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Nous pouvons maintenant revenir sur les points introducteurs que nous avons abordés sur l’expression gestuelle (des LS et de l’écrit) en regard avec l’apport de l’analogie. Ce principe peut jouer le rôle de révélateur entre gestuelle de l’expression langagière des LS et gestuelle traçante de l’écrit.

15.1. Partage de modalité

L’écriture, en tant que technique graphique couplé à nos fonctions cognitives, modifie radicalement notre rapport au langage en créant de fait une rupture de modalité sémiologique et sensorielle. Ainsi, écrire revient non seulement à transcrire la langue vocale selon des conventions graphiques, mais également à éprouver une nouvelle inscription corporelle du langage par la voie du graphisme. Le geste de tracer se substitue à la production vocale et se déploie au travers d’une sensorialité entièrement différente et tournée vers la maîtrise des dimensions graphiques et communicantes du texte. Le paradoxe du signeur/scripteur partageant, à l’oral comme à l’écrit, les mêmes modalités gestuo-visuelles nous force à repenser l’écriture des LS comme une transcription de composantes corporelles basée sur des rapports d’analogies révélateurs.

Étant donné que les signes des LS sont porteurs de sens dans leur tracé gestuel (acte de signer qui actualise le sens [Millet 2004]), nous pouvons envisager un tracé gestuel d’un graphème analogue au geste signé (imprégné symboliquement) qui réactualise ainsi le sens du signe. Le

statut de l’écriture comme seule trace est alors déplacé par le sens que contient le tracé des LS et qui charge alors de sens le geste traçant et son résultat graphique.

L’analogie peut être motrice et se manifester à différents niveaux corporels. On pense immédiatement aux articulateurs du membre supérieur, qui en mouvement dans un signe peuvent trouver une correspondance avec les articulateurs de la main et des doigts pour l’écriture.

15.2. Relations expression-corps

L’analogie peut également se manifester à un niveau plus interne de l’activité traçante, comme les calligraphes (Mediavilla 2003) qui régulent leurs gestes externes du tracé. Leurs descriptions phénoménologiques du geste témoignent de mouvements intérieurs (attentionnels et cognitifs) d’où surgit des analogies motrices.

De même, la trace résultante de ce tracé chargé de sens doit rendre compte des facteurs signifiants/saillants pour les locuteurs provenant de leurs ressentis corporels, de leur sens « propre ». En effet, les graphies inventées par les locuteurs (Boutet et Garcia 2006) semblent conserver les rapports sémiotiques intrinsèques qu’offrent les différents référentiels spatiaux et corporels du signe LS. Pour illustration simplifiée, nous pouvons donner l’exemple de la configuration de la main [DEUX]. La saillance se situe au niveau des deux doigts (pouce et index) levés. Les trois autres doigts fermés n’ont pas d’importance sémantique. Par ailleurs, même si cette configuration peut varier (doigts plus ou moins tendus et plus ou moins écartés entre eux), on estimera qu’ils sont parfaitement tendus et qu’ils sont écartés de manière significative. Par conséquent, on pourra sans doute ne représenter graphiquement que deux doigts sur cinq dans une forme rectiligne (Illustration 22).

Illustration 22. Différentes photographies de la configuration de la main [DEUX] présentant une légère variation entre elles et symbolisées en une seule image représentative de ce qui est porteur de sens pour le

locuteur

Il est donc important d’intégrer la notion de sens profond du corps (dynamique corporelle, son organisation et son unité) dans la recherche et de prévoir un temps d’expérience au signeur devenu scripteur dans le processus de constitution d’une telle écriture.

15.3. Tracé, trace

Bien sûr, il n’est pas question de faire fi de toute la capacité d’analogie visuelle. C’est un couplage tracé/trace écriture/lecture que nous devons prendre en compte. On ne peut pas séparer le tracé de sa trace, tout en intégrant leurs propriétés et contraintes respectives : tracé empreint des structures gestuelles LS et trace respectant les structures graphiques de l’écriture.

Nous avons pu observer dans le chapitre précédent les structures qui sous-tendent les gestes des LS. Les structures graphiques quant à elles, en tant que code conventionnel, se caractérisent par une généricité formelle basée sur un bâti modulaire. L’histoire de l’invention de l’alphabet illustre ce processus de réduction et de simplification qui émerge, d’une part, des transformations sémiographiques et phonographiques au sein d’une culture et, d’autre part, des dynamiques assimilatrices résultantes des échanges culturels et commerciaux (Calvet, 1998, Herrenschmidt 2007). L’épure graphique qui en découle, associée à la contrainte de la lisibilité, a permis à l’écriture d’évoluer vers des formes de plus en plus assimilables et donc diffusables et échangeables (Jackson 1981). Ce processus permet de conférer à l’écriture cette autre qualité qu’est l’accessibilité. Nous nous intéressons à la fonction symbolique inhérente à un tel processus qui ne chercherait pas à posséder l’ensemble des dimensions du réel, mais de le pointer au travers de formes conceptualisées, rationalisées et forcément génériques.

Il convient alors de penser ensemble, les fonctions symboliques des gestes et des formes graphiques au sein d’un nouveau système d’écriture.

