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TROISIEME PARTIE : PRESENTATION DES RESULTATS

Ecart 33 Fonction liée aux récompenses et punitions 3 9

1. Les Rapports Epistémiques

1.1. Etudes de cas

1.1.3. Takoua « ou l’école de tous les espoirs »

Takoua est une fille de 6 ans et 10 mois. Elle a une petite sœur âgée de 3 ans. C’est une petite fille agréable et souriante, à l’apparence très soignée Durant l’entretien, elle répond aux questions avec beaucoup de sérieux.

Les parents de Takoua sont issus d’un milieu socio-économique que nous qualifions de défavorisé. Les deux parents ont un niveau scolaire limité aux études secondaires. Aucun des deux n’a obtenu son bac. Seul le père travaille. La mère est en recherche d’emploi. La famille considère ses revenus insuffisants pour répondre à leurs besoins. Depuis 2 ans, ils sont hébergés chez la grand-mère maternelle. La mère vit mal la situation, d’autant plus que son mari est de plus en plus absent et rentre souvent tard à la maison. Elle considère que son mari est très peu impliqué dans l’éducation de ses filles et se contente de faire figure d’autorité en cas de problèmes.

Il n’existe pas d’alliance co-parentale dans le couple, les deux parents ne sont pas d’accord sur l’éducation des enfants et ont des objectifs différents : si la mère accorde beaucoup d’importance à la scolarité de Takoua et veille à lui inculquer des règles à respecter, le père, lui, accorde plus d’importance à la socialisation et voudrait la voir plus dégourdie. Il est généralement établi que la qualité de l’alliance co-parentale exerce un effet sur l’engagement paternel (Trucotte et al., 2001 ; Jacobs et Kelly, 2006 ; Trucotte & Gaudet, 2009). La mère joue également un rôle important dans la relation père-enfant. Quand celle-ci rend le père responsable de la situation difficile que traverse le couple et ne respecte plus son conjoint, elle contribue à augmenter son sentiment « d’incapacité » à jouer un rôle de père. En effet, certains auteurs ont montré que l’engagement paternel dépendrait des attitudes et

croyances de la conjointe à l’égard du rôle paternel (Trucotte et al., 2001 ; Trucotte & Gaudet, 2009 ; Kettani, 2009).

Malgré l’absence d’alliance co-parentale, les parents s’accordent sur un style éducatif de type « stimulant », le père déléguant l’éducation des enfants à son épouse. En effet, Takoua bénéficie d’un environnement structuré par des règles établies par la mère mais où prédomine la communication : Les horaires de sommeil et les programmes de télévision sont par exemple choisis par la mère mais discutés avec Takoua.

Nous pensons que ce sont très certainement les difficultés financières rencontrées par le couple, qui ont contribué à accentuer le clivage entre les deux parents. La mère, accorde beaucoup d’importance à la réussite scolaire de sa fille, à travers laquelle elle cherche à conjurer le sort. Elle répète souvent à sa fille : « je mise sur toi et je me bats pour toi mais tu dois me montrer des résultats ». En revanche, et face aux difficultés financières de plus en plus grandissantes, le père va chercher à fuir ses responsabilités et lègue l’éducation des enfants à sa femme, qui explique : « il sait que je suis là pour elles et que je ne vais pas les lâcher, c’est pour ça qu’il se permet de fuir ses responsabilités».

Certains auteurs ont montré que l’origine sociale des parents (niveau d’études, profession, revenu, etc.) joue un rôle prépondérant dans l’orientation des valeurs éducatives. De même, elle va constituer un déterminant majeur pour les objectifs éducatifs et les moyens mis en place pour les atteindre (Kellerhals et Montandon, 1991). Il existe un consensus autour de l’idée que les pratiques éducatives qui aident à l’exploration de l’environnement par l’enfant, donne des feedbacks positifs et encourage l’autonomie de l’enfant sont plus fréquentes dans les milieux favorisés (Pourtois, 1979 ; Lautrey, 1980 ; Palacio-Quintin, 1989). Néanmoins, les recherches menées auprès de familles issues de milieu défavorisé montrent que de manière générale, ces familles savent que la réussite scolaire est la seule possibilité d’émancipation pour leurs enfants (Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Dans le cas de cette dynamique familiale, il existe des facteurs identifiés comme les plus favorables à la réussite scolaire, à savoir : la sécurité et la loi (Malrieu, et al., 1969 ; Prêteur, Lescarret et Beaumatin, 1992).

Takoua assimile les règles éducatives énoncées par ses parents et plus précisément celles de sa mère. Elle comprend l’enjeu de la réussite scolaire: « on doit écouter la maîtresse

et faire nos devoirs pour éviter qu’elle nous punisse (…) parce que sinon, on ne va pas réussir à l’école » « c’est important de réussir pour garantir notre avenir et plus tard celui de nos enfants ». Cette dernière allusion aux enfants met en évidence les mécanismes de projection de la mère envers Takoua. A propos de « la demande familiale », Charlot, Bautier et Rochex (1992), identifient une catégorie de parents « qui poussent ». Outre l’accompagnement scolaire, ces parents poussent leurs enfants « en faisant explicitement référence au métier, à

l’avenir, au chômage, à leurs propres difficultés de vie et de travail » (Charlot, Bautier et

Rochex, 1992, 107). Toutefois, « pousser » ne suffit pas comme l’expliquent les auteurs si le parent ne montre pas à l’enfant qu’il a confiance en lui et qu’il en est fier. Dans le cas de Takoua, sa mère lui apporte l’aide et le soutien nécessaires pour l’élaboration d’un rapport épistémique au savoir.

