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Chapitre II – Le cadre théorique

2.1. Les réseaux socionumériques

Nous pouvons rappeler, dans la lignée des propos de Pierre Mercklé, qu’il existe une différence flagrante entre les réseaux sociaux et les réseaux socionumériques. Les premiers correspondent à « non pas des infrastructures qui permettent aux individus de se rencontrer ou de communiquer, mais des relations que, par ces moyens comme par de nombreux autres, ces individus et les groupes sociaux qu'ils composent entretiennent les uns avec les autres » (Mercklé, 2004, 7). Selon cette conception, il s’agit bien de concevoir les relations existantes entre des individus et non leurs caractéristiques propres. Les seconds, sur lesquels nous allons maintenant disserter, sont sommairement définis comme un service web mis à la disposition de l’utilisateur. L’apparition de la notion de réseau a permis d’apporter une nouveau modèle de compréhension de la réalité du fait que « l’organisation réticulaire constitue, dans l’ordre de la connaissance, la forme la mieux ajustée à la vision globale que l’on prend du monde depuis le point de vue d’une cité reposant sur une logique connexionniste » (Boltanski & Chiapello, 1999 : 230).

L’emploi répété, et sans cesse plus important, du terme de « réseau » dans les sciences sociales et en-dehors – Facebook aidant – a contribué au fort mésusage du concept. La

proximité sémantique entre « réseau social » et « réseau social numérique », et plus largement entre les termes se rattachant à l’analyse des réseaux sociaux (réseau, social, graphe social, trous structuraux, liens faibles, directs, indirects, etc.), n’a pas non plus facilité la dissociation des notions et des définitions qui s’y rapportent (Coutant & Stenger, 2010a : 3-4). Le problème quant à la récurrence dans l’utilisation du terme de « réseaux sociaux » est qu'il provoque davantage de confusion qu'il n'apporte d'éclaircissements. Bien que l’on puisse définir assez succinctement, mais clairement, un réseau social comme ensemble de relations, ce qui correspond à leurs structures et à leurs dynamiques demeure toutefois flou et complexe (Bidart, Degenne & Grossetti, 2011 : 8). Ce qualificatif circonscrit toujours plus d'ensembles, dont les plus contemporains font par exemple référence aux autoroutes de l'informatique, aux connexions ferroviaires, aux circuits hertziens ou téléphoniques, mais surtout, à une variété de sites favorisant l'activité des réseaux sociaux humains. Ce flou s’est inévitablement transposé, par capillarité, aux « réseaux socionumériques ». De fait, il nous paraissait important, d’abord, de nommer cette confusion terminologique pour, ensuite, apporter une définition du « réseau socionumérique » qui, nous l’espérons, sera la plus claire et la plus fine possible. D’autant que ces termes, employés en analyse des réseaux sociaux, sont souvent réinterprétés, malheureusement sur-interprétés, simplement galvaudés, dans les discours marketing.

Avant de nous atteler à une circonscription du concept de « réseau socionumérique », nous aimerions rappeler que ces précédents propos nous permettent de préciser une distinction entre le système de relations qui lie les individus et la structure qui héberge les potentiels utilisateurs des réseaux socionumériques. « Ce qui fait le réseau social, c’est d’abord sa dimension “sociale” représentée par l’ensemble des relations entretenues entre les individus, et non la dimension “physique” qui renvoie plutôt à l’interconnexion des réseaux » (Montagut-Lobjoit & Lobomde-Mbiock, 2009 : 109). Cette précision justifie notre choix terminologique quant à l'idée de nommer « réseaux socionumériques » des sites comme Facebook ou Myspace. Un réseau social correspond à un ensemble d'individus et une somme de relations qui lient les membres de cet ensemble entre eux. Par contre, un réseau socionumérique se réfère à une structure numérique hébergeant le réseau social d'un internaute et favorisant la consolidation et l'expansion des relations à d'autres utilisateurs. Cette précédente définition n'est en rien définitive et sera l'objet de nombreuses discussions dans la sous-partie suivante.

Historiquement, la recherche sur les réseaux sociaux à amener à une transposition progressive du terme de « réseau » et de ses représentations à différentes sciences et corps de métiers au fur et à mesure des décennies. Le réseau est un élément qui se conçoit plus qui ne se voit, laissant une part importante à l’appropriation et à la transposition. Internet, en tant que dispositif sociotechnique, favoriserait l’approche du concept de « réseau » dans le sens où « la modélisation par nœuds et connections paraît particulièrement bien adaptée à nos sociétés flexibles, progressivement déhiérarchisées et hautement technisées. Le réseau est un concept suffisamment abstrait […] pour l’appliquer à des phénomènes très variés » (Rieder, 2010 : 42).

