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La place du journal dans le phénomène de visibilité informationnelle

Chapitre VII – La publication des informations dans le journal

7.1. La place du journal dans le phénomène de visibilité informationnelle

Comme le notent simplement Fabien Granjon, Josiane Jouët et Thierry Vedel : « Aujourd’hui, l’émergence du numérique bouleverse les usages sociaux de l’information » (Granjon & al., 2011 : 9). Quel que soit le réseau socionumérique sur lequel un individu est inscrit, qu'il soit ouvert à tous ou restreint à une population particulière, il n'en demeure pas moins que son usage passe, en grande partie, par l'écriture. Les usagers doivent principalement transmettre les informations par la voie de l'écriture. Cette dernière nécessite une gestuelle. Les mouvements des mains, ainsi que l'inscription du texte dans le réseau socionumérique, confirme l'entrelacement et l'interdépendance de l'espace physique et de l'espace numérique. Le déplacement des doigts sur le clavier entraîne l'inscription de mots sur l'écran. Le texte numérique est le fruit d'une dynamique gestuelle. Philippe Quinton rappelle, d’ailleurs, qu’écrire « engage plus que jamais une action physique d'inscription et de lecture, même si ces processus (et en conséquence les statuts des scripteurs et des lecteurs) sont profondément transformés » et qu’une écriture est « quelque chose qui se voit (on ne peut écrire sans voir) » (Quinton, 2002 : 231).

L'écriture, notamment dans le cas du réseau socionumérique Facebook qui nous concerne, est faite pour être vue. Il y a bel et bien cet acte de mise en visibilité de l'écriture, du contenu informationnel produit par la personne qui écrit. Les utilisateurs des réseaux socionumériques cherchent avant tout cette mise en public de l'information, tout du moins la recherche d’un

public. Cette ouverture du contenu informationnel de Facebook, produit par les membres, à autrui fait de ce dispositif sociotechnique un espace public. Les réseaux socionumériques sont une nouvelle forme d'espace public, différente de ceux habituellement empruntés, comme les terrasses de café ou les plages. L'inscription des usagers des réseaux socionumériques dans ces espaces publics tend à faire d'eux des individus publics en devenir. Ils ne le sont véritablement jamais, sauf dans des cas marginaux. Il persiste une part d'informations restreintes au seul utilisateur. Et, même si ce dernier renseigne des informations personnelles dans son profil d'utilisateur, cela ne signifie pas pour autant qu'il le dévoilera à l'ensemble des usagers de Facebook. Cette thématique sera davantage traitée dans le chapitre IX sur l’administration des informations personnelles sur le profil de l’usager et les accès du réseau de relations.

De fait, la mise en visibilité de soi, tout du moins des informations renseignées, devient une condition sine qua none d'usage de Facebook. Pour autant, les usagers « n’entretiennent pas un rapport binaire avec la définition du privé et du public, mais développent une fine et subtile gradation du montrer et du cacher » (Cardon, 2012 : 36). Cette exposition de soi à autrui induit inévitablement des conséquences quant à la perception de soi par autrui. Les individus qui ont accès aux informations renseignées par l'usager de Facebook définiront le jugement qu'ils ont de cette personne en fonction des informations que cette dernière aura bien laissé transparaître ou qui auront été transmises par d’autres. Le jugement sera fonction des informations laissées sur le réseau social numérique, qu'elles soient tronquées ou véridiques, détaillées ou incomplètes, déformées ou concordantes. Et, plus encore sur les réseaux socionumériques, les internautes fonderont aussi leur jugement en fonction des commentaires laissés sur l'usager. Joseph Walther complète d’ailleurs ce propos en expliquant que « les individus établissent des jugements, à propos d’une personne, sur la base des commentaires laissés par le réseau de relations de cette personne mais aussi sur la base de l’attractivité de son réseau de relations. Même si cette information n'est pas directement fournie par la personne, les gens pourront être amenés à croire que cette information soit sanctionnée par cette dernière et utilisent ces indices pour former des impressions sur celle-ci » (Walther & al., 2008 : 45).

Nous souhaitons toutefois enrichir les propos précédents par le constat qu’une bonne majorité des personnes que nous avons interrogées échangent avec leur réseau de relations par des moyens qui dépassent largement le seul cadre de l’écriture. Ce que nous avons observé et

allons montrer dans ce sous-chapitre, c’est que l’écriture tend principalement à se cantonner au dispositif de discussion instantanée, permettant une plus forte intimité dans la parole. Et les différents outils à disposition de l’usager – photos personnelles ou relayées d’internet, vidéos personnelles ou relayées d’internet, images, musique – sont davantage employés dans la

Timeline.