Pour cette petite fille issue d’un milieu défavorisé, apprendre, c’est se dépasser « je veux réussir à dépasser les difficultés » parce que c’est ce qui va lui permettre de réussir dans la vie (à l’instar de ses parents et à fortiori sa mère qui tente de venir à bout de ses difficultés financières). Pour la petite fille, apprendre, c’est s’approprier « des objets-savoirs » : « je veux m’enrichir de ce que j’apprends, de toutes les connaissances » dit-elle. Elle envisage les apprentissages comme une accumulation de connaissances et saisit les enjeux de l’école. Elle explique : « ce que j’apprends de nouveau dans les livres est important car il va me permettre d’augmenter mes notes ». Enfin, apprendre, signifie aussi développer des stratégies d’apprentissage « j’apprends comment faire pour composer un mot » ; « je prends le livre et je fais les devoirs que la maitresse nous a donné ».

Le discours de Takoua met en avant l’importance de « bien étudier pour réussir sa vie » : « Quand je vais grandir, je vais pouvoir profiter de tout ce que j’ai appris… de toutes les informations et tout ». Sa maîtresse la décrit comme une élève brillante qui se démarque des autres. « C’est elle qui dynamise la classe (…) Elle aime jouer le rôle de la maîtresse » et « fait ses devoirs avec beaucoup d’assiduité ». La maîtresse évoque aussi le rôle majeur joué par la mère qui assure un suivi « exemplaire » de la scolarité de sa fille. Par le biais du mécanisme de projection, la mère trouve en sa fille une possibilité de dépassement d’une situation aliénante (le chômage et la contrainte d’être hébergé par la grand-mère maternelle). Elle réalise ainsi, par personne interposée, une vie qu’elle n’a pas la possibilité de vivre.

Nous repérons ici une forte mobilisation qui engage Takoua dans l’activité scolaire (Léontiev, 1984 ; Charlot, 1992 ; Rochex, 1995). Pour comprendre les processus qui la sous- tendent, nous relevons trois composantes qui caractérisent l’activité d’apprendre chez Takoua : « le motif » (le moteur exercé par la mère), « le but » (réussir) et « la réalisation » (comprendre les enjeux scolaires et répondre aux exigences du métier d’élève). Dans ce sens, Léontiev (1984) explique que « les actions qui réalisent l’activité (scolaire) s’effectuent sous l’influence

de son motif, mais sont orientées vers un but » Léontiev (1984, 114). Et combien même le

motif implicite de Takoua à long terme serait de venir à bout de la situation financière difficile dans laquelle se trouve sa famille, celle-ci trouve aujourd’hui les moyens (à travers l’investissement scolaire) de réaliser ce but.

Pour comprendre la dynamique de construction identitaire de Takoua, il faut étudier les rapports « d’interstructuration » élaborés avec son milieu familial et scolaire. Dans un rapport complémentaire, à la maison (sa mère), comme à l’école (sa maitresse), Takoua trouve un support psychologique qui lui permet de donner du sens aux activités scolaire : « apprendre et étudier pour se donner les moyens de réussir ». Gayet (1995, 41) reprend cette idée, expliquant que « la relation pédagogique ne prend son sens immédiat que par la manière dont elle

s’inscrit dans la continuité d’un système éducatif préexistant auquel l’enfant est confronté dès sa naissance ».

A l’instar de Malrieu (1969), nous pensons que ce sont les relations interpersonnelles, qui sont elles-mêmes largement déterminées par la famille (et la classe sociale dont elle est issue) qui vont développer les attitudes favorables ou pas à l’investissement scolaire de l’enfant. La famille de Takoua adopte un type d’éducation familiale qui correspond à ce que l’auteur défini comme « des parents dont le désir de promotion pour l’enfant détermine une

attention soutenue à son travail : leur relatif optimisme favorise l’effort et l’autonomie de l’enfant en développant un climat de confiance et en distribuant des sanctions modérées »

(Malrieu, 1969, 49).

Du reste, ce cas illustre bien le positionnement de Takoua pour répondre aux attentes positives projetées sur elle, grâce à l’alliance formée par sa mère et son institutrice. Son rapport au savoir nous amène à pratiquer « une lecture en positif » de la réalité sociale et à considérer les éléments de l’histoire familiale et scolaire qui vont permettre à l’enfant de donner du sens à l’activité d’apprentissage (Rochex, 1995). De Léonardis et al. (2001, 21) illustrent bien cette

idée : « Le rapport au savoir apparait donc comme un concept médiateur et intégrateur

indiquant la façon dont le sujet est affecté par le savoir qui lui est transmis et la façon dont ce sujet le signifie et s’y rapporte ».

En définitive, nous devons souligner le rôle majeur de cette dynamique relationnelle et de la forte connivence entre mère-fille, élève-enseignante et mère-enseignante. Nous pensons que c’est cette dynamique qui va contribuer à orienter la construction d’un rapport au savoir épistémique, chez Takoua. Malgré la prédominance des travaux qui ont établi l’existence de dissonances entre l’école et les familles «défavorisées », l’exemple de Takoua nous offre de nouvelles perspectives. Comme l’expliquent Charlot et al. (1992), une situation fait sens grâce aux interactions qui s’y produisent. La nature de la relation entre Takoua, sa mère et son enseignante évoque un triangle identificatoire. L’espace psychique de la classe a dès lors permis à la petite fille de bénéficier d’une attention bienveillante et distanciée de la part de son enseignante, c’est ce que Winnicott nomme le « holding » (Hatchuel 2005).