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Techniques d’investigation, de verbalisation

PARTIE 2 : INTERROGER LA GESTUELLE DE LA LSF

20.   Techniques d’investigation, de verbalisation

Il existe différentes techniques telles que l’autoconfrontation (Theureau 1992), l’autoconfrontation croisée (Clot 1999), l’entretien en Re situ subjectif (Géraldine Rix et Biache 2004), ou l’explicitation (Vermersch 1994). Les critères de mise en place de matériel ou en encore l’investissement plus ou moins marqué du chercheur peuvent distinguer ces méthodologies. Néanmoins, elles ont pour objet le retour et la verbalisation a posteriori de l’état interne de l’action visée en positionnant l’acteur dans une posture particulière par rapport à son action, qui permet la construction d’un savoir nouveau. Cette posture réflexive est non spontanée pour l’acteur, c’est donc au chercheur de la susciter en déployant diverses techniques. Par exemple, comme le préréfléchi est invisible (absence apparente, mais présent dans le vécu), il ne peut être visé directement. Le moyen d’y parvenir sera de le viser

indirectement par « le moment possible de sa manifestation » (Vermersch 2012, 153), comme

contenant, c’est-à-dire un moment vécu (avec une temporalité) où l’on suppose la présence d’éléments préréfléchis qui nous intéressent. Le chercheur va donc vont faire appel à ces moments contenants et non pas au vécu directement.

Nous verrons ici les deux méthodes qui sont selon nous les plus emblématiques : l’entretien d’autoconfrontation et l’entretien d’explicitation. L’entretien d’autoconfrontation s’appuie sur des « conditions matérielles » [l’enregistrement vidéo du comportement de l’acteur, qui] contraignent aussi le récit et le commentaire et empêchent qu’il ne soit une recomposition normative et/ou fabulatrice pour l’observateur » (Theureau 1992). L’entretien se fait donc à l’aide des traces vidéo préalablement enregistrées de l’activité en situation.

L’entretien d’explicitation (Vermersch 1999, 15) est basé « sur le guidage de la personne vers cette activité réfléchissante et propose pour ce faire une médiation [... qui] vise à laisser la personne

en évocation de son vécu ». Pour ce faire, dans la mesure où l’explicitation de l’action ne va pas

de soi, le chercheur doit acquérir une technique d’entretien lui permettant d’accompagner l’acteur dans son effort de ré-flexion. L’entretien se fait uniquement à l’aide du ressouvenir de l’acteur.

20.1. Entretien d’autoconfrontation

La méthode d’entretien d’autoconfrontation telle que définie par Jacques Theureau » s’inscrit dans le cadre de programmes de recherches empiriques en anthropologie cognitive, au sein de la documentation de trois objets théoriques articulés : le cours d’expérience, le cours d’action et le cours d’in-formation (Theureau 2004, 2006). Ces théories modélisent le niveau de l’activité individuelle qui est significatif pour l’acteur. La conscience préréflexive alimente ces objets théoriques et bien entendu la conception de la méthode d’autoconfrontation donnant accès à l’activité humaine. L’entretien d’autoconfrontation « constitue un moyen détourné de documenter l’expérience ou conscience pré-réflexive […] de l’acteur à chaque instant de son

activité. » (Theureau 2002), assisté par des techniques de reproduction du comportement (la

vidéo entre autres) et le chercheur (interlocuteur et observateur). Theureau le résume et le défini comme suit :

« L’autoconfrontation est l’une des méthodes à articuler avec les autres de l’observatoire des objets théorique de la famille ‘cours d’action’ qui consiste, en relation avec ses autres méthodes et moyennant l’obtention de conditions favorables, en l’expression différée, par l’acteur, pour un observateur-interlocuteur ayant observé son comportement, de sa conscience préréflexive à chaque instant, grâce à un revécu sans action de sa situation dynamique, revécu qui est obtenu lui-même grâce à une remise en situation dynamique (grâce à des traces du comportement passé, mais aussi, pour autant que ce soit possible, avec les outils et documents manipulés et sur les lieux mêmes de l’activité passée et avec la proximité temporelle optimale). » (Theureau 2006, 202)

De manière synthétique, nous allons décrire la méthode de construction des données (Theureau 2006, 181 et suivantes) :

Préparation à l’entretien

— Mettre en place les conditions de relation humaine entre le chercheur et l’acteur pour construire les traces du comportement de l’acteur dans son contexte dynamique (actions visées). Ces conditions sont d’ordre « éthiques, contractuelles, socio-politiques, de

familiarisation et de discussion des règles de comportement des observateurs-interlocuteurs. »

