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PARTIE 3 : METHODOLOGIE, ANALYSE ET CONCEPTION

51.   Difficultés

Avant de terminer notre travail, nous tenions à partager certaines résistances que nous avons pu rencontrer lors des entretiens. Dans l’ensemble, l’exercice de l’EdE est assez délicat, que ce soit pour l’interviewé ou pour l’intervieweur. Malgré les difficultés et une évocation pas toujours réussie, chaque locuteur a pu questionner la pratique de sa LS, non en prenant un recul face à son corps comme pourrait le faire un interlocuteur en face de lui, mais en jouant le jeu d’y entrer, d’accepter un certain lâcher-prise et d’interroger son propre processus. Pour mieux comprendre les difficultés rencontrées, il convient de revenir sur le déroulement général des entretiens recueillis et cerner les éléments problématiques.

L’entretien se divise en trois parties, deux durant l’entretien et une pour le débriefing. Pendant l’entretien, la première partie amène le locuteur au moment où il prononce le verbe [ALLER] recherché pour en faire sa description dans une seconde partie. Généralement, le sujet commence par décrire chronologiquement ce qui s’est passé avant le verbe, depuis la visualisation de l’image proposée jusqu’à la description de son état interne (ressenti général de neutralité) vis-à-vis du verbe. Cette partie est la plus accessible à la conscience et c’est celle

où le sujet est le plus à l’aise dans sa verbalisation. En revanche, la deuxième partie qui décrit le verbe lui-même dans ses dimensions sensorielles et corporelles devient plus délicate. En effet, la difficulté, ici, est d’une part, d’avoir une bonne maitrise des relances du côté de l’intervieweur et de la langue des signes et, d’autre part, du côté de l’interviewé, de posséder une compétence de réflexivité située sur son comportement psycho-sensoriel et de verbaliser la verbalisation, de dire le dire, d’employer la même modalité entre l’action et sa description et de décrire le verbe sans le redire. Ainsi, comme nous l’avions pressenti (voir part. 2, chap. 3 Verrous et risques), il est apparu que les moments d’évocation « réussis » se trouvent être souvent ceux en périphérie de l’énoncé, ceux qui correspondent à une description de la compréhension de l’image montrée par l’intervieweur et à l’intention du message (objet d’attention).

La position d’improvisation est alors apparue lorsque la situation était trop compliquée. Il est arrivé de reprendre les questionnements lors du débriefing, d’invoquer d’autres vécus, voire de proposer une introspection en portant l’attention sur un point spécifique en même temps que de faire le signe.

La répétition du signe est l’élément marquant des difficultés rencontrées. Pour tous les interviewés, il a été naturel d’actualiser les signes en le réitérant154. Trois circonstances se distinguent.

— Soit pour nommer le signe.

— Soit pour mettre en exergue une de ses caractéristiques. Cas inédit du fait de l’objet : dire en mettant en exergue une partie du geste comme on pourrait le faire pour accentuer dans un mot, mais avec des valeurs sémantiques propres à la LS en additionnant les propriétés de l’intonation et du mouvement. En mettant en jeu tout le corps (manuel pour le signe, y compris le buste, l’expression du visage, et ajouter une oralisation).

— Soit pour en faire l’introspection en temps réel. Ce dernier point est plus particulièrement épineux puisqu’il questionne la véracité et la validité des propos recueillis dans une démarche scientifique. Effectivement, la possibilité de reproduire l’expérience à volonté et de répéter le geste peut altérer le vécu de référence. On ne se rapporte plus à un moment spécifié, on passe dans un début de généralisation et donc dans un début de formalisation. Néanmoins, nous pouvons considérer certaines descriptions sachant qu’elles respectent les conditions de la position de parole « incarnée » qui est en contact et en prise avec son

expérience (repéré par les indices de l’évocation), qu’il y a inférence avec d’autres recherches, et qu’il y a convergence des descriptions entre les sujets.

Aussi, la première séance de familiarisation avec les techniques d’entretien a été déterminante, car elle a permis – même si l’interviewé n’était pas réellement en évocation – d’être encore empreint d’une posture d’introspection et de recherche de l’information plutôt du côté du vécu que du savoir.