15.4. Modélisation du principe analogique utilisé dans l’hypothèse de création d’une écriture des LS

Aucun des systèmes d’écriture développés n’a connu la diffusion nécessaire pour être considéré comme « le » système des LS. Nous sommes donc dans un domaine encore exploratoire que l’on peut poursuivre. Comme il y existe une proximité entre l’espace de la gestuelle oral LS et l’espace de la gestuelle de l’écrit (par le partage de modalité), on peut émettre l’hypothèse, dans le cadre de création d’une écriture des LS, d’utiliser les ressources du geste comme fonction/processus pour atteindre la trace écrite. Emprunter le même canal gestuel pourrait être l’outil, le vecteur entre la langue et son écriture, réduisant ainsi la distance entre ces deux espaces et préservant au mieux le sens de la gestuelle orale dans la trace écrite. Pour représenter cette hypothèse, nous avons schématisé les procédés physiques (corporels) mis en œuvre pour les modes d’expression oraux et écrits des LV, puis envisagé ceux des LS.

À l’oral, l’appareil phonatoire94 est le support physique utilisé par l’individu pour produire la parole à partir de la langue, prise en tant qu’objet comprenant l’ensemble de connaissances conventionnelles, comme « compétence » linguistique non encore activée (Chomsky), extérieur à l’individu95. À l’écrit, ce sont cette fois-ci les gestes manuels qui sont le support physique utilisé par l’individu pour produire les traces représentant la langue. Dans les deux cas, la langue est le moteur et son expression varie en fonction du procédé physique employé. Ces procédés étant localisés à différents endroits du corps, les deux modes d’expression se sont construits indépendamment l’un de l’autre. En revanche, pour les LS, les procédés sont très proches étant donné qu’ils emploient tous deux la modalité gestuelle. Il est donc possible d’établir une passerelle entre les deux modes d’expression oral et écrit en exploitant tout ce que contient l’oral des LS, c’est-à-dire les structures langagières et son expression gestuelle. Cet ensemble deviendrait ainsi le moteur de l’expression écrite des LS. L’analogie interviendrait ici dans le travail de passage entre l’oral et l’écrit, au sein de la modalité gestuelle (geste oral et tracé écrit) et de la modalité visuelle (oral visuel et trace écrite).

Schématisation des procédés physiques mis en œuvre dans les modes d’expression oraux et écrits des Langues Vocales (LV) et Langues Signées (LS). Hypothèse pour la création d’une écriture des LS (vert)

suivant le principe d’analogie (violet) entre la gestuelle de l’oral et la gestuelle de l’écrit.

94 Il produit les sons de parole et comprend (dans l’ordre du mécanisme de la parole) le diaphragme, les poumons, la trachée, le larynx (comprenant les cordes vocales), le pharynx, et les cavités buccales et nasales.

95 À noter qu’ici nous reprenons ce terme pour illustrer notre propos afin de découpler les structures langagières de l’acte de parole, sans forcément s’inscrire dans la linguistique générative et son concept d’innéisme.

Conclusion

En considérant ce processus de conception, cela reviendrait à créer une écriture qui a toutes les qualités d’une écriture et qui entretient en plus une filiation avec le geste signé. Cette situation inexplorée pose diverses questions : cognitivement, cela implique-t-il des opérations cognitives supplémentaires ou plutôt une économie pour le scripteur/lecteur ? La part d’oral en quelque sorte conservée de l’oral apporte-t-elle une connectivité plus importante avec son écrit ? Graphiquement, cela permettrait-il de faire l’économie ou non de certains éléments (comme les diacritiques) ? Le processus de création d’une telle écriture des LS pose également la question d’une énaction du geste, au travers d’un outil graphique structurant et stabilisateur qui obéirait à certains principes inhérents à l’écriture.

Dans cette tâche, il nous faut déterminer les éléments transférables d’une sphère gestuelle à l’autre, déterminer ce que de l’oral peut être rapporté à l’écriture. Nous pouvons faire appel au principe d’analogie d’un point de vue moteur, d’une part, entre les articulateurs mis en mouvement dans le signe vers ceux de l’écrit (incluant une portion du flux temporel), et dessiné, d’autre part, en figeant et stylisant des moments clefs de l’effectuation d’un signe. Un dispositif technique permettrait d’éprouver ces relations, les évaluer, et de la part des locuteurs eux-mêmes.

Le geste et la technique

L’histoire de l’écriture nous rappelle que l’émergence du symbole graphique n’a pu se concevoir sans une innovation se situant au croisement des couples fonctionnels main/outil et face/langage. Selon Leroi-Gourhan (1964), de nouveaux rapports ont accompagné cette naissance qui débouche sur une reconfiguration inédite de la main/écriture et de la face/lecture. Ils associent l’homme et la technique graphique dans une relation de co-constitution d’un nouvel espace de communication et de pensée. Nous pensons qu’une fondation de l’écriture des LS ne peut avoir lieu sans un processus d’évolution et de spécialisation du geste au travers d’une activité scripturale enracinée aussi bien dans un rapport visuel que corporelle à la langue.

Il s’agit de remonter de la trace — simple dépôt pour la lecture — vers les tracés énactés des rapports morphocinétiques et topocinétiques à l’œuvre de la langue vers son écriture. La nature de ce sens redonné au geste qui trace repose sur le sens du corps mobile, comme les langues signées ont su le produire à l’oral. Considérer ainsi l’expérience scripturale trouve un écho dans les théories des sciences cognitives avec la théorie cognitive de l’énaction (Varela,

1989), dans un cadre de discours phénoménologique avec la thèse « TAC »96 ou plus généralement dans les hypothèses portant sur la cognition incarnée97.

Aborder le tracé gestuel des langues signées ne peut se faire sans tenir compte du couplage homme-technique et penser la conception de l’expérience scripturale, ce que nous proposons de faire ci-dessous nous aide à comprendre cela.