,

Fabien l’explique simplement : « Des photos de profil ou des photos quand je suis avec des

potes, par exemple à Luna Park, ou des trucs comme ça ». À la vue des propos tenus par

Maude et Fabian, qui sont tout autant visibles chez les autres personnes interrogées, une interrogation émerge. Concernant les communications quotidiennes sur Facebook, correspondant à des échanges de propos considérés comme « sans importance », ne pourrait- on pas faire un usage du terme de « parole anodine » ? Du point de vue de l’étymologie, le terme « anodin » renverrait à une caractéristique médicale, à savoir de celle qui calme la douleur. La capacité de l’anodin ne s’appliquerait pas en profondeur. Elle n’exercerait son travail qu’en surface, dans un but apaisant et dénué de tout danger. Reportée au contexte d’usages des réseaux socionumériques, la parole anodine se définirait comme une sorte de parole sans grande portée ou sans profondeur, mais qui contribuerait au processus de sociabilité, qui calmerait les troubles ou les désagréments inhérents aux dynamiques de sociabilité. Cette image n’est, bien évidemment, pas dénuée de représentations médicales. Elle n’est pas exclusive aux interactions effectuées dans des espaces numériques et peut être généralisée.

Un second élément que nous souhaiterions ajouter quant à cette parole anodine renvoie à la forme que l’usager lui donne. Comme l’expliquait Fabian, lors de son entretien, il écrit principalement en langage SMS sur Facebook ou sur toutes les autres plateformes de discussion qu’il utilise, en particulier sur Ask.fm. L’image ci-dessus illustre parfaitement notre propos concernant l’usage d’un langage propre à une population. Ce langage sms, en tant que langage particulier dérogeant aux normes sociales d’expression, est une manière de réguler l’accès au sens contenu dans le message. La gestion des accès au sens contenu dans le

message ne se fait plus par les dispositifs techniques mis à disposition par Facebook mais sur la forme du message en lui-même.

Image n° 7.3.1 : Capture d’écran d’un publication de Fabian sur sa page Facebook51, 52

Il nous semble que la publication régulière de cette parole anodine sur Facebook, ainsi que son inscription sur le long terme au sein du dispositif, contribue à la construction de ce qui pourrait être appelé le discours de l’ordinaire. Ces échanges perpétuels de paroles anodines, construisant par là même ce discours de l’ordinaire, contribueraient et permettraient le bon déroulement de la sociabilité. Comme l’explique Morgane, elle a un usage de Facebook qu’elle ne considère pas comme sérieux : « C’est juste pour partager des trucs marrants ou

des trucs qui peuvent intéresser des personnes. C’est jamais des trucs vraiment sérieux. Moi, je n’ai pas un usage sérieux de Facebook ». Pour autant, elle participe, elle contribue à

l’élaboration de ce discours de l’ordinaire. Pour Aline, il s’agit principalement de garder et de prolonger le contact avec des membres de sa famille, ainsi que de rendre visible ces instants

51 La capture d’écran a été effectuée le 22 mai 2014. La publication date du 8 mai 2014. L’annotation « OKLM »

en bas de la photo, abréviation de « OKALM », signifie « Au calme ». Le commentaire « SEGPA » signifie « Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté », renvoie à une population d’élèves en difficultés d’apprentissage graves et durables et est donc péjorativement connotée. Le commentaire « TG » signifie « Ta gueule ! » et le « BG » renvoie à « Beau gosse ».

familiaux ordinaires sur Facebook : « Et bon, j’ai des petits-enfants. Je partage avec mes

petits-enfants. J’aime bien partager avec eux sur ce que je fais. Des fois, je les ai le weekend, je vais partager quelques photos de ce que j’ai fait avec eux ». Assez simplement, il s’agirait

d’une parole ordinaire contributive à une sociabilité ordinaire. La parole la moins visible est la matière du discours le plus solide socialement. Ces échanges renvoient à ce qu’Erving Goffman définissait comme les menus propos, des propos acceptés par tous évitant les silences gênants et renforçant la mécanique conversationnelle (Goffman, 1988 : 107). L’exercice vise bel et bien à mettre en lumière les usages majoritaires de Facebook, sans en oublier les travers généralement et médiatiquement exposés, afin de mieux cerner ce qui pourrait être intégré à ce que Michel de Certeau et Lice Giard appellent simplement l’ordinaire de la communication (Certeau, 1983).