Ce phénomène de forte visibilité s'est encore accentué avec l'instauration de la Timeline, ou

Journal dans sa version francophone, un format de présentation du profil de l'utilisateur, en

décembre 2011. Chacune des informations en rapport avec l'usager, ainsi que l'ensemble de ses actions sur le site, apparaissent désormais à la manière d'un blog, de façon anté-chronologique. Les informations s’enchaînent les unes à la suite des autres, les nouvelles se superposant aux plus anciennes, réduisant la visibilité de ces dernières au fur et à mesure de l’écoulement du temps. Le contenu s'agence autour d'une chronologie centrale, avec les informations les plus récentes en tête de page et les plus anciennes en bas de page. Là où précédemment il était nécessaire de descendre dans les profondeurs du journal pour retrouver une information vieille de seulement quelques mois, il est maintenant aisé d'effectuer cette même action en quelques clics. Et, plus encore, il est maintenant possible d'insérer, de supprimer ou de modifier chacune de ces informations. L'utilisateur peut antidater des évènements, revoir complètement la chronologie ou recomposer idéalement sa chronologie numérique. Cette capacité d'intervention permanente sur le journal de vie pose dorénavant la question des temporalités d'usage de Facebook. Ces temporalités doivent être comprises comme la « structure du temps identifiée par l’homme au sein de sa dynamique existentielle (sa temporalisation), mais aussi au sein de la dynamique environnementale naturelle et socialisée » (Volvey, 2005 : 29).

Dans le prolongement des propos tenus par Jocelyn Lachance, quant aux pratiques juvéniles de publications de photos sur internet, nous pourrions soutenir l’idée que le journal des usagers de Facebook s’assimile à une succession de repères dans le temps, comme peuvent l’être les photographies et les films personnels ou de famille (Lachance, 2013 : 27). Le journal de Facebook permettrait ainsi d’immortaliser les moments importants du quotidien. Plus encore, ce journal offrirait la possibilité d’articuler ces évènements tout en leur garantissant une continuité.

Comme nous le notions précédemment, la parole d'autrui a un rôle prépondérant quant à l'établissement d'un consensus entre les usagers ou quant à la réalisation de bavardages sur les

réseaux socionumériques. Toutefois, si chacun donne son avis au même moment, il devient difficile de s'entendre. Avec cette multitude de communicants potentiels, il est nécessaire d'éviter une assourdissante cacophonie, où chacun prend la parole et personne ne s'entend. Ce phénomène de saturation fait directement référence à l'objection de la tour de Babel comme un brouhaha incessant empêchant la communication (Benckler, 2009 : 39).

Cette impossibilité d'échanger entre usagers de l'internet, dans ce contexte là, serait fondamentalement due à un degré de désorganisation trop important. Cette progression de l'entropie entrave la bonne circulation de l'information (Mattelart, 1995 : 36-37). De fait, à quoi ce phénomène d'entropie est-il dû ? La surproduction informationnelle serait-elle une des causes de la mauvaise circulation de l'information et de ce phénomène d’objection de la tour de Babel (Viera & Pinede, 2000 : 58-59) ?

Depuis quelques décennies déjà, des termes comme surproduction informationnelle,

surcharge informationnelle, surinformation, information overload ou infobésité se sont

multipliés au travers des médias d'information (Marcellin & Drouillat, 2010 : 3). La réflexion autour de ce problème n'est pas nouvelle mais elle est plus récurrente ces dernières années. Il revient simplement à se demander si la surcharge informationnelle a véritablement une existence concrète. La facilité d'accès aux moyens de production de l'information, la multiplication de ces moyens, la simplicité de duplication de l'information, l'accroissement des vecteurs de transmission... autant de raisons qui laisseraient supposer la surinformation. Pour autant, nous doutons de la réalité de ce phénomène de surcharge informationnelle. D’ailleurs, nous chercherons à confirmer notre position, principalement dans les usages de Facebook, par l’analyse, dans les chapitres à venir, de la gestion des accès aux informations sur les réseaux socionumériques. L’accroissement du réseau de relations de l’usager n’est aucunement synonyme de multiplication de communicants.

Tableau n° 7.1.1 : Fréquence de publication d’informations47

Au regard de la fréquence de publication d’informations sur Facebook, par les personnes interrogées dans notre questionnaire, il apparaît un classement, en terme de fréquence, dans le type d’informations exposées sur le réseau socionumérique. De manière très récurrente, il y a trois types d’informations qui sont supérieurs à l’ensemble pour cette même fréquence (8 %) : les réponses à des commentaires pour 19 %, les commentaires personnels pour 14 % et les vidéos relayées pour 9 %. De la même manière, 43 % des usagers répondent à des commentaires assez souvent, 30 % font des commentaires personnels, 26 % relayent des vidéos et 25 % publient des liens internet, contre une moyenne de 23 % pour cette même fréquence. À l’opposé, les deux tiers ne publient jamais de vidéos personnelles. Principalement, les publications les plus fréquentes concernent les réponses à des commentaires (62 %), les commentaires personnels (44 %) et les vidéos relayées d’internet (38 %).