— Enregistrer la situation, qui produit les traces du comportement de référence lors de l’entretien. Il peut s’agir de tous type d’outils d’enregistrement tels que la caméra, le dictaphone, le podomètre, l’oculomètre, etc. Theureau considère l’enregistrement vidéo comme le plus riche et le moins invasif actuellement disponible (en 2006, comparativement à l’audio et aux prises de notes). Toutefois, dans certains cas, pour éviter une nouvelle posture de la part de l’acteur lors du visionnage de la vidéo, il est préconisé de placer la caméra en mode de caméra dite « subjective ». (e.g. micro-caméra sur des lunettes). En effet l’acteur se positionnerait comme observateur de la situation sous un autre point de vue, découvrant des éléments originellement hors de son champ de vision.

Lorsque l’on choisit un enregistrement en vue « extérieure à l’acteur », il est nécessaire de penser au cadrage pour favoriser la remise en situation et éviter l’analyse par l’acteur. Le cadrage doit porter sur ce que fait l’acteur, trouver le bon compromis entre trop en montrer (e.g. cadrer sur une trop grande partie du corps) ou pas assez (e.g. cadrer les mains et manquer les expressions du visage).

L’entretien

— Remise en situation dynamique de l’activité de l’acteur : Demander à l’acteur de parcourir ses traces enregistrées, fournissant ainsi des « points d’appui pour la remise de l’acteur dans sa situation dynamique dans le cadre de la situation nouvelle d’autoconfrontation » (Theureau 2006, 181). Cela mobilise l’attention de l’acteur et peut être en revécu. Cette remise en situation évite le point de vue analytique, c’est à dire être ailleurs que dans la situation d’activité passée.

— Description : Interrompre le cours de l’enregistrement à certains moments clés de l’activité et amener la verbalisation par différentes questions selon ce qui recherché.

— Relancer : retour en arrière ou accélération dans la vidéo ou questionnement pour remettre l’acteur en contexte dynamique. Il se peut qu’en effet, le maintien de la remise en situation soit interrompu, que l’acteur prenne une posture analytique ou que l’observateur-interlocuteur désire pointer un autre moment de l’activité.

Pour finir, nous pouvons préciser que l’analyse ne s’arrête pas au seul recueil de données via les descriptions de l’entretien d’autoconfrontation, mais plutôt à l’analyse du cours d’action. Le cours d’action associe deux descriptions :

— celle de l’acteur, description systématique de l’expérience faisant appel à la conscience préréflexive

— celle de l’acteur et de l’observateur-interlocuteur, description des contraintes et effets ressortant du corps, de la situation et de la culture partagée à divers degrés entre l’acteur et d’autres acteurs.

La description du cours d’action est ainsi une « synthèse de l’hétérogène » par le chercheur, qui effectue le passage entre la description de l’activité de l’acteur et les effets sur le corps, et la culture que le chercheur a pu observer.

20.2. Entretien d’Explicitation

L’entretien d’explicitation prend ses origines avec Pierre Vermersch (1994) dans son élaboration, puis dans son perfectionnement au sein du Grex, groupe de recherche sur l’explicitation. C’est une technique spécialisée dans la micro-phénoménologie de l’action vécue afin d’obtenir des descriptions très précises d’expérience situées.

L’entretien peut être résumé et défini comme suit :

« L’entretien d’explicitation crée les conditions d’une rupture avec le mode de verbalisation habituel des professionnels (explication ou récit adressé à autrui), en favorisant le

processus de réfléchissement, en induisant un ralentissement de la parole et une posture de disponibilité intérieure permettant aux éléments pré-réfléchis de l’activité de se frayer un chemin vers la conscience. Le sujet interviewé quitte l’interlocution pour accepter de se tourner vers sa propre intériorité et d’être guidé vers la mise en mots de ce qui lui apparaît à nouveau d’un moment évoqué, et pour découvrir, au sens fort du terme, ce qui se joue réellement dans la complexité de sa pratique, tout particulièrement dans l’enchaînement des micro-prises d’information et des micro-prises de décision en situation, mais aussi souvent au niveau du sens de cette activité quant aux valeurs et aux enjeux identitaires qui s’y incarnent [Faingold 1998]. » (Faingold 2011)

De la même manière que pour l’entretien d’autoconfrontation, nous allons synthétiser la méthode de construction des données de l’entretien d’explicitation :

Comme il n’y a pas d’enregistrement, Vermersch va s’appuyer sur un vécu de référence V1 et son représentant (rep.1). Le V1 est le vécu lui-même, son rep.1 sa représentation mentale au moment de l’entretien. Il n’y a donc pas d’observation de l’activité, ni de traces de l’activité, en dehors de celles qui ont été laissées dans le corps de l’acteur.

