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CHAPITRE 1 : LA RELATION DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LA SCIENCE AU XX e

3. Période de changement

3.1. La contribution de la philosophie des sciences

De façon générale, pendant les années 1920, le monde scientifique fut moins hostile envers l’Église catholique. Cette attitude s’explique par une certaine indifférence de la communauté scientifique envers la religion plutôt que d’un désir de réconciliation. Science et foi constituaient encore deux domaines distincts de la pensée humaine. Dans cette atmosphère plus détendue, il devint possible d’être un scientifique religieux sans se laisser figer par une doctrine religieuse immuable. Pour la plupart des scientifiques de l’époque, le sentiment religieux relevait surtout du domaine de l’affectivité. Mais déjà à la fin du XIXe siècle un groupe de philosophes de la science

ranimèrent le débat science-foi en apportant plusieurs nouveaux éléments au jeu.

3.1.1. Wilhelm Herrmann

À la fin du XIXe siècle, la philosophie des sciences s’impliquait déjà dans la relation

problématique entre la science et la religion. En 1879, dans son œuvre Religion in Relationship to

73 Une des conclusions du rapport du procès de canonisation de Pie X est à ce sujet clair : « Pie X a subventionné [...]

Mgr Benigni, dont il a connu et approuvé l’activité », Émile POULAT, Intégrisme et Catholicisme Intégral, Casterman, 1969, p. 49.

74 Peter KEMP, ‘Science et théologie selon le jeune Wilhelm Herrmann’, Revue des Sciences Philosophiques et

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Knowledge of the World and Morality, Wilhelm Hermann tente de démontrer que la religion et la

science, quoiqu’ayant des objets indépendants, poursuivent un but commun. Il est convaincu que la science n’est rien d’autre qu’un pur désir de connaissance et que la nature n’est que l’objet de la domination technique. Mais la connaissance est la clé en ce qui a trait à l’utilisation de la nature avec une bonne conscience morale75. Selon Hermann, la religion considère également la nature comme un moyen pour réaliser un bien suprême, en accord avec la volonté divine. Elle ne doit donc pas être négligée : « [...] nous devons défaire les moyens qui s’opposent aux fins morales, que l’homme utilise pour détruire les conditions naturelles de son existence76 ».

Au XXe siècle, le travail se poursuivit sous Wittgenstein, Carnap et Popper, qui sont grandement

influencés par les mathématiques de l’époque. À cet égard, soulignons la théorie des ensembles infinis de Georg Cantor, qui ébranle le monde des mathématiques et remet en question la notion même de certitude. Avec cette théorie, le concept de l’infini peut être à la fois prouvé et réfuté. Cantor présente de nouveaux paradoxes qui enlèvent aux mathématiques leur caractère infaillible et des axiomes fondamentaux sont remis en question. Alors, que pouvait-il rester de la certitude si la fondation même des mathématiques était teintée d’incertitude ?

C’est ainsi que le monde de la fin du XIXe siècle entrait dans l’ère du relativisme. L’heure était à

la revanche et l’Église ne tarda pas à réaffirmer sa possession de la vérité. En effet, le relativisme scientifique renforce la vision intransigeante de l’Église par rapport à une vérité qu’elle voit comme la sienne, certaine, immuable et englobante. Durant la première moitié du XXe siècle, quatre intellectuels ont un impact significatif sur la relation science-foi : Ludwig Wittgenstein, Karl Popper, Rudolph Carnap et Alfred North Whitehead. Ce qui unit ces derniers est l’idée que la pensée religieuse devrait être dynamique et non immuable.

3.1.2. Ludwig Wittgenstein

Wittgenstein, un ingénieur et mathématicien autrichien, est convaincu que tout ce qui peut être dit peut être dit clairement. Selon lui, ce dont nous ne pouvons traduire en mots doit rester sous silence. Cela étant, seulement les propositions des sciences naturelles sont sensées : « La totalité

75 Nouvelle Histoire de l’Église [...], p. 217. 76 Ibid., p. 172.

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des propositions vraies est toute la science de la nature77 ». Wittgenstein infère également que toute philosophie est une critique du langage : « Le résultat de la philosophie [...] est de rendre clair les propositions [...] qui autrement sont troubles et confuses78 ». Au sujet de la futilité du discourir philosophique, il ajoute :

La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont dépourvues de sens. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue79.

