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Il est question d’éprouver le tracé des LS à travers l’habilitation technique d’expérience de création scripturale. Activité scripturale intégrant de manière analogique la langue au niveau gestuel et visuel. Le travail consiste alors à concevoir un dispositif favorisant la création, et l’émergence de patterns entre gestes (tracés) et formes (traces) que l’on pourrait appeler « traces signées ».

Il s’agit de créer les conditions d’expérience propices par la mise en place d’un nouveau couplage homme-technique. C’est bien dans l’expérience qu’émergent progressivement les représentations (formes graphiques) structurées. Par son action, l’agent cherche et construit des règles de liaisons constantes entre action et perception/sensation. Il exploite son sens du corps (voir chap.1 Geste écrit, section 4) et le développe également au sein de son « monde propre » (voir ci-après).

En ce sens, nous pouvons citer Theureau (2006, 39) rappelant que dans le paradigme de l’énaction l’agent et son environnement forment un système autonome98. Ce qui signifie que la relation entre l’acteur et son environnement est asymétrique, car à chaque instant, l’acteur « interagit seulement avec ce qui, dans cet environnement, l’intéresse ou plutôt – pour ne préjuger en rien du caractère conscient ou non de cet intérêt – est source de perturbations pour son organisation interne à cet instant. Pour le dire autrement, cet acteur interagit à chaque instant avec un environnement signifiant à l’émergence duquel il a lui-même contribué, à partir de sa constitution physiologique, de sa personnalité, de sa compétence, de son histoire et de ses propres

interactions (pareillement asymétriques) avec cet environnement à l’instant précédent. Cet

environnement signifiant constitue ce qu’on peut appeler, dans les termes de Merleau-Ponty [1945],

son “monde propre”.Ces interactions, elles-mêmes, constituent son “corps propre”. »

Maintenant, l’introduction d’un nouvel objet technique dans la boucle cognitive qui définit les rapports du sujet à l’environnement (et inversement) fait apparaître de nouvelles formes de

98 Par autonomie il entend « sa capacité fondamentale à être, à affirmer son existence et à faire un monde qui est signifiant et pertinent tout en étant pas prédéfini à l’avance » (Varela et Bourgine 1992 cité dans Theureau 2006)

couplage humain/technique. Le geste de LS en tant qu’objet/outil devient opérateur (effet expérientiel) dans la création scripturale, et par conséquent dans l’émergence de nouveaux gestes techniques.

La mise en place de ce nouveau couplage nécessite la conception d’un dispositif pour favoriser la création. Quels genres d’actions mettre en œuvre ou quels genres d’actions habilitantes doit-on élaborer pour faciliter la création ? Quel outil, quelle interface tangible concevoir qui permette son appropriation sensori-motrice donnant l’impression de disparaître ou étant le plus intuitif possible afin de laisser place à la création ? En effet la qualité de la conception et de la technologie est déterminante pour faciliter l’interaction entre l’utilisateur et son environnement et la réalisation de sa tâche.

Sachant que l’une des contraintes du passage entre tracé et trace est de passer des 4 dimensions du geste sémiotique aux 2 dimensions du geste technique graphique. L’idée d’analogie pour conserver une part sémiotique voudrait que l’on puisse trouver une passerelle entre les deux gestes.

Nous pouvons nous rapprocher de « l’approche “instrumentale” pour l’immersion et l’interaction » du traité de la réalité virtuelle (Fuchs et Moreau 2006a) avec la notion de

déplacement. En se basant sur les deux catégories de processus cognitifs que sont les

« Schèmes Comportementaux Importés » (SCI) et les « métaphores », dans un environnement virtuel le dispositif technique tire parti des capacités sensori-motrices acquises de la personne pour proposer une interaction ou une immersion pseudo-naturelle, c’est-à-dire en se rapprochant d’un comportement humain du monde réel et efficace par rapport à l’activité visée. Dans la première catégorie (SCI), « la personne exploite la même démarche que dans un monde réel, pour organiser le virtuel selon un ensemble de règles spatio-temporelles et causales. » (Fuchs et Moreau 2006a, 1:12), ensemble constituant avec les schèmes99

l’intelligence sensori-motrice décrite par Piaget (Piaget et Chomsky 1979). Cette démarche s’efforce de réduire la distance entre ce que l’on veut faire et comment le faire pour aboutir au résultat désiré. Par exemple, le jeu JS Joust100 (2014) propose comme interface comportementale un contrôleur de mouvement très sensible aux changements que le joueur tient comme une bougie (manette PlayStation Move tenue verticalement avec sa sphère allumée) et qui change de couleur lors de mouvements brusques ou rapides, il exploitera dans

99 Piaget décrit le schème comme « une gestalt qui a une histoire », structures acquises. C’est l’organisation mentale des actions telles qu’elles se transfèrent ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des circonstances analogiques.