Pour autant, on pourrait se demander si les usagers n’opèreraient pas régulièrement des révisions sur ce discours afin d’en enjoliver la forme et d’en affiner le sens, cherchant par là à favoriser la reconnaissance positive de soi par autrui. Il s’agirait d’un discours constamment peaufiné, à jamais imparfait. Nous récusons la généralité de ce phénomène. Des entretiens, il en ressort que les modifications minoritaires apportées renvoient à des corrections orthographiques. Une mauvaise orthographe, reconnue souvent négativement par des usagers plus âgés, ne dispose pas suffisamment de valeur pour entraîner une réévaluation de la pratique. Dans certains cas, la reconnaissance négative de soi par autrui dépasse le seuil du tolérable et induit une révision de la forme. L’exemple de Fabian est tel que son erreur orthographique, assimilant « Arabe » à « Arbre », a profondément modifié le sens : « J’avais

mis statut et je m’étais trompé dans le mot. Du coup, au lieu de mettre "arbre", j’avais marqué "arabe". En fait, c’était un statut "Nique les arbres"… Et comme les gens lisent vite, ils se disaient "Nique les arabes", direct. Et, j’ai vraiment écrit "Nique les arbres" et ils ont tous crus que c’était "Nique les arabes" ». L’évaluation par les pairs, le jugement d’autrui

importe. L’exemple d’Ivan suggère, de la même manière, un changement de pratique dans la publication des photos et, donc, dans la régulation de l’accès à soi : « Il y avait une photo de

moi en cours en train de faire le mariole. Après, on l’a publié. Et je me suis rendu compte que j’avais l’air un peu con sur la photo. Du coup, j’ai supprimé. Du coup, maintenant, chaque fois que je mets une photo, je pense bien avant de la mettre ».

L’usage du langage sms, comme mode de régulation de l’accès au sens, nous a, par ailleurs, amené à nous interroger sur la réalité d’usage de ce qui est communément appelé « Private

Joke ». Littéralement traduit comme « blague d’initiés », comprise par un cercle circonscrit de personnes, cette pratique ne semble pas être une généralité dans les usages de Facebook. Tout du moins, les personnes entretenues ne déclarent pas le faire ou ne pas en avoir conscience. Les propos de Lydia illustrent bien la représentation que peut avoir la private joke auprès des usagers, comme un mécanisme d’exclusion : « Ouais, ouais et je trouve ça plutôt rigolo.

Alors, il y a ce qu’on appelle la "private joke" où ça exclut des personnes, là j’évite parce que… ça exclut. Ce n’est pas terrible ». Il n’est que deux usagers, dont Édouard, pour en

avoir l’usage, si modéré soit-il, et principalement fait de références cinématographiques comiques : « Des fois, j’ai dû mettre des blagues que j’étais le seul à comprendre, je pense…

(Rires)… Des fois, mes blagues sont réservées à une certaine élite… (Rires)… qui sont les seuls à comprendre. Et c’est mes copains avec qui j’ai des délires ». Nous rejetons donc

l’usage généralisé de cette pratique au sein du réseau socionumérique Facebook.

