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Techniques et adaptation de la méthode d’EdE

PARTIE 3 : METHODOLOGIE, ANALYSE ET CONCEPTION

31.   Techniques et adaptation de la méthode d’EdE

L’Entretien d’Explicitation a été conçu pour les langues vocales et nous tentons ici de l’appliquer à la LSF. Voyons, après une description, les éléments de la méthode d’entretien qui ont posé question et comment ils ont été ajustés compte tenu des spécificités de la pratique de la langue des signes. Voici un récapitulatif :

Français LSF

31.1 Contrat d’attelage Expliquer ce qui va se passer et se mettre d’accord sur l’exploration. Relation de confiance

Manque de confiance en soi

→ Redoublement  de  l’attention  portée                           à  ce  point  

31.2 Mise en place spatiale

Chaises de trois-quarts, laisser le champ visuel libre

Dialogue LS en face à face → Assise  de  trois  quarts  

31.3 Entrer en évocation « Laisser revenir » un moment Interprétation du vocabulaire spécifique en LS → Placement  de  l’évènement  passé  vers     une  «  intégration  »  au  présent  

31.4 Indices de l’évocation

Regard fermé ou de côté, discours en « je » et au présent,

ralentissement du rythme de la parole. Vocabulaire spécifique.

Pas de conjugaison en LS

→ Décrochage  du  regard,  voire  décalage   du  buste  

31.5 Questionner Intervention pour guider l’attention

Interruption de l’évocation en LS → Remise  en  évocation  régulière  

31.6 Gestuelle LS __

Explorer les perceptions sensorielles et corporelles du vécu dans la même modalité

→ Répétition  du  geste  

Illustration 25. Tableau récapitulatif des éléments de la méthode d’Entretien d’Explicitation qui posent question en langue des signes française et leurs ajustements

31.1. Contrat d’attelage

Également nommé « contrat social » ou « contrat de communication ». Avant même de commencer l’entretien proprement dit, il est nécessaire d’établir un contrat entre l’intervieweur et l’interviewé, d’instaurer une relation de confiance en expliquant le déroulement de l’entretien, le principe d’accompagnement et de se mettre d’accord sur ce qui va être exploré ensemble. La personne interrogée va verbaliser son action de manière approfondie et cela suppose une acceptation libre. Elle doit se sentir respectée dans ses limites et ses refus. Cette autorisation initiale peut être revue tout au long de la séance.

De part l’histoire mouvementée de la communauté sourde, certains ont des aprioris envers les entendants qui « savent »125 contrairement à eux, où un sentiment d’infériorité s’est installé. Afin d’éviter ceci et d’entraver la verbalisation future, ce point a fait l’objet d’une attention particulière. Pour rétablir un sentiment d’équité, il nous a été nécessaire de mettre l’accent sur le respect mutuel, l’absence de jugement, mettant en valeur la singularité du savoir du sujet et le caractère inédit de cet apport.

Le contrat d’attelage qui permet d’installer l’interaction dans de bonnes conditions comporte donc :

— La mise en confiance réciproque (comprenant le sentiment d’équité et le droit au refus) — Le déroulé de la séance

— L’indication de la durée moyenne de l’entretien

— Le matériel utilisé pour enregistrer l’entretien, accompagné d’un contrat papier pour les droits à l’image

31.2. Mise en place spatiale

Pour laisser place à l’évocation126, la position dans l’espace de l’intervieweur et de l’interviewé est importante. La position assise de trois quarts y est favorable. Ainsi, l’interviewé a le champ de vision libre tout en étant guidé.

Avant de commencer la série d’entretiens, la question du positionnement dans l’espace de la salle s’est posée étant donné qu’en LS le dialogue se fait généralement en face à face, les yeux dans les yeux. En langue vocale le contact visuel n’est pas nécessaire, l’accompagnant finissant même par être une voix guidant l’interviewé. Il s’est avéré que la position assise de trois quarts n’altère en rien le dialogue et correspond assez bien à l’effet recherché. L’interviewé a le loisir d’être dans son espace d’évocation et peut à tout moment regarder l’intervieweur pour dialoguer.