47 La dépendance est très significative. chi2 = 1135,26, ddl = 24, 1-p = >99,99%.

0%   10%   20%   30%   40%   50%   60%   70%   80%   90%   100%   66   9   16   11   16   7   2   18   22   29   24   21   17   14   6   19   9   39   37   36   33   35   31   31   3   20   16   25   26   30   43   23   3   6   7   9   14   19   8   Très  souvent   Assez  souvent   Occasionnellement   Rarement   Jamais  

Afin de définir s’il n’apparaît pas des facteurs de variation sur cette fréquence de publication des informations sur Facebook, nous avons croisé ces précédentes variables avec celles correspondantes aux caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, niveau de diplôme et situation professionnelle). Dans le but de ne pas trop encombrer le texte, nous avons choisi de ne pas présenter les tableaux. Ces derniers sont toutefois accessibles dans les annexes.

Une enquête menée par le GIS M@RSOUIN a montré que les usagers ayant un réseau de relations importants tendent à diffuser davantage d’informations que les usagers avec un réseau de relations modéré ou réduit (Huiban, 2014 : 5). Le seuil retenu dan cette enquête est de 80 personnes. Sur la base de ce seuil, il y a une forte corrélation entre la taille du réseau de relations et la quantité d’informations diffusées.

Lorsque nous regardons plus en détails la fréquence de publications d’informations sur le « mur » Facebook selon le sexe de l’usager, nous constatons certaines variations. Concernant la publication de vidéos, qu’elles soient personnelles ou simplement relayées, la fréquence de publication semble être plus importante chez les hommes que chez les femmes. Nous n’oublierons pas de prendre en considération que la fréquence de publication des vidéos personnelles, tout sexe confondu, est extrêmement faible. Pour la fréquence de publications de vidéos, issues de sites de partage de vidéos, les hommes semblent plus actifs que les femmes, à hauteur de 42 % assez souvent ou très souvent pour ces derniers contre 28 % pour ces dernières.

Pour les autres types d’informations publiées dans le journal Facebook (commentaires personnels, commentaires d’actualité, réponses à des commentaires, photos et liens), le constat est plus subtil. Tout du moins, une tendance semble plus complexe à faire émerger. Nous allons tout de même nous avancer à quelques interprétations. Les premières observations de la répartition sexuée des usagers, selon la fréquence de publication, laisseraient croire à une pratique active de plus en plus importante des hommes. Au fur et à mesure de l’augmentation de la fréquence de publication, la proportion d’hommes tendrait à surpasser, de manière toujours plus importante, celle des femmes. Toutefois, la catégorie d’usagers, publiant le plus fréquemment les types d’informations précédemment citées, sont les femmes. Il s’opère un renversement de la tendance chez les usagers les plus actifs en termes de publications d’informations.

Les résultats au sujet de la fréquence de publications d’informations sur le « mur » Facebook, suivant le niveau de diplôme, la situation professionnelle et l’âge, sont un peu plus opaques. Cela semblerait être dû au nombre insuffisant de répondants. Bien que nous ayons réceptionné 444 questionnaires complets, il apparaît certaines modalités de variable où la proportion de répondants demeure assez faible, induisant un trop grand nombre de cases ayant un effectif théorique inférieur à cinq et ne nous permettant pas d’appliquer les règles du Khi2. Délaissant temporairement les statistiques, nous pouvons nous appuyer sur les discours afin d’enrichir notre propos.

Un premier phénomène émerge des propos tenus par les interrogés et renvoie à une pratique de mise en visibilité de l’intime peu généralisée dans le journal. Le journal ne semble pas être considéré comme le lieu de partage de ce type d’informations. Les propos de Morgane et d’Édouard, et plus encore celui de Gilles, illustrent particulièrement ce phénomène. Morgane réduit la publication à du contenu qu’elle juge humoristique : « C’est juste pour partager des

trucs marrants ou des trucs qui peuvent intéresser des personnes. C’est jamais des trucs vraiment sérieux quoi. Moi, je n’ai pas un usage sérieux de Facebook ». Édouard, quant à lui,

penche pour des publications vidéos, relayées d’internet : « Alors, sur la mienne déjà, je ne

mets jamais rien. Mais, des fois, quand je trouve des vidéos, que je trouve particulièrement drôles, je vais les mettre en lien sur les pages d’amis ». Et Gilles, lorsque le contenu

informationnel est jugé trop intime, privilégie les discussions privée : « Ouais, des fois, ça

m’arrive que je sois un peu triste et puis je ne mets pas. Il y en a qui mettent "Je suis triste", et puis après "Qu’est-ce qui t’arrive ?". Il y a des trucs des fois… Donc, je ne mets pas. Et puis, en discussion privée, je parle de mes problèmes, plus en privé ». Le journal correspond

davantage à un espace de partage d’informations qui viennent consolider les relations du réseau. Alors que l’outil de communication instantanée, techniquement structuré pour les échanges privés, vise à consolider de la même manière les relations mais aussi à mobiliser les ressources du réseau de proches.