Nous avons précédemment vu que, sur le journal Facebook, la pratique de mise en visibilité de l’intime était très peu généralisée. Or nous aurions pu nous demander si, par le biais d’un langage particulier restreignant l’accès au sens, ce même journal n’aurait pas pu correspondre à un espace de confidence ? De la même manière que pour la private joke, nous rejetons cette interprétation. Il semblerait, dans la continuité des propos d’Édouard, que le dispositif de discussion instantanée et privée, ou des logiciels plus spécifiques (Skype), soient d’autant plus adaptés, du fait qu’ils garantissent davantage de confidentialité : « Ben je ne discute jamais

sur Facebook en fait… Si je veux parler aux gens, je les appelle ou je Skype avec eux. Par contre, il y a mon réseau d’amis proches que j’ai sur Skype. Mais donc Facebook, je ne m’en sers pas pour discuter. Non, je ne discute avec personne… sauf pour dire "Bon anniversaire" ».

Bien qu’il y ait un rejet du journal Facebook comme un espace de confidence, ne saurait-il être un espace de connivence ? L’absence de confidence, tout du moins le faible usage, n’induit pas nécessairement un défaut de connivence. Il nous semble, de par la recherche permanente de reconnaissance positive, que l’usager sollicite une relation de connivence. Ce plaisir tiré de l’entre-soi, cette connaissance secrète et jouissive, semble posséder une certaine existence au sein de ce dispositif sociotechnique. Le journal saurait être le lieu d’une quête permanente de connivence n’impliquant pas nécessairement la réussite, entendue comme reconnaissance positive de soi par autrui. Cette complicité et cette proximité n’émergent pas nécessairement à chaque publication, comme le montre l’exemple de Morgane : « Ouais,

ouais, j’ai déjà supprimé certaines que je trouvais trop… du genre "Regardez, c’est moi"... […] Ou alors si je partage un truc et qu’au bout de deux jours personne n’a réagi dessus, je le supprime… (Rires)… Parce je trouve que c’est la honte… (Rires)… ». Le second exemple,

bien que répondant à l’effet de connivence, n’est pratiqué qu’occasionnellement : « Ou alors,

j’ai déjà mis un message relatif à une soirée sur un thème. Le thème, il n’y avait que les gens qui y étaient qui pouvaient comprendre ». Par ailleurs, Clémence correspond à la seconde

personne à avoir un usage des private joke, si rare soit-il. Nous statuerons alors sur le fait que le journal se définirait comme un espace de sollicitation de connivence, par l’échange de paroles anodines mais que, in fine, cette connivence ne se constituerait qu’à l’intérieur d’espaces considérés comme plus privatifs, à l’instar du dispositif de communication instantanée ou de l’échange de messages privés. Lydia relativise justement sa pratique de Facebook : « Parfois parce que je m’embête et que je n’ai pas envie de faire quelque chose…

Parfois parce que j’ai envie de savoir que je suis en contact avec des personnes… C’est comme de voir un pote dans la rue et puis, on va se sourire parce qu’on est content de voir la personne. Ben, j’ouvre mon ordinateur, il y a des fois où je n’ai pas plus envie que ça. Je vais juste vérifier et puis, je m’en vais. Enfin, voilà. Ça ne va pas plus loin que ça ».

Il serait intéressant de s’interroger sur ce qu’ont pu développer Dominique Carré et Robert Panico au sujet de la pratique de l’aveu. De leur propos, le web social aurait entraîné une réévaluation de la place de l’aveu et de « ce dévoilement qui vaut signe de ralliement, l’individu découvre à la fois sa capacité d’agir et son être collectif » (Carré & Panico, 2013 : 181). Cet aveu, qui n’est plus contraint par des dispositifs extérieurs, participerait à une construction positive du rapport à soi et à autrui. Nous sommes du même avis. Il se réalise une pratique de l’aveu dans les statuts publiés sur le journal, dans le sens où Dominique Carré et Robert Panico l’entendent, mais ce n’est pas un aveu comme une confidence, tout du moins dans la grande majorité des propos publiés sur le journal Facebook. Il s’agit d’un aveu de la parole anodine qui vise à la connivence et au ralliement. Nous nuancerons notre propos en expliquant que le contenu de l’aveu, à savoir le degré d’intimité de ce dernier, variera selon l’espace d’interaction, du journal au dispositif de communication instantanée, en passant par l’échange de messages.