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Teilhard de Chardin : fusion de la pensée religieuse et scientifique

CHAPITRE 1 : LA RELATION DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LA SCIENCE AU XX e

3. Période de changement

3.3. Teilhard de Chardin : fusion de la pensée religieuse et scientifique

Né en 1881, à Sarcenat en France, Teilhard de Chardin est ordonné prêtre en 1911 à la suite d’études littéraires, philosophiques et théologiques. Membre de la Compagnie de Jésus, il étudie la science et obtient son doctorat en paléontologie de l’Institut Catholique de Paris. C’est pendant ses études qu’il commence à développer sa pensée sur la relation entre la science et la foi.

La vision de Teilhard de Chardin est une grandiose synthèse. Son œuvre se présente comme une phénoménologie de la réalité tout entière, c’est-à-dire un effort de synthèse de tous les aspects de l’être. Cette synthèse se fonde sur une foi profonde en la vérité dont le but est de comprendre et d’exprimer ce qui existe. Dans cette optique, son œuvre n’est pas seulement une fusion entre la pensée religieuse et la science ; c’est un système regroupant l’ensemble des sciences avec l’homme comme point de convergence.

Pour Teilhard, les scientifiques doivent s’aventurer au-delà de leur propre champ et faire une cueillette des faits afin d’élaborer une vision plus globale de l’univers. Ainsi, il s’oppose à la

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conception positiviste du monde, qui tente d’évacuer de la science toute subjectivité. Pour Teilhard, bien au contraire, la science devient mûre seulement lorsqu’elle devient humaine. Dans la nature est présente une force unique, diffuse et gigantesque qui existe en chaque chose : de la plus petite particule élémentaire au plus complexe des organismes vivants : l’amour. Cependant, l’amour n’acquiert son sens propre que lorsqu’il est compris dans un sens plus large :

De l’amour, nous ne considérons d’habitude que la face sentimentale […]. Considéré dans sa pleine réalité biologique, l’amour n’est pas spécial à l’Homme. Il représente une propriété générale de toute Vie […]. L’amour n’est autre chose [...] que la trace plus ou moins directe marquée au cœur de l’élément par le psychique sur soi-même de la Convergence de l’Univers96.

La logique dans cette idée est que si le désir d’unir n’était pas déjà présent dans la plus petite molécule, l’apparition de l’amour dans la complexité de l’organisme humain serait impossible. Pour Teilhard, la matière porte en elle un « potentiel psychique », c’est-à-dire les graines de la conscience, qui, s’assemblant progressivement, se complexifient sous l’impulsion créative de Dieu. La matière dont il est question n’engendre pas l’âme, mais agit plutôt comme son support. Cette matière est régie par l’entropie, qui est cette tendance naturelle des formes complexes à évoluer vers un état d’une plus grande simplicité et d’une plus grande uniformité. Ce processus libère la vie, pour sa part caractérisée par un faible niveau d’entropie, une évolution vers une organisation de plus en plus complexe.

Selon Teilhard, les sciences doivent synthétiser leurs résultats tout en mettant l’accent sur l’être humain. Cette synthèse de la connaissance rejaillirait sur la subjectivité, donnant à l’homme un meilleur aperçu de la vraie nature des choses et lui faisant mieux comprendre ce qu’il doit être. Il est donc question ici d’une dimension morale intégrée au tout.

Une fois ces principes de base établis, la vision teilhardienne peut être développée davantage. Cette vision correspond à une immense évolution qui est la création de nouvelles formes par un mouvement dialectique de divergence-convergence-émergence. La matière vient au monde guidée par un instinct qui évolue et prend d’abord la forme d’une protoconscience en passant par la conscience pour aboutir à la conscience de soi. Cette habileté que possède l’homme de réfléchir

96 Pierre Teilhard de CHARDIN, Le Phénomène Humain, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 294.

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sur lui-même, sur son environnement ainsi que sur son interaction avec son environnement fait de lui le maître de sa propre évolution. Selon Teilhard, la conscience humaine évolue continuellement vers le « point Oméga », qui est le Christ. Ce point représente l’aboutissement de la création et constitue le point de convergence entre les énergies cosmiques et spirituelles de la Noosphère.