Conditions d’entretien

— Contrat de communication : il consiste à mettre en place et maintenir une relation de confiance entre l’accompagnateur (chercheur) et le sujet avant et tout au long de l’entretien. Il s’agit également d’établir les conditions d’ordre éthiques, contractuelles, socio-politiques et de discussion des règles de comportement de l’accompagnant.

L’entretien

— Position de parole incarnée : La représentation mentale du vécu de référence, ce souvenir, est obtenue par le guidage qui débute un entretien d’explicitation et saisie par l’acte de réfléchissement ou acte d’évocation. Le point important du ressouvenir (ou évocation du V1) est qu’il s’« opère sur le mode de l’accueil et non d’aller le chercher, comme nous le faisons habituellement pour toutes informations mémorisées […] que nous convoquons volontairement. […] Il faut établir le contact avec le vécu, non pas comme un savoir du vécu, mais comme donation intuitive du vécu, dans lequel le réfléchissement pourra alors s’opérer à la mesure de ce qui aura été mémorisé. » (Vermersch 2012, 155, 157)

— Technique d’entretien : L’entretien demande une posture particulière de la part de l’acteur-interviewé. L’activité de ré-flexion demande une mise en évocation, son maintien, l’accompagnement et le guidage de l’attention du sujet dans son cheminement intérieur, au sein du représentant du vécu de référence, dans ses différentes strates.

Pour cela une technique poussée a été mise en place. Afin d’obtenir une mise en mots en relation avec les hypothèses de recherche, la technique repose sur :

o un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des grilles de repérage de ce qui est dit

o un certain nombre de compétences contre-habituelles pour l’interviewer telles que (Faingold 2011) :

§ savoir ralentir l’autre,

§ l’interrompre sans déranger pour lui permettre d’aller plus loin dans l’exploration de son vécu (fragmentation de l’action),

§ se synchroniser avec le sujet (reprendre le rythme et les mots exacts, les gestes…) pour le relancer avec des questions,

§ questionner-relancer sans induction, savoir désamorcer tout effort conscient de mémoire,

Précisons que dans ce cas de figure, nous n’avons pas accès au vécu de référence V1 directement, mais à son représentant V2. En effet, nous avons accès à la verbalisation de l’évocation du V1 (temps passé) dans le temps V2 (temps de l’entretien). Nous nous appuyons donc sur un « vécu représenté » transformé en langage.

« Le réfléchissement est un processus de projection de la réalité d’un plan sur un autre plan : par exemple, du plan de l’action au plan de la représentation. Le réfléchissement s’accompagne donc d’un changement qualitatif : l’action réalisée et l’action représentée ne sont pas au même plan psychologique, puisque le second introduit la fonction symbolique et l’utilisation de signifiants internes. Le réfléchissement n’est donc pas un simple transfert mécanique, il est une création d’une nouvelle réalité (réalité psychique représentée) » (Vermersch 2010, 81)

Ce qui nous renvoie à notre intention d’atteindre la qualité gestuelle, comme l’a expérimenté Cazemajou (2014) sur l’étude des mouvements de danse, la description du geste situé de la langue des signes aura cette teneur de « création de nouvelle réalité » pour les locuteurs sourds, avec leur propre représentation (sensation-image inter-reliées), leur vocabulaire pour la décrire.

Rapprochement entre les deux méthodes

Même s’il peut exister un écart entre leurs hypothèses théoriques, leur méthode de verbalisation108, les deux techniques de verbalisation sont similaires en plusieurs points : — Établir les conditions d’entretien favorables

— Se référer à un vécu de référence (filmé ou non) en contexte ordinaire, dans leur effectivité et leurs singularités. Ce qui exclut un cadre expérimental artificiel, et pas de généralités « ce qu’il fait en tout temps ». Ce qui implique que l’entretien se fait en différé. —

L’acteur est doué

« d’une possibilité de re-connaître ou redécouvrir – au sens de connaître

à nouveau sous un autre jour, dans une autre posture – sa propre activité » (Rix 2010, 362)

— Des notions proches : Vermersch emploie « parole incarnée » ou « évocation » comme une « remise en contexte dynamique à partir des traces déposées dans le corps même de l’acteur » (Theureau 2006). Tandis que Theureau parle de « remise en situation » ou « remise en contexte dynamique à partir des traces ».