Cette abstraction pose toutefois quelques problèmes du point de vue de la représentation. Le flou qui règne autour du terme et de l’imaginaire qu’il développe peut conduire, dans le cas de l’analyse des réseaux sociaux, à une réification du réseau social. Les réseaux sociaux sont et demeurent un instrument d’analyse – toujours au plus proche de l’idéal de « neutralité » méthodologique – qui ne peuvent faire l’objet d’une quelconque « chosification ».

Des intérêts scientifiques croissants ont émergé de la massification d’usages des réseaux socionumériques, dont certains ont retenu notre attention. Le premier servira de base de réflexion pour la définition que nous escomptons : « Un réseau social formalisé par l’intermédiaire d’un dispositif fondé sur les technologies de l’information et de la communication et spécifiquement dédié à la constitution ou à la reconstitution de connexions sociales, à leur gestion et/ou à leur mobilisation à des fins personnelles ou professionnelles » (Fondeur & L’Hermitte, 2006 : 109).

Outre ce que nous interprétons comme un amalgame entre un réseau social et un réseau socionumérique, cette définition apporte des premières précisions quant à la compréhension de l’ensemble. D’emblée, Fondeur et L’Hermitte mettent à l’écart les sites, ayant intégré des applications favorisant les interactions sociales numériques, dont la fonction principale n’est pas la constitution et le maintien d’un réseau de relations. L’usage attendu majeur d’un site est déterminant – tout du moins dans la réflexion qui nous occupe – quant à sa définition en tant que réseau socionumérique. Youtube, le site d’hébergement et de partage de vidéos, permet aujourd’hui aux internautes de constituer un réseau de relations numériques avec lequel ces derniers peuvent échanger les vidéos de leur choix. Toutefois, ce site ne peut être considéré comme un réseau socionumérique puisque sa vocation première est l’hébergement et le

numériques. Les réseaux socionumériques et les dispositifs numériques intégrant des applications favorisant les interactions sociales sont des outils de médiations (Degenne, 2011 : 40 ; Bidart, Degenne & Grossetti, 2011 : 8). Mais l’un et l’autre ne peuvent être assimilés.

Dans une seconde précision, ils nous rapportent que le réseau de relations d’un internaute est préexistant à l’Internet. L’ensemble des connaissances numériques d’un usager n’est pas apparu ex nihilo. L’Internet peut toutefois permettre le développement du réseau de relations. Sous-entendant que le support technique – le site qui accueille les relations – a une incidence dans les rapports que les internautes entretiennent entre eux. Conjointement à cela, et au-delà des caractéristiques techniques de la plateforme, les usages qu’ont les utilisateurs influencent l’organisation architecturale du site. Dans ce mécanisme d’influences mutuelles entre l’outil et son utilisateur, il s’avère nécessaire de trouver un équilibre entre le déterminisme technique et la liberté individuelle absolue dans les usages des réseaux socionumériques.

La précédente définition insiste légèrement, par les termes employés, sur l’aspect technique du système alors que nous nous situons dans un dispositif sociotechnique, si nous devions reprendre les termes de Serge Proulx et Florence Millerand (Proulx & Millerand, 2010 : 14). En revalorisant la place de l’usager dans le bon fonctionnement du système, ce type de site pourrait s’appréhender comme « un service qui est centré autour du profil de l’individu et qui permet d’afficher la liste des connections de cet individu (réseau de contacts ou d’ « amis » du profil en question) » (Lefebvre, 2008 : 13).

L’accent est, dans ce cas, davantage mis sur le profil de l’utilisateur. Il est l’élément central, la clé de voûte du réseau de relations de l’utilisateur permettant la communication avec autrui (Coutant & Stenger, 2010a : 2). Une troisième proposition est énoncée quelques mois plus tard par Danah Boyd et Nicole Ellison. Elles proposent la définition suivante pour les « sites de réseaux sociaux » : « We define social network sites as web-based services that allow individuals to (1) construct a public or semi-public profile within a bounded system, (2) articulate a list of other users with whom they share a connection, and (3) view and traverse their list of connections and those made by others within the system. The nature and nomenclature of these connections may vary from site to site » (Boyd & Ellison, 2007 : 2).

