FOYERS INDIGENES AU XVI E SIECLE
2. DES INFLUENCES DU QUICHUA SUR L’ESPAGNOL DE
2.1. ASPECT PHONOLOGIQUE
2.1.4. TABLEAU PHONOLOGIQUE DU QUICHUA DE STGO
TABLEAU N°10
Remarque : les phonèmes soulignés sont empruntés à l’espagnol.
Labiales Dentales Palatales Vélaires
Occlusives p b t (1) d k g q (2) Fricatives f (3) s’ (4) ç s(5) r (7) (6) z x (8) G (9) J (10) Nasales m (11) n (12) n Vibrante (13) r Liquide (14) l Semi-consonnes w (15) y (16) Voyelles fermées i u Semi-ouvertes e (17) o Ouvertes a
(1): Jorge ALDERETES inclut dans son inventaire des occlusives des phonèmes sonores /b,d,g/, qui effectivement appartiennent au système actuel, cependant, il nous semble qu’il ne peut s’agir que d’emprunts à l’espagnol : boliakuy < volver ou au kakán : simból ‘
árbol’, lui-même altéré par l’espagnol, comme c’est le cas des lexies Qh qui présentent cette
occlusive sonore: libes < liwiy ‘ boleadoras’. On voit donc que, la semi-consonne /w/ du
protoquechua s’est fermée en [b] et que le contraire s’est produit, dans le passage de
l’espagnol au Qh de Santiago : servir > sirwiy, deber > dewey, etc. Le /d/ en contact avec /n/ est, quant à lui, une sonorisation du /t/ du protoquechua, comme dans kuntur > kondor, ou emprunt, comme dans dominiku : picaflor ; le /g/ est analysable de la même façon :
uturunku > uturungu ; nigri ‘ oreja’.
(2) : L’opposition entre la vélaire et la postvélaire témoigne de l’ancienneté du dialecte de Santiago, proche en ceci du protoquechua ; l’absence de phonèmes glottalisés et aspirés parmi les occlusives et fricatives, comme c’est le cas dans le dialecte de Cuzco, s’oppose à la théorie du superstrat cuzqueño, qui aurait dû les transmettre au début du XVIè siècle, puisqu’il en avait hérités, par influence de l’aimará, au siècle précédent. A noter aussi que la postvélaire /q/, comme en protoquechua, conditionne la présence des voyelles centrales [9,A] graphiées -ë,ö-, allophones de /i, u/. Cette ouverture peut se produire en contact direct avec la postvélaire : qullqi > qollqe ‘plata, dinero’, ou avec entre les deux phonèmes, les consonnes suivantes : /n,r,s,l,y/ : sinqa > senqa ‘nariz’ ; pirqa > perga
‘pared’ ; ishqun > eshqon ‘ ‘para’ ; allqu > allqo ‘perro’ ; qaaptiyqa > qaapteyqa ‘si yo veo’, etc. Le degré de fermeture de la voyelle étant proportionnel à la proximité avec la
postvélaire. On ne trouve qu’exceptionnellement les voyelles hautes /i,u/ en contact avec la postvélaire /q/ : pishqa : cinco. A noter aussi qu’en position implosive, la postvélaire se fricatise en [J] : taqsay : [taJsay] : ‘‘lavar’’. La vélaire subit le même sort et s’assimile à la
jota : pachak : [paçax] : ‘‘tiempo, espacio’’, dans la même position d’archiphonème.
(3) : /f/ est clairement un emprunt à l’espagnol, il semble résulter aussi d’un affaiblissement du /p/ implosif du protoquechua comme dans ñoqap > noqaf ‘yo’ ; llapsa >
llafsa ‘delgado’, etc. Il s’agirait donc, en ce cas seulement, d’un allophone de /p/ > [f], en
position d’archiphonème, et partant de faiblesse ; le [f] est en ce cas bilabiale et non pas labiodentale comme en espagnol, et de plus, il tend à l’occlusivité selon NARDI*1. Quoi qu’il en soit, les deux réalisations possibles du /f/ ne s’opposent pas phonologiquement, elles fluctuent en distribution complémentaire. Il s’agit donc de variantes combinatoires.