De manière générale, le journal accueille moins les propos qui présentent un état de santé physique ou psychique dommageable à l’usager. Pour autant, il saurait être la vitrine des humeurs immédiates, comme l’explique Ivan : « Je vais donner un exemple. Quand il y a eu

un tremblement de terre, il y a 2-3 mois. Ça m’a tellement fait peur, je suis allé sur Facebook et j’ai publié. Après, je publie des photos ou mes impressions du moment ». A priori

distinction que l’usager pourrait faire entre le chronique et l’aigu, entre le ponctuel et le prolongé. Il peut être fait état d’une émotion ou d’un sentiment immédiat et bref mais il serait plus perçu comme inconvenant d’exposer, de manière dépréciée, une condition physique ou psychique prolongée.

Ce caractère de permanence est d’autant plus visible dans le journal Facebook de l’usager puisqu’il semble être l’espace permettant l’immortalisation des moments importants du quotidien. Maude décrit régulièrement ses rapports à la littérature : « Des conneries… Après,

c’est des images qui me plaisent, des articles qui me plaisent, des coups de gueule, des élans d’amour… (Rires)… ». Baptiste expose les moment agréables qu’il a passé avec ses amis :

« Quand j’étais en soirée, par exemple. J’en mettais en disant où j’étais, dire qu’on s’amusait

bien, des trucs comme ça. Après, par exemple, quand j’ai eu mon bac, je l’avais mis ». Et

Tristan jalonne son journal de ses différents voyages : « Des fois des photos, quand je suis

allé me balader. Des photos de paysages, de chemins… Qu’est-ce que je vais mettre… Un départ de vacances ou un départ exceptionnel, je vais le mettre aussi. "Je vais à Londres", "J’ai pris mes billets pour aller en Allemagne"… On s’était pris en photos avec mes meilleurs potes avec nos billets parce que je savais très bien, du coup, que mes copains en Allemagne allaient voir ça. […] Le plus souvent, c’est des trucs exceptionnels. Je ne vais pas forcément raconter ma vie au quotidien… ». Il y a une hypothèse que nous chercherons par la suite à

valider selon laquelle, passé un certain temps d’usage, les usagers semblent de moins en moins narrer chaque instant du quotidien. Le journal serait l’espace d’immortalisation des moments importants du quotidien sans en être le lieu de narration de tous les instants de vie.

Par ailleurs, toujours suivant cette pratique très modérée de dévoilement de l’intime dans le journal, les interrogés semblent faire un usage régulier de contenu allusif ou implicite. Il s’agit moins d’une pratique de cryptographie ou de stéganographie que d’une pratique de création de filtre. Il s’agit moins de faire disparaître le contenu que de réduire le nombre de récepteurs. Hélène a sélectionné les informations divulguées, concernant un événement extérieur à internet : « Là, par exemple, j’avais de la famille à la maison parce qu’on a

immergé les cendres de mon père. Je n’ai pas marqué que j’ai immergé les cendres de mon père. Je considère que c’est très personnel. Par contre, on a pris des photos du Conquet, on a pris des photos d’un dauphin dans le port de commerce. Ma petite nièce de Paris se prend sous toutes les coutures. Elle m’a dit "Tu mettras toutes les photos sur Facebook". J’ai mis les photos sur Facebook. Voilà. Je n’ai mis que des photos et j’ai marqué "Séjour en

Bretagne". Les noms des personnes, je ne les marque pas mais bon, il y avait des photos. J’ai mis 4 photos d’eux… 3 photos. Et c’est succinct. Pareil, je ne mets jamais le lieu. Les gens qui connaissent le Conquet vont reconnaitre Le Conquet. Et encore, je ne suis pas sûre que j’aie mis une photo du Conquet… Les gens qui me connaissent savent qu’il y avait un événement ce weekend. Il y a des photos donc ça veut dire que ça s’est bien passé. Voilà ».

L’usage de contenu implicite ou allusif est un des moyens permettant de réduire la visibilité des informations exposées en filtrant le nombre de récepteurs.

Il nous paraît intéressant de montrer qu’il est un phénomène récurrent dans les discours. Le besoin de reconnaissance plane en permanence dans les propos des interrogés. Cette nécessité d’autrui dans les usages de Facebook et l’importance accordée au retour positif d’autrui semble faire lien dans les différentes pratiques élaborées par les usagers. Nous y reviendrons plus en détails dans le chapitre consacré.