Conjointement à cette définition, elles précisent avoir une préférence d’usage pour le terme « social network sites » (sites de réseau social), plutôt que pour le terme « social networking

sites » (sites de réseautage social). Boyd et Ellison justifient ce choix en affirmant que le « networking » correspond davantage à une pratique d’initiation, majoritairement entre inconnus. Leur objectif est de mettre l’accent sur les relations entretenues entre les utilisateurs plutôt que sur les phénomènes qui ont permis leur rencontre (Boyd, 2008a : 94-95).

Des sites comme Facebook se définissent particulièrement à travers la fréquence des échanges entre les internautes. Cette insistance sur les relations, les liens qui unissent les utilisateurs, se ressent dans la définition donnée par ses deux chercheuses. Nous pouvons d’ailleurs nous appuyer sur le travail de traduction et de prolongement effectué par Thomas Stenger et Alexandre Coutant (Stenger & Coutant, 2009 : 3) : les sites de réseaux sociaux comme des services web permettant aux individus de « 1) construire un profil public ou semi-public dans un système délimité ; 2) gérer une liste d’autres utilisateurs avec lesquels ils partagent un lien ; 3) voir et croiser leur liste de connaissances avec celles faites par d’autres dans ce système ; 4) fondent leur attractivité essentiellement sur les trois premiers points et non sur une activité particulière.

Ce quatrième point répond au constat que nous avons précédemment pu faire vis-à-vis de Youtube et sa non-qualification en tant que réseau socionumérique. Cette précision permet de davantage focaliser l’intérêt sur les usages et de, d’ailleurs, souligner le caractère évolutif du dispositif technique, comme celui des usages. Il est fort à parier que cette précédente définition, en quatre points, ne sera plus satisfaisante dans quelques années. Comme l’objet de sa définition, elle requerra certaines modifications. Il perdure une constante évolution des frontières de cette définition (Beer, 2008 : 518). Récemment, Nicole Ellison a proposé une définition plus actualisée du « site de réseau social » : « Un site de réseau social est une

plate-forme de communication en réseau dans laquelle les participants 1) disposent de profils associés à une identification unique qui sont créés par une combinaison de contenus fournis

par l'utilisateur, de contenus fournis par des « amis », et de données système ; 2) peuvent

exposer publiquement des relations susceptibles d'être visualisées et consultées par d'autres ;

3) peuvent accéder à des flux de contenus incluant des contenus générés par l'utilisateur – notamment des combinaisons de textes, photos, vidéos, mises à jour de lieux et/ou liens – fournis par leurs contacts sur le site » (Ellison, 2011 : 22).

La visibilité devient un critère fondamental à l’activité de communication sur les sites de réseaux sociaux. De fait, Danah Boyd et Alice Marwick reconnaissent quatre caractéristiques

L’information numérique persiste dans les réseaux ; 2) Replicability : Le contenu informationnel peut, potentiellement, être reproduit à l’infini ; 3) Scalability : Le potentiel de visibilité de l’information par autrui est considérable ; 4) Searchability : La majorité des informations diffusées est accessible par le biais d’une multitude de moteurs de recherche.

Suivant les usages qui sont faits de ces sites de réseaux sociaux, la visibilité des utilisateurs varie. Une étude d’envergure importante fut menée auprès de 800 jeunes américains sur leurs usages des nouveaux médias numériques (Stenger & Coutant, 2010 : 222). De ce travail, réalisé sous la direction de Mizuko Ito, a émergé une distinction entre la participation axée sur l’amitié (friendship-driven online activity) et la participation axée sur les centres d’intérêt (interest-driven online activity) (Ito & al., 2008 : 9-10). La participation axée sur l’amitié est davantage présente sur les sites de réseaux sociaux. Les utilisateurs de ces sites s’attachent moins à une pratique créative de Facebook, entre autres, qu’à la répétition de pratiques de sociabilité et de renforcement des liens d’amitié.

D’un point de vue terminologique, nous avons une légère préférence pour « réseau socionumérique » plutôt que « site de réseau social » ou « réseau social numérique ». Chacun satisfait ce besoin d’équilibre entre le social et la technique dans ce dispositif numérique. Dans un souci d’usage, tant dans l’écriture que dans l’oralité, nous emploierons dorénavant le terme de « réseau socionumérique » afin de surtout marquer la distinction avec le concept de « réseau social » précédemment traité.