(4) : /s’/ phonème fricatif alvéolaire sourd, se maintient à l’initiale par rapport au
protoquechua, alors qu’il chute en s’aspirant en cuzqueño : saa ‘ encima, arriba’ ; suj ‘ uno, otro’ , etc. Mais le plus important quant à ce phonème est sans aucun doute son
articulation dite acanalada, en effet, celui-ci, même à l’implosive, ne s’affaiblit pas, son articulation reste tendue, caractéristique que l’on retrouve dans la castilla. De là l’apostrophe /s’/ pour le différencier du /$/ castillan, de même articulation, qui s’affaiblit en position d’archiphonème, dans l’ensemble du monde hispanique, sauf à Santiago. Il s’agit sans doute d’un héritage direct du Qh de Santiago, sa zone d’articulation, légèrement en retrait par rapport au /s/ dorsodental d’Amérique Latine, semble le rapprocher du /$/ castillan, d’où peut être la réputation de casticisme de la castilla ; il n’en est rien, il s’agit plutôt d’un emprunt phonétique au quichua de Santiago ; cependant, on remarque que l’affaiblissement du /s/ implosif a lieu aussi à Santiago, sans doute par influence, cette fois ci, de l’espagnol d’Argentine. Mais ces cas sont rares, comparés à la constante articulation acanalada, du « santiagueño puras eses ».
(5) : /s’/ et /s/ sont tous deux qualifiés de phonèmes acanalados par NARDI*1, la fricative palatale sourde est présente depuis le protoquechua, elle était connue aussi du castillan de la Conquête, ce phonème est présent tant en position implosive qu’explosive :
shishi ‘ hormiga’, shikshi ‘ comezón’, etc. Il peut résulter aussi de la perte d’occlusivité de
/ç/ : achka > ashka ‘ mucho’ ; uchpa > ushpa ‘ ceniza’, ou encore de l’apocope du suffixe pluralisateur -chis > -sh en position finale. Et enfin, il peut s’agir de l’assourdissement de /z/, là encore en position implosive : allpa > ashpa ‘ tierra, suelo’ ; atallpa > atashpa ‘ gallina’, etc. On remarque donc que dans la zone fricativo-palatale, les trois phonèmes présents /ç,s,z/ établissent des corrélations entre eux, avec une domination très nette de la fricative palatale sourde /s/, sans doute par un phénomène d’économie articulatoire.
1 Ibid., page 249.
(6) : /z/ fricative palato-alvéolaire sonore, résulte de la délatéralisation du /l/ du
protoquechua, avec conservation parallèle de la liquide centrale /y/, ce phénomène connu
aussi du Qh de Chimborazo, en Equateur, passa à l’espagnol local, la castilla, ce qui autorise à croire là encore à un calque phonétique, c’est d’ailleurs ce que dit Ricardo L.J. NARDI*1 :
« Este hecho nos hace pensar que tal norma se difundió del quichua al español regional. » Il
conviendrait aussi de vérifier si la même norme est passée dans le parler espagnol de
Chimborazo.
(7) : /r/ phonème fricatif apicoprépalatal rétroflexe sonore, avec tendance à l’assourdissement, procède à la fois d’emprunts à la castilla où le /R/ vibrant se fricatise aussi : carro = [karo], mais aussi de mots assimilés au Qh local, mais procédant sans doute
du kakán : raku ‘ grueso’, ruwa ‘ especie de ave’ ; rokoko ‘ variedad de sapo’ ; ron ron ‘ picaflor’.
(8) : /x/ résulte à la fois d’emprunts à l’espagnol et de la transphonologisation du /h/ du protoquechua non initial : uhu > uju ‘ tos’. Il peut s’agir aussi d’une variante combinatoire de l’occlusive vélaire /k/ en position implosive et en contact avec le /a/, voir note n°(2) : tikray = [tixrai] ‘ revertir , dar vuelta una casa’.
(9) : /G/ fricative postvélaire sonore, correspond à la graphie -gg- et n’apparaît que dans deux emprunts à un substrat local, peut-être le kakán, ochoggo ‘ ave de los bañados’ ;
mishoggo ‘ especie de cactácea’.
(10) : /J/ fricative postvélaire sourde, correspond à la graphie -jj- et résulte soit d’emprunts au kakán, wajjalu ‘ especie de hormiga’ soit de la variante combinatoire de l’occlusive postvélaire /q/ en position implosive, voir note n°2 : waqtay =[waJtai] ‘ golpear.’ On remarque donc que les deux occlusives, vélaire et postvélaire /k,q/ ont pour
variantes combinatoires, respectivement, les deux fricatives vélaire et postvélaire [x,J], qui se sont phonologisées sans doute grâce à l’apport du kakán.