108 Comme l’activité recherchée, qui sera la notion de vécu préréfléchi chez Vermersch et la conscience préréflexive chez Theureau (voir Theureau Chap. 1 section 4 et Chap. 4 section 2)

— Vise le préféflexif en relation avec les hypothèses contenues dans la définition des objets théoriques, excluant le point de vue analytique (explication du pourquoi, de la causalité ou questions portant sur le processus cognitif).

— Utilisation de méthode de relance (reconnaître l’acteur en contexte dynamique).

Ci dessous un tableau109 récapitulatif des grands points comparatifs des deux méthodes :

AUTOCONFRONTATION

(Theureau 2006) (Vermersch 2012) EXPLICITATION

Co nt e x te d e l a v e rb a li s a ti o n Objectif de l’entretien

Décrire une action réalisée Saisir ce qui est préréflexif, significatif, montrable, racontable, commentable par l’acteur

Décrire un vécu, une action réalisée

Expliciter le préréfléchi de l’action, dévoiler les micro-phénomènes

Posture du chercheur

Aider l’acteur dans sa ré-flexion et renseigner son cours d’action

Guider l’acteur dans l’explicitation de son vécu Support d’entretien Traces (vidéo) du comportement de l’acteur Ra p p o rt d u s u je t à s on ac ti vi

té Orienté par une trace de l’activité

Une vidéo de son comportement

Extériorité à combattre pour approcher l’action d’un point de vue intrinsèque

Une trace mnésique, affective, sensible

Garantie de subjectivité

Nature du rapport

Réflexif, descriptif et

monstratif Réflexif, descriptif

Matériaux construits de

l’activité

Vidéo du vécu de référence

Verbalisation du vécu Verbalisation du vécu

La grande différence selon nous, et qui n’apparaît pas clairement dans le tableau (objectif de l’entretien), c’est la finesse de description de l’action vécue atteinte selon la méthode. Pour l’autoconfrontation, on reste sur ce qui est racontable immédiatement, alors que l’explicitation va plus loin en fragmentant l’action (détailler finement la composition d’une action), accédant aux micro-actions. Theureau (2006, 213) explique cette différence par un choix de prudence en raison de la difficulté que peuvent rencontrer des acteurs qui ne sont pas spécialistes de l’expression de leur vécu, du maintien de la remise en situation dynamique et que cela impose

109 Tableau fortement inspiré de celui de Rix dans l’article « Pour un meilleur positionnement du Dire par rapport à l’Agir » (2006)

des arrêts plus longs que les autres sur un instant de l’activité qui pourrait aboutir à un point de vue analytique de la part de l’acteur (associé à une fixation longue à un instant de la bande vidéo). Il a donc peu déployé les relances de fragmentation contrairement à Vermersch qui les a approfondies. La fragmentation touche aux notions de niveaux de description et couches du

vécu que nous verrons un peu pus loin dans la section 25.

20.3. Validité épistémologique des données de l’introspection

Traditionnellement problématique, la question de la validité des données subjectives se pose. Pour répondre à cette question, j’invoquerai les propos de Vermersch (2012, chap. 3) qui s’inscrit dans les discussions des trois numéros spéciaux du Journal of Consciousness Studies (Varela & Shear 1998, Jack et Roepstorff 2003 et 2004) auxquels on peut également se référer.

La méthode d’introspection peut être critiquée à bien des égards. Contrairement à la méthode « objective », elle serait peu rigoureuse, elle n’aurait pas de preuves observables, elle pourrait déformer les mécanismes qu’elle veut atteindre, voire les inventer de toutes pièces dans le but de corroborer des idées préconçues, ou encore qu’elle serait inutile considérant que les mécanismes et propriétés essentiels du fonctionnement cognitif seraient subpersonnels (inconscient, en deçà de la personne).

En réalité ces critiques peuvent être réfutées. Cela tient au fait que pour dépasser ces problèmes il est nécessaire d’avoir une pratique de l’introspection réglée et médiée par une technique d’entretien. Nous allons énumérer différents points pour préciser cette pratique : — envisager l’introspection comme source de données empiriques

— pratiquer suffisamment pour acquérir une « pratique éclairée » (praticien expert) — organiser la description

— mener à une activité réfléchissante (prise de conscience) et non une activité réfléchie et donc à une verbalisation

— obtenir une verbalisation/description de qualité (précision, complétude relativement à un objet donné, aussi peu interprétatif que possible, ordonnancée)

— opérer un guidage non inductif

— ne pas demander d’explications, commentaires, jugements (inférences et théories) et savoir les repérer afin de relancer la description ou les traiter différemment lors de l’analyse

— valider les données en recueillant des invariants provenant de différentes descriptions d’expériences similaires