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PARTIE 2 : INTERROGER LA GESTUELLE DE LA LSF

25.   Description du vécu

En comparant des méthodes de verbalisation et ce qu’elles permettent en terme de révélation de la conscience préréflexive ou du préréflexif, nous avions remarqué que l’autoconfrontation était prudente quant aux données recueillies lors des relances de fragmentation, alors que l’explicitation a clairement développé la technique de ces relances. Au vu de notre objet de recherche, il nous faut comprendre en quoi consiste la fragmentation pour en déterminer la pertinence.

25.1. Couches de vécu

Pour accéder aux informations que nous recherchons, il est nécessaire de pouvoir, en quelque sorte, savoir naviguer dans la description de vécu, de connaître les « catégories descriptives » du vécu, les « grilles de repérages catégoriels » pour être en capacité de guider l’interviewé et produire une description élucidante claire et complète. Vermersch propose pour cela de distinguer les propriétés génériques de tous les vécus des propriétés spécifiques pour « suivre et explorer l’intelligibilité de la description produite par l’interviewé. » (Vermersch 2011, 2015). Même si un vécu est foncièrement lié à une seule personne, quel que soit son contenu, il présentera des propriétés communes à tout sujet humain : « avoir une cognition, des émotions, des organes sensoriels et donc des sources d’information perceptives, un corps organisé, des

croyances, une ou plusieurs identités, etc. » (Vermersch 2011)

Propriétés génériques du vécu

1/ Il faut tout d’abord prendre en compte que tout vécu s’inscrit et s’organise par la temporalité. Lors des entretiens, il y a donc une prise en compte de la structure dynamique temporelle de l’expérience. Nous résumons point par point ici cette structure.

Structure temporelle qualitative du déroulement temporel : — Sens de la temporalité : passé vers avenir, avant-après

— Anté-début – Début (relatif) – étapes – fin (relative) – post-fin

La description peut se faire à chacun de ces temps, chacun pouvant faire l’objet d’une fragmentation, description décomposée en unités plus petites, en micro étapes.

Chaque étape et micro étapes, correspondent respectivement à des actions et micro actions organisées en boucle (proche du modèle T.O.T.E. de Miller115) :

• prise d’information qui détermine le micro but • action, micro action

• prise d’information pour savoir si le but est atteint et détermine pour une part la décision de passer à l’étape suivante

La fragmentation temporelle se fait par le repérage des verbes d’action. La relance sur comment la personne fait ce qu’elle fait conduit aux micro actions. La description au niveau de la prise de décision peut également être intéressante pour comprendre ce qui a engendré l’action.

2/ Ensuite, au côté et en même temps des structures temporelles, de ses actions matérielles, tout vécu est composés de différentes « couches de vécu » qui se déroulent simultanément, que nous énumérons sous forme de liste

(non exhaustive) :

— Cognitive d’actions mentales

— Émotionnelle de valence (négatif/positif) — Sentiments — Émotions — Corporelle — Posturale — Gestuelle — Ressentie — Croyance

— Identitaire (qui je suis quand je suis en train de vivre ça) — …

L’interviewer va interroger telle ou telle couche en fonction de l’information descriptive qu’il veut recueillir (objet de recherche) et peut reprendre successivement la description et interroger les différentes couches d’un même moment pour se compléter.

Propriétés spécifiques du vécu

Tous les actes mentaux n’ont pas fait l’objet de recherche aboutissant à une description permettant de les catégoriser. Il faut alors explorer, déterminer de nouvelles catégories

115 T.O.T.E. (Test – Operate – Test – Exit) est un modèle d’apprentissage de traitement de l’information. Repris entre autres par la PNL (Programmation NeuroLinguistique) et développé par G. Miller (G. Miller, Galanter, et Pribram 1960).

descriptives et types de conduites liées à un type de vécu particulier, pour lequel nous avons besoin de savoir ce qui doit être décrit.

Fragmentation et expansion

La fragmentation et l’expansion consistent à changer la granularité de la description. Une fois la micro action atteinte par la fragmentation temporelle d’une action, cet élément plus fin de description peut faire l’objet d’une expansion par une description de ses qualités. Cette expansion correspond à l’arrêt de la temporalité.