(11) : /n/ peut résulter d’une dépalatalisation du /n/ du protoquechua : ña > na ‘ ya’ ;
ñiy > niy ‘ decir’ ; ñoqa > noqa ‘ yo’ ; qosñi > qosni ‘ humo’, ce phonème apparaît tant à
l’explosive qu’à l’implosive, où il peut se labialiser en [m] au contact de l’occlusive /p/, sans doute par influence de l’espagnol : panpa > pampa ; tatanpa > tatampa ‘ de su padre’ ; en contact avec les palatales /C,y/, il peut au contraire se palataliser comme le /n/.
1 Ibid., page 248.
(12) : /n/ apparaît depuis le protoquechua, à l’explosive il s’est néanmoins dépalatalisé à Santiago, voir note n°(11).
(13) : /r/ vibrante alvéolaire simple, apparaît à l’implosive et à l’explosive, le /r/ du
protoquechua s’est parfois latéralisé , surtout à l’initiale: rokro > lokro ‘ la famosa comida a base de maíz’ ; raka > laka ‘ vulva’ ; roro > loro ‘ fruta’, etc.
(14) : /l/ latérale dento-alvéolaire sonore, sans doute empruntée à l’espagnol mais qui peut résulter aussi de la transphonologisation du /r/ du protoquechua, comme nous venons de le voir, mais aussi de la dépalatalisation de la liquide palatale sonore du protoquechua /l/ :
challa > chala ‘ hojas que envuelven al choclo’ ; chillikote > chilikote ‘ grillo’ ; chillka > chilka ‘ arbusto’, etc. On le fait procéder aussi de lexies quichuas : palta ‘ aguacate’ ; utula ‘ pequeño’, ou d’emprunts aux substrats locaux, cela semble plus vraisemblable, puisque ce
phonème était inconnu du protoquechua.
(15) : /w/ semi-consonne bilabiale sonore, apparaît à l’implosive et à l’explosive, en position intervocalique, la chute est presque systématique, entre deux -a- : away > aay ‘
tejer’ ; chawa > chaa ‘ crudo’, mais aussi entre -u- et -a- : ruway > ruay ‘ hacer’ ; suwa > sua ‘ ladrón’, etc.
(16) : /y/ semi-consonne palatale sonore, apparaît tant à l’implosive qu’à l’explosive, syncope à l’intervocalique dans les groupes -iy- et -aya- : tiyay > tiay ‘ estar, haber,
existir’ ; ñawiyojj > ñawioj ‘ que tiene ojo’ ; mikunayani : mikuna:ni ‘ tengo deseos de comer’, avec, en ce cas, un agrandissement de la quantité vocalique comme dans wasiy > wasi: ‘ mi casa’, souvent entre un radical en i- et un suffixe en -y, ce qui est tout à fait naturel
en phonétique et de plus semble témoigner de la réalité d’un phonème supra-segmental de quantité vocalique en protoquechua, cf. note n°(10), page 119.
(17) : /e,o/ sont phonologisés dans le système actuel, alors qu’en protoquechua, il ne s’agissait que de variantes combinatoires de /i,u/ en contact avec la postvélaire /q/ : [9,A], voyelles lâches ou centralisées.
Ces phonèmes peuvent résulter aussi d’emprunts à l’espagnol, ou aux substrats locaux, avec dans ce cas, la substitution de la postvélaire /q/ par /k/, voir note n°(10), page 119.
En fait, les corrélations entre les occlusives et les voyelles étaient sans doute à l’origine les suivantes : les allophones fermés [i,u] en relation avec la vélaire /k/ et les allophones ouverts [9,A] = -ë,ö-, en relation avec la postvélaire /q/. Ces corrélations furent sans doute bouleversées par l’influence de l’espagnol et des substrats locaux. [9,A] se phonologisèrent en /e,o/ et les fricatives /x,J/ ne furent plus seulement allophones de /k,q/ en position implosive, elles apparurent aussi à l’explosive et se phonologisèrent, comme dans les oppositions suivantes : uku ‘ cuerpo’ / uju ‘tos’ ; waqalo ‘ llorón’/ wajjalu ‘ hormiga’. La phonologisation de /e,o/ est donc à inclure dans celle plus large des anciens corrélats fricatifs [x,J] des occlusives /k,q/. Tel est en tout cas le point de vue de Ricardo L.J. NARDI*1.