Le caractère inédit de ce travail réalisé en langue des signes et sur un objet complexe nous amène à le poursuivre et à envisager la mise en place d’un groupe de recherche sur les techniques de verbalisation en LS. Afin, par exemple, de mieux cerner les différents passages d’entrée et de sortie155 de l’évocation, expérimenter et observer plus longuement des entretiens afin de préciser le guidage de l’évocation et les formes de questionnement adaptées à cette situation ; évaluer les points de rupture de l’évocation (si elles sont aussi régulières) et déterminer s’ils peuvent nuire à la concentration et donc à la verbalisation de l’interviewé ; trouver les bonnes formulations, le bon rythme de relance (entre les retours phatiques) et bien comprendre les indices de l’évocation.

Chapitre 3 : Conception

Il s’agit d’établir un premier guide général des éléments à considérer pour la conception du dispositif technique en prenant en compte les spécificités de notre contexte inédit (lien entre tracé et trace laissée) et en mettant l’expérience utilisateur au cœur de notre méthodologie de conception. Il se situe avant la réalisation concrète du dispositif qui amènera à des prises de décision, avant la conception plus concrète en vue de l’expérience scripturale habilitée qui n’est elle-même qu’une étape de va-et-vient entre les différentes phases du processus itératif de conception et de développement de l’instrument.

Nous amorçons, ici, un système qui est voué à être modifié, à évoluer et destiné à l’appropriation. Nous posons le principe d’élaboration qui est à donner à l’usage.

Conditions d’expérience

Nous pensons que l’élaboration de l’écriture des LS ne peut avoir lieu sans un processus d’évolution et de spécialisation du geste à travers une activité scripturale enracinée aussi bien dans un rapport visuel que corporel à la langue. C’est pourquoi nous voulons mettre en place

155 Passage entre le dialogue et l’évocation. Par exemple, peut-être que même si l’interviewé regarde l’intervieweur, il maintien un certain état d’évocation.

les conditions favorables à la création scripturale pour la langue des signes à travers l’inscription et la manipulation de sa gestuelle.

Comme nous l’avons vu (part. 1, chap. 3, section 17), c’est bien dans l’expérience qu’émergent progressivement les représentations (formes graphiques) structurées. Par son action, l’utilisateur-agent cherche et construit des règles de liaisons constantes entre action et perception/sensation. Il exploite son sens du corps (part. 1 chap.1, section 4) et le développe également au sein de son « monde propre ».

L’expérience scripturale habilitée du signeur/scripteur/lecteur devrait alors permettre l’activation des compétences acquises du corps et, progressivement, développer de nouveaux gestes techniques associés à de nouvelles représentations graphiques.

C’est sans doute un dispositif d’appropriation et de prise de conscience qu’il faut mettre en œuvre, dans un premier temps, pour pouvoir éprouver le tracé, la préservation de sa gestuelle vers une représentation graphique au sein d’un travail réflexif tout en faisant intervenir son sens du corps et ainsi faire opérer un nouveau point de vue sur sa langue et faire émerger de nouvelles saillances gestuelles et visuelles dans l’expérience habilitée du signeur/scripteur/lecteur. C’est également sans doute un temps d’appropriation nécessaire compte tenu du rapport souvent conflictuel et anxiogène156 qu’ont les personnes sourdes avec l’écrit.

En ce sens, nous avons également mentionné les principes de SCI (Schème Comportemental Importé) et de métaphore (part. 1, chap. 3, section 17) qui pourraient tirer parti des capacités sensori-motrices déjà à l’œuvre de la personne pour faire le passage entre les gestes de tracé (4D) et ceux de la trace laissée (2D), ce qui peut être associé à d’autres actions et/ou retours visuels symboliques de substitution (motrice ou sensorielle). Ces principes nous aident à penser le maintien, la préservation de l’activité sémiotique à travers l’outil proposé à l’utilisateur et qui rend possible d’éprouver sa dynamique (tension, vitesse).

Instrument

La question du passage de l’oral à l’écrit en préservant un lien gestuel représenté graphiquement, nous amène à penser la boucle action-perception dans un couplage homme-technique d’écriture-lecture. Pour préserver la symbolique du sens des signes de la langue des

156 Voir l’étude menée sur le rapport des sourds à l’écrit (Garcia 2005). Elle parle de rapport « passionnel » entre haine et amour.

signes, le principe d’analogie vient s’insérer à la fois entre geste de langue et geste technique et entre geste technique et représentation formelle de ce geste.

Liant cette réflexion avec le résultat de notre étude, nous allons imaginer quelles pourraient être ces analogies.