Vermersch (2011) donne l’exemple suivant pour illustrer ces propos :

« Tout objet de description qu’il soit étape, actes, perceptions, affects, corporéité, au sein d’une étape peut toujours être fragmenté, c’est-à-dire en termes de verbalisation

descriptive : peut toujours faire l’objet d’une expansion descriptive, comme c’est le cas lors du changement d’échelle avec une carte géographique. Chaque parcelle de territoire, chaque propriété pouvant en être retenue, peut faire l’objet d’une représentation ou non suivant que l’échelle est plus ou moins grande. Il n’existe pas une description d’un objet, mais autant de descriptions possibles qu’il y a de points de vue et de l’échelle, de la granularité, que l’on choisit d’investir. »

La granularité du questionnement et des relances par fragmentation et expansion va permettre de descendre au niveau de détail utile.

25.2. Niveaux de description du vécu

Vermersch va aussi nous orienter dans notre grille de lecture des descriptions en proposant différents niveaux dans le déroulement du vécu. Ces niveaux évoquent les modes de conscience réfléchie et préréfléchi (Husserl 1950), du réfléchi, du vécu le plus facilement conscientisé (niveau 1), au préréfléchi plus masqué, la dimension organisationnelle du vécu (niveau 4).

1. Le premier niveau de description (N1) correspond aux principales étapes du vécu, déjà réflexivement conscientes ou faiblement implicites, spontanément décrites.

2. Le deuxième niveau de description (N2) correspond aux micro étapes, micro actions élémentaires implicites obtenues par la fragmentation des grandes étapes lors du guidage en entretien d’explicitation. Ce niveau inclut également l’expansion des propriétés et qualités des micro actions élémentaires. Il s’agit du niveau de passage de la conscience préréfléchie (non accessible sans expertise) à la conscience réfléchie, permis par le réfléchissement.

3. Le troisième niveau de description (N3) correspond aux « sentiments intellectuels » (Vermersch reprend le terme de Burloud116). Dans un premier temps, ils paraissent se donner sans réel sens et non pertinents. Ce sont en réalité des expressions « symboliques », « indirectes », « non verbalisées » du niveau de la pensée qui s’opère de façon infra consciente (niveau du Potentiel ou de l’organisme). Les sentiments intellectuels peuvent être un ressenti corporel, un geste, une impression (de mouvement, de distance, d’enveloppement ou de direction), une image ou portion d’image sans lien direct avec le contenu de la pensée, un symbole, un blanc, un vide, etc. (Vermersch 2011). 4. Le quatrième niveau (N4) touche à ce qui est organisationnel dans l’action vécue. Il est

presque invisible pour le sujet, car on ne peut percevoir que la manifestation (action finalisée dans le déroulement d’actions) d’une telle structure. Par exemple, le schème117

(Piaget) peut être conscientisé après coup, identifié par le sujet comme une expression d’une organisation apprise, mise au point, déjà utilisée. « Le niveau organisationnel est l’expression de notre passé, il est sous-jacent à nos activités comme sédimentation structurée des expériences précédentes cumulées, à la fois comme expression de nos tendances, de nos attitudes, et des schèmes déjà constitués (cf. Burloud) » (Vermersch 2011). Ce niveau ne relève pas du simple travail de description, travail de réflexion, mais d’un travail de « reflètement » (résultat d’une intention éveillante118), un acte invoqué à partir d’un sentiment intellectuel (décrit en N3).

Vermersch nous offre ainsi le portrait de la description de vécu à travers la « structure universelle de tous les vécus » organisée de structures temporelles qualitatives et de couches de

vécu, ainsi que les niveaux de description permettant de situer la description au sein de la

conscience. Nous verrons dans la section suivante à quel point le portrait proposé par Vermersch sur la description de vécu nous éclaire dans l’élaboration et la conduite des entretiens à mener pour notre recherche sur la description de l’expérience linguistique. Il s’agit dans notre cas, d’invoquer les couches corporelles et sensorielles du vécu, de déterminer les catégories se rapprochant des critères de la kinésiologie et de télicité119, et d’atteindre le niveau 2 voire 3 de description.

116 Les « sentiments intellectuels » nommés par Burloud dans son manuel Psychologie (1948) sont des « attitudes de conscience » découvertes par des sujets à l’énoncé de certaines consignes précises lors d’introspection expérimentale (études sur la pensée et les relations entre pensée et images ou signes).

117 Piaget décrit le schème comme « une gestalt qui a une histoire », structures acquises.

118 Vermersch, P. "Rétention, passivité́, visée à vide, intention éveillante. Phénoménologie et pratique de l’explicitation." Revue Expliciter 65 (2006).

119 Nous détaillons les couches de vécu pertinentes et leurs catégories descriptives en Partie 3, sections 32.6 et 35.4.