31.3. Entrer en évocation

Lors de l’entretien, il ne s’agit pas d’amener la personne à se rappeler le passé avec l’effort de se souvenir, mais plutôt de le revivre, de le « laisser revenir », pour ensuite déplacer l’attention de la personne au sein de son vécu et d’en faire une description. Elle ne reconstruit pas un moment passé, mais est en évocation de celui-ci. Pour entrer en évocation et donc laisser revenir le moment spécifique, on engage le guidage verbal par ce qu’on appelle la

125 Contrairement aux sourds, les entendants ont accès à l’information, au savoir et ont la possibilité de faire de hautes études. De nos jours, malheureusement, c’est encore en grande partie vraie. (INPES et CNSA 2012, chap. 2)

126 « Être en évocation, c'est faire exister mentalement une situation qui n'est pas présente ; c'est remplacer la perception par la représentation. Subjectivement, c'est être plus présent à la situation passée qu'à la situation présente. C'est une activité où le sujet peut retrouver les images, les sons, les sensations de l'expérience passée. » (Vermersch 1991, 66)

« phrase d’amorce ». Cette phrase spécifiquement structurée conditionne un lâché prise pour retraverser son vécu et non se le rappeler. Ensuite, l’intervieweur doit maintenir au mieux cet état.

Pour adapter cette phrase d’amorce en langue des signes et trouver une bonne formule, il a fallu plusieurs entretiens et discussions avec des locuteurs de LS. Le plus délicat a été de faire passer la notion de « laisser revenir ». On peut l’interpréter comme ceci : désigner dans l’espace éloigné du corps (emplacement X) une situation passée et révolue, puis « prendre » cette situation (emplacement X) et la placer au plus près de son corps (emplacement Y), qui correspond à une métaphore d’absorption du passé vers le présent, pour vivre à nouveau la situation. Cette suite de signes doit être assez lente, ainsi que le fait de baisser la tête et de refermer les yeux au moment de l’absorption (déplacement de X vers Y). La phrase d’amorce traduite dans son intégralité sera détaillée un peu plus loin127.

31.4. Indices de l’évocation

L’évocation est un état bien particulier et se reconnait grâce à différents indices, comme le décrochage du regard sur le côté ou les yeux fermés, un ralentissement dans la description, une détente musculaire, une prise de parole directement en « je » et/ou au temps présent. Lors des entretiens, nous avons pu repérer l’indice de décrochage du regard, voire un décalage de la tête et du buste (Illustration 26), et le discours en « je »128. Il faut cependant bien faire la distinction entre l’évocation et la prise de rôle (Moody 1998, 90) en LS qui peut induire également un décalage du buste. Pour ce qui est du temps au présent, c’est un point qu’il faudrait sans doute aborder avec des linguistes, car en LS il n’y a pas de marque temporelle accolée au verbe. Néanmoins, l’indice du regard est très fort et les retours des locuteurs après les entretiens nous confirment qu’ils sont bien en évocation.

127 cf. Section 32.2 L’accompagnement

Illustration 26. Moment d’évocation indiqué par le décrochage du regard et un décalage du buste. Extrait vidéo du locuteur 4

31.5. Questionner

Une fois la personne en évocation de son vécu, l’objectif consiste à guider l’interviewé dans son passé à travers des questions, de ralentir le temps du déroulement du vécu en le fragmentant, pour aller jusqu’au micro-phénomène.

La spécificité du dialogue en face à face en LS génère une contrainte dans la dynamique du guidage et du maintien en évocation. L’interviewé, même en évocation, va régulièrement prendre un contact visuel avec l’intervieweur pendant sa description. Celle-ci est donc fractionnée. L’intervieweur doit souvent accompagner la question de relance par une remise en évocation et éviter de donner des indices phatiques trop appuyés pour ne pas rompre l’évocation129. Ces contraintes ajoutent une difficulté à l’accompagnement.

Particularité

En langue vocale, il est fréquent de relancer en reprenant le vocabulaire de l’interviewé, ou en reprenant ses gestes exécutés en miroir. En LS, de par sa modalité spatiale, nous pouvons non seulement refaire ou répéter les gestes – qui peuvent être aussi du vocabulaire – (Illustration 27), mais nous pouvons également les pointer en faisant référence à l’espace où il s’est

129 C’est un point qui reste encore à travailler et qui mériterait une recherche plus approfondie. Par exemple, mieux cerner les différents passages d’entrée et de sortie de l’évocation (passage entre le dialogue et l’évocation), expérimenter et observer plus longuement des entretiens afin de préciser le guidage de l’évocation et les formes de questionnement adaptées à cette situation, ou encore de connaître à quel point une rupture de l’évocation aussi régulière peut nuire à la concentration, et donc à la verbalisation de l’interviewé.

déployé130 (Illustration 28). L’activation de cet espace, et par conséquent un moment ou un signe, devient alors l’objet de la discussion. Cela permet de faire appel à un moment précis de l’énoncé sans le redire et en quelque sorte de relancer directement sur la description elle-même.