Teilhard croit que l’œuvre de création est une dynamique perpétuelle associant Dieu et l’homme. À la fois agent et sujet de l’évolution, la liberté de l’homme réside en ce qu’il est libre de résister à l’ascension vers le point Oméga, ce qui représente un choix moral pour l’homme. Teilhard rappelle la nécessité d’une synthèse entre la science, la théologie et la moralité à l’intérieur du processus de l’évolution. Il juge essentiel que les perspectives chrétiennes soient présentées et organisées de manière à ce qu’elles soient cohérentes avec le monde moderne. Pour lui, si cela était fait différemment, alors surgirait la question de comment trouver une balance de pouvoir entre les solutions communistes et fascistes du monde. Teilhard affirme qu’un trop grand nombre de gens à l’intérieur de l’Église désirent retourner, presque magiquement, à une période précédant le XIXe siècle, époque où la science et la révolution n’étaient pas encore manifestes. Selon lui, si cet esprit prévalait, ce serait désastreux.

En raison du traitement dont il fut victime de la part de l’Église et de la fidélité qu’il conserva à l’égard de celle-ci, Teilhard a pu être comparé à Galilée. Toutefois, par sa pensée, il évoque davantage le dominicain Giordano Bruno. Comme Bruno, Teilhard esquissa une impressionnante synthèse cosmologique à l’intérieur de laquelle des éléments poétiques et mystiques provoquaient un sens d’émerveillement à l’intérieur de la communauté scientifique. Néanmoins, la répression de l’Église à l’égard de ses écrits fut sans relâche. Dès 1918, l’Église interdit la publication de son essai Le Prêtre. À l’époque, la vision qu’entretient Teilhard de la prêtrise contraste fortement avec celle de l’Église. Pour Teilhard, le prêtre doit avoir un rôle plus large que celui de s’adonner aux rituels et se confiner à l’administration des sacrements. Il doit adopter une position offensive vis-à-vis de la réalité afin de la façonner et de l’améliorer : « [Le Prêtre] est le modèle et le premier des hommes, celui qui est le premier à s’enthousiasmer et à souffrir, le premier à attaquer

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le Réel pour le faire plier et l’améliorer97 ». Le Prêtre ne fut publié qu’en 1965, dix ans après la

mort de Teilhard.

La vision teilhardienne du péché originel fut également un point chaud pour l’Église. Selon Teilhard, le péché originel constitue une imperfection de l’homme qui est destinée à disparaître au fur et à mesure qu’il se rapproche du point Oméga. Dans le but de le dénoncer, un de ses manuscrits fut dérobé de son bureau et envoyé directement au cardinal Merry del Val à Rome. Convoqué par son supérieur provincial, qui avait pris connaissance du texte volé, Teilhard dut signer un document dans lequel il reniait sa propre vision du péché originel, malgré sa conviction que le péché originel « s’oppose en tout point à l’expansion de notre religion au niveau de la nature98 ».

L’année suivante, Teilhard fut relevé de ses fonctions à l’Institut Catholique. Au fil des ans, plusieurs de ses publications furent également condamnées et interdites de publication par l’Église. Parmi ses écrits censurés les plus populaires, soulignons Le milieu divin (1927) et son chef-d’œuvre Le phénomène humain (1940). En 1947, l’Église lui ordonna de ne publier que des textes scientifiques.

Teilhard est exilé à New York en 1950, où il travaille au Wenner Gren Foundation Institute. Cette même année, ses travaux sont implicitement condamnés par le pape Pie XII dans son encyclique

Humani generis. Teilhard écrit à propos de cette condamnation : « Je ne sens ni amertume ni

découragement ; et je suis tout simplement décidé à continuer tout bonnement mon chemin dans une direction qui me semble exactement orientée vers le réalisme dogmatique que Rome désire et demande99 ».

En juillet 1954, il retourne à Paris pour se voir une nouvelle fois exilé à New York. En 1955, on lui interdit d’assister au Congrès international de paléontologie. Il meurt quelques mois plus tard et est enterré à New York dans l’anonymat. Pourtant, les persécutions se poursuivirent : en

97 Pierre Teilhard de CHARDIN, Journal, tome I, cahiers 1-5, 26 août 1915 - 4 janvier1919, Paris, Fayard, 1975, p.

200.