En ce qui concerne la théologie, domaine de l’inexprimable par excellence, elle ne peut que patauger dans le mysticisme, puisque « […] il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique80 ».

3.1.3. Rudolph Carnap

Viennois et contemporain de Wittgenstein, Rudolph Carnap publie à la même époque La

construction logique du monde, dans lequel il tente d’opérer une reconstruction mathématique du

monde à partir de l’information contenue dans l’expérience. Dans la partie Foi et Connaissance, Carnap, dans la même lignée que Wittgenstein, souligne la préséance de la connaissance sur la foi. Il dit de la foi : « […] dans ce phénomène [la croyance religieuse], quelque chose est en quelque sorte ‘saisi’ ; mais cette expression figurée n’autorise pas à admettre que dans ces phénomènes, une connaissance soit acquise81 ». Selon Carnap, il ne peut y avoir de connaissance

que « […] si elle est signifiée, formulée, que si une proposition est formulée à l’aide de mots ou d’autres symboles82 ». Pour lui, la foi constitue un domaine de la vie tout comme l’amour ou la

poésie. Ainsi, la foi et la science sont complètement séparées par leur contenu et « ne peuvent s’apporter ni confirmation ni réfutation83 ». La foi est non rationnelle tandis que la science est

rationnelle. Donc, l’une ne peut confirmer ni infirmer l’autre.

77 Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus Logico-Philosophicus, Gallimard, 1993, p. 57. 78 Ibid., p. 37.

79 Ibid., p. 51. 80 Ibid., p. 151.

81 Rudolph CARNAP, La construction logique du monde, Paris, Vrin, 2002, p. 295-296. 82 Ibid., p. 296.

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Carnap argumente que la foi ne peut pas ressembler à la connaissance. Il possède une vision mystique et non rationnelle d’un Dieu-connaissance qui ne peut être reliée à une quelconque sorte de connaissance. Également, cette vision ne peut être confirmée ou infirmée par cette même connaissance. Selon Carnap, il n’existe aucun chemin entre le continent de la connaissance rationnelle et l’île de la foi. Un pont peut seulement exister entre la connaissance formelle et empirique, nous démontrant ainsi que l’on peut les unir. Selon Carnap, l’intuition non rationnelle et la foi religieuse ne sont donc pas des connaissances.

Wittgenstein et Carnap, sans formellement nier la valeur de la pensée religieuse, confinent la théologie au domaine de l’irrationnel. Selon eux, la science empirique et les mathématiques constituent ce qu’ils appellent des « domaines de vérité » à l’intérieur desquels peut être analysé notre monde.

3.1.4. Karl Popper

Il y eut toutefois un philosophe relié au Cercle de Vienne qui rétablit la pensée théologique en se concentrant sur les incertitudes des sciences empiriques. Pour Karl Popper, la science représente une quête dynamique de la connaissance ; un puits d’incertitude à l’intérieur duquel les théories se succèdent afin de se rapprocher le plus possible de la vérité. La science n’est ni un système d’énoncés certains ou bien établis ni un système qui avance progressivement vers un état de finalité. Pour Popper, la science n’est pas connaissance et elle ne pourra jamais se vanter d’avoir atteint la vérité84.

Lorsque l’on considère la vision de Popper, il devient possible d’affirmer que la science peut être comparée à la foi : une quête de la connaissance et une recherche de la vérité. Car lorsqu’il est question de vérité, nous ne savons pas, nous ne pouvons que deviner. La quête de la connaissance est guidée par une foi non scientifique et métaphysique en des lois à caractère prévisible :

Les idées audacieuses, les anticipations injustifiées et la pensée spéculative sont les seuls moyens dont nous disposons pour interpréter la nature […]. Ceux parmi nous qui ne sont pas prêts à exposer leurs idées au danger de la réfutation ne prennent point part au jeu scientifique85.