Illustration 27. Relance à partir du geste de l’interviewé. Ici l’intervieweur met l’accent sur la mise en avant du buste plutôt que le signe [ALLER]. Entretien du locuteur 6. Voir l’extrait vidéo 01

Illustration 28. Relance par le pointage d’un signe réalisé et instancié dans l’espace. Entretien du locuteur 6. Voir l’extrait vidéo 02 et l’extrait vidéo 03

31.6. Les techniques d’entretien pour explorer ses gestes

L’accompagnant doit favoriser l’explicitation en étant à l’écoute et questionner le locuteur sourd afin de prendre une position de parole incarnée et décrire sa gestuelle. Pour cela, il est nécessaire de vraiment ralentir et de – en quelque sorte – creuser jusqu’aux couches de vécu sensorielles et corporelles. Pour approfondir la description, la technique consiste à fragmenter un moment précis dans le déroulement du revécu. « On cherche alors – c’est la partie la plus délicate pour l’interviewer – à dilater ce moment, c’est-à-dire à tirer des fils pour enrichir la description, de la façon la plus précise possible » (Cazemajou 2011, 49). Dans notre cas, il s’agit de bien distinguer les différentes « catégories descriptives » (Vermersch 2011) et de savoir

130 Nous pouvons pointer l’espace où le signe vient juste de se déployer ou ultérieurement si celui-ci a été instancié dans l’espace de signation.

préalablement quelle catégorie d’information nous souhaitons chercher. Pour ce qui concerne la couche gestuelle, c’est la manière dont le geste se déroule qui nous intéresse, en laissant de côté toute la partie liée à l’intention du message, nous investiguons alors les « sous-modalités sensorielles » (Dilts et al. 1980) qui concernent plus particulièrement la kinesthésie131 :

« Qu’est-ce que je ressens au moment où je fais ça, comment je fais ça, comment j’y parviens, juste là, en prenant le temps d’y être, quelle tension je peux avoir, et où se place-t-elle ? Peut-être que j‘ai

une sensation de lourdeur ou de légèreté, de fluidité, dans ma main, dans mon corps... ». Au-delà

des catégories générales du vécu, il s’agit là pour l’intervieweur d’aller questionner les « catégories spécifiques de la subjectivité » (Vermersch 2011) du sujet, et d’en retirer des aspects subjectifs inédits. Pour cela, l’intervieweur doit à la fois comprendre les catégories spécifiques liées à la langue des signes, à son mouvement et ce qui se rapporte à la kinesthésie, tout en laissant place à l’élucidation de l’activité de l’interviewé lui-même.

Le tableau132 ci-dessous marque les grandes étapes de l’entretien pour y parvenir.

Illustration 29. Grandes étapes pour mener l’entretien vers l’exploration de la gestuelle

131 Perception de la position et des mouvements des différentes parties du corps (Larousse).

132 Largement inspiré du tableau de d’Armelle Balas-Chanel (Balas-Chanel 2007, 49)

133 cf. chapitre, section 34.1 Création d’un vécu de référence

Chercheur Locuteur sourd Technique

Propose l’explicitation Consent

Mettre en place les conditions de l’explicitation : Cadre défini, explicite, négocié.

Contrat de communication : « Est-ce que tu es d’accord pour... ? » et instaurer le sentiment d’équité.

Guide vers l’évocation Évoque

Partir du début de l’expérience (vécu de référence133). Questionner le contexte (moment, emplacement, objets). Respecter les étapes de la prise de conscience (évoquer avant de décrire).

Écoute ce que dit réellement le locuteur (et rien d’autre)

Décrit son action réelle passée et singulière

Repérer les contenus de verbalisation qui sont à

approfondir par l’explicitation : vécu + action du locuteur.

Relance pour favoriser l’explicitation du

déroulement de l’action et fractionner

Explore et décrit son action réelle passée et singulière

Ne relancer que sur l’action passée, réelle et singulière, ralentir et étirer le déroulé de l’action pour le fragmenter. « Qu’est-ce que tu ressens au moment où tu fais ça, comment tu fais ça, comment tu y parviens, juste là, en prenant le temps d’y être, quelle tension tu peux avoir, et où se place-t-elle ? Peut-être que tu as une sensation de lourdeur ou de légèreté, de fluidité, dans ta main, dans ton corps... ».