100 Johann Sebastian Joust est un jeu où il faut protéger et garder le plus longtemps son contrôleur allumé en vert tout en faisant en sorte de faire passer au rouge les contrôleurs de ses adversaires par des mouvements rapides.

cette situation virtuelle le même schème (automatisme) que son activité sensori-motrice acquise lors de tenues de bougies réelles pour ne pas qu’elle s’éteigne. La seconde catégorie, la métaphore, propose une action symbolique qui n’est plus représentative de l’action sensori-motrice du monde réel et moins pseudo-naturelle. Par exemple, le jeu « 100 Meter Dash » de

Track & Field (1983) propose tout simplement au joueur de presser alternativement sur deux

boutons pour activer les pieds gauche et droit du coureur virtuel ; ou bien substituer la détection entre deux objets (toucher) par un changement de couleur (vue). L’explication de ce principe de la métaphore remonte historiquement à l’application de la métaphore du bureau largement répandue dans l’informatique et la bureautique actuelles (Fuchs et Moreau 2006b, 2:482).

De la même manière, nous pouvons envisager le dispositif technique en tirant parti des capacités sensori-motrices de la personne pour assurer le passage entre les deux gestes (4D tracé et 2D trace), ce qui peut être associé à d’autres actions et/ou retour visuels symboliques de substitution (motrice ou sensorielle). À noter que dans le cadre du geste dans l’interaction, contrairement au geste ergotique101 le geste sémiotique ne nécessite pas une recopie fidèle du geste réel et d’une transposition précise du geste dans l’espace de travail virtuel. C’est la capacité à reconnaître l’intention sémiotique qui a généralement un intérêt pour l’interaction avec le système ou d’autres utilisateurs (Fuchs et Moreau 2006b, 2:478). Cette observation et les principes de SCI et métaphore rejoignent le principe d’analogie que nous avons abordé précédemment et peuvent sans doute s’appliquer à notre conception d’instrument en pensant à la dynamique action-perception du scripteur-lecteur.

Au-delà des principes de conception d’un instrument favorisant la création scripturale, nous avons besoin d’éléments gestuels signifiants sur lesquels nous baser pour concevoir la captation gestuelle, sa transposition technique (écriture) et sa restitution visuelle (lecture). Sans présager de ce qui est porteur de sens dans leurs futurs tracés — transférables de manière la plus naturelle possible vers la trace —, il semble plus pertinent de faire appel aux locuteurs sourds concernés.

101 Fonction Ergotique : celle de l’action matérielle, modification, transformation de l’environnement. Il y a ici échange d’énergie. (Cadoz 1994)

Conclusion

Penser la création scripturale des langues des signes nous a amené à définir le geste sémiotique et le geste technique d’écriture pour les mettre en relation par le principe d’analogie, aussi bien pour penser les futurs gestes de « tracés signés » que la conception d’instrument (nouveau couplage homme-technique).

En effet, notre hypothèse est de retrouver une partie de la sémiose de l’oral des langues signées dans l’écrit de ces langues en tirant avantage de sa capacité iconique, mais surtout du partage de modalité visuelle et gestuelle de la langue et de l’écrit.

Par analogie gestuelle, on obtient une supplémence du geste porteur de sens à l’oral dans l’écrit et ainsi une réactualisation du sens à l’écriture/lecture. Ce qui revient à créer une écriture qui a toutes les qualités d’une écriture et qui entretient en plus une filiation avec le geste signé.

L’expérience scripturale habilitée du signeur/scripteur/lecteur devrait permettre l’activation des compétences acquises du corps et progressivement développer de nouveaux gestes techniques associés à de nouvelles représentations graphiques. Cette situation scripturale inédite pourrait également faire émerger de nouvelles connaissances et répondre entre autres à la problématique d’économie ou de coût cognitif d’une telle activité.

Aussi, dans la conception, si l’analogie peut aider à la compréhension et au passage d’une sphère gestuelle à l’autre elle constitue aussi une source d’erreurs. Des transferts abusifs, voire l’établissement d’une analogie avec un concept différent du signeur peut provoquer des difficultés de compréhension, une moindre intelligibilité des fonctions disponibles et des risques d’erreurs voire d’abandon du dispositif.

Il faut remonter aux ressentis du mouvement pour comprendre, ce qui fait sens dans le geste, quelles sont les saillances intrinsèques du locuteur exploitables pour en déterminer les patterns gestuels pertinents entre gestes (tracés) et formes (traces).

Pouvoir expliquer ce qui est vécu, pouvoir donner les éléments clefs d’attention dans son geste écrit, dans l’encours du geste, il est nécessaire d’en avoir conscience. Nous avons besoin d’étudier ces ressentis auprès des locuteurs afin d’établir une base expérientielle. En effet pour reprendre les propos de Rix-Lièvre (2010, 360) nous recherchons la signification incarnée propre à l’acteur : « Considérant l’acte comme une manière d’être à la situation, la situation étant non déterminée en dehors de la présence d’une personne à un contexte, la signification incarnée paraît doublement propre à l’acteur. Ainsi, les actes d’une personne, même s’ils sont lisibles par autrui [Merleau-Ponty, 1960], ne peuvent être vraiment compris qu’en approchant le vécu de l’acteur. »