84 Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1978, p. 278. 85 Ibid., p. 280.

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Le dernier paragraphe de La logique de la découverte scientifique résume bien la pensée de Popper sur les sciences empiriques. Le texte affirme qu’il est impossible pour la science de faire de ses réponses des finalités : « La science tend vers l’infini en ce sens que son but est de continuellement découvrir de nouveaux problèmes et d’assujettir les réponses à ces problèmes à des tests de plus en plus rigoureux qui doivent, à leur tour, toujours être renouvelés86 ».

Pour Popper, une théorie ne peut donc pas être une théorie englobante. La science fera toujours face à des problèmes métaphysiques légitimes qui s’étendent au-delà de son horizon. La place de la théologie dans la quête de la vérité est donc assurée aussi longtemps qu’elle accepte de toujours se remettre en question ; de passer de conjecture à conjecture.

3.1.5. Alfred North Whitehead

Dans la même ligne de pensée que Popper, Whitehead affirme que les secrets de la science forment une chaîne infinie et insaisissable. Il voit dans la nature la présence d’un immense processus, une sorte d’évolution, une marche dynamique et créative. Pour Whitehead, Dieu lui- même évolue. S’alignant avec Hegel, il soutient que Dieu est la réalisation de l’actualité du monde dans l’unité de sa nature et par la transformation de sa sagesse. Whitehead exprime ce processus de la réalisation de la nature et de Dieu par une série d’antithèses :

Il est tout aussi vrai de dire que le monde est immanent à Dieu que de dire que Dieu est immanent au monde ; il est tout aussi vrai de dire que Dieu transcende le monde que de dire que le monde transcende Dieu ; il est tout aussi vrai de dire que Dieu crée le monde que de dire que le monde crée Dieu87.

Whitehead, Wittgenstein, Popper et Carnap sont en quelque sorte les initiateurs du « mouvement » en théologie et en philosophie des sciences. Pour eux, tout ce qui existe dans le monde est dynamique : si une chose appartient à l’histoire, alors elle doit être en mouvement ; elle doit progresser et changer. La pensée religieuse n’en fait donc pas exception : ce qui semble être immuable, par exemple la liturgie, les dogmes et même Dieu, doit s’insérer dans le courant du progrès historique au risque de se transformer en idéologie.

86 La logique de la découverte scientifique [...], p. 281.

87 Alfred North WHITEHEAD; Daniel CHARLES; Maurice ELIE; Michel FUCHS, Procès et réalité: essai de

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Ces penseurs du début du XXe siècle démontraient aux théologiens et aux hommes de l’Église que tout domaine de pensée doit, tôt ou tard, subir une révolution. Le scénario n’est pas nouveau : une nouvelle théorie est formulée pour être ensuite rejetée. Lorsque la doctrine ne réussit pas à assimiler la nouvelle théorie, cette dernière devient graduellement plus largement acceptée jusqu’à ce qu’elle remplace l’ancien système. C’est donc par un cycle continuel que la nouvelle théorie est rejetée pour ensuite être remplacée. L’histoire nous démontre la vérité de ce processus, car tout système de pensée ayant proclamé haut et fort la fin de l’histoire est mort. Cette réalisation fut très forte pendant l’âge du relativisme, où l’incertitude régnait à travers le monde scientifique. Les philosophes de la science étaient d’avis que la doctrine catholique subirait inévitablement le même sort.

D’une certaine manière, l’Église se réjouissait du fait que la science remettait en question l’immuabilité de ses concepts. La science était donc vue comme étant plus vulnérable, plus modeste et moins menaçante. Toutefois, un élément important échappa à l’Église : la science subissait une métamorphose parce que le monde lui-même changeait. Les mutations qui avaient lieu à l’intérieur du monde scientifique le rendaient mieux adapté aux nécessités du monde de l’époque. Afin d’éviter la fossilisation, l’Église devait donc comprendre que son avenir reposait entre les mains de sa liberté interprétative et de l’histoire.