98 Christopher HOLLIS, Histoire des Jésuites, Paris, Fayard, 1969, p. 287.

99 Philippe LEROY, Lettre familières de Pierre Teilhard de Chardin, mon ami, les dernières années 1948-1955,

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décembre 1957, un décret du Saint-Office ordonne le retrait de tous ses livres des bibliothèques et interdit leur vente dans les librairies catholiques. De plus, l’Osservatore Romano de juillet 1962 publie un monitum du Saint-Office décrivant les « graves erreurs » de Teilhard concernant la Création, la relation Dieu-cosmos, le Christ, l’Incarnation, la Rédemption, l’Esprit et la matière et le péché.

Il faut attendre Vatican II pour que l’on commence à parler favorablement de l’œuvre de Teilhard. Étonnement, la constitution Gaudium et spes reprend une pensée teilhardienne presque mot à mot : « On peut légitimement penser que l'avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d'espérer100 ».

Paul VI, dans un discours devant un groupe de pharmaciens, réitère que l’Église est en accord avec la science. Dans son discours, Paul VI admet qu’il aime souvent citer Teilhard de Chardin qui, tout en nous offrant des réponses sur la nature de l’univers et ses incertitudes, a toujours essayé de définir le principe intelligent se cachant derrière les objets et les phénomènes101.

Plusieurs sont d’accord pour affirmer que Teilhard a souffert énormément de l’oppression de l’Église tout en y demeurant fidèle. Dans une conférence en 1981, le prêtre jésuite Martelet déclare à cet effet : « En raison notamment des incompréhensions auxquelles il s’est heurté dans son Église, cet homme a su que les souffrances étaient la condition des vrais services de l’Esprit102 ». Selon lui, cela explique pourquoi il fut capable d’aimer son Église malgré ses

souffrances. Également selon Martelet, Teilhard avait découvert l’« étroitesse humaine » de l’Église tout en se rappelant qu’elle demeurait la source de la Révélation pour l’ensemble de l’humanité.

Pour sa part, Hans Küng affirme un peu plus directement l’impact de l’œuvre teilhardienne tout en mettant moins d’emphase sur sa soumission à l’Église. Il écrit que Teilhard, en tant que théologien, aurait pu avoir un impact considérablement plus grand sur le monde s’il avait compromis son obéissance à l’Église : « Combien son travail scientifique eut-il gagné, et, en

100 Gaudium et spes, in Vatican II : les seize documents conciliaires (dir. Paul-Aimé MARTIN), Fides, 2004, p. 190. 101Documents Pontificaux de Paul VI, Éditions Saint Augustin, 1963-1978, 24 février, 1966, p. 891.

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même temps, combien certaines affirmations unilatérales, certaines insuffisances et contradictions se seraient évanouies, s’il avait encore pu les exposer de son vivant à la critique103 » !

Malgré le courage que démontra Teilhard dans ses épreuves, il est moins souvent question du désespoir qu’il ressentait. À l’un de ses correspondants, Teilhard admettait qu’il avait parfois l’impression de « suffoquer » dans l’atmosphère catholique en raison de la pression qu’exerçait sur lui l’Église. Il se disait parfois « pénétré par des éclairs de révolte104 ». En raison de sa

situation difficile, Teilhard fut souvent nostalgique : « Oh ! - comme j’aimerais à avoir rencontré le saint Ignace ou le saint François d’Assise dont notre âge a tant besoin. Suivre un homme de Dieu sur une voie libre et fraîche, poussé par la plénitude de la sève religieuse de son temps, quel rêve105 » !

Le reproche fondamental adressé à Teilhard par les autorités ecclésiastiques est qu’il quitta la science pour la philosophie et la théologie. Parmi les reproches d’ordre théologique adressés à Teilhard, il y avait son évacuation du problème du Mal. Teilhard croyait que, dès l’émergence de la conscience, l’homme est autonome, libre, et capable de faire le bien autant que le mal. À ce sujet, il écrit : « Il se peut que suivant une loi à laquelle rien dans le Passé n’a encore échappé, le Mal, croissant en même temps que le Bien, atteigne à la fin son paroxysme, lui aussi sous forme spécifiquement nouvelle106 ».

L’affaire Teilhard représente ainsi une occasion perdue pour un dialogue entre la science et la foi. Sa synthèse, quoiqu’imparfaite, fut rejetée par l’Église sans discussion. Il est toutefois ironique que pendant que l’on condamnait Teilhard, Pie XII démontrait une grande admiration pour la science, ce qui amorça une ouverture sans précédent de l’Église au monde moderne.