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SANTIAGO, L’ILE LINGUISTIQUE DU N.O.A.

FOYERS INDIGENES AU XVI E SIECLE

1.8. SANTIAGO, L’ILE LINGUISTIQUE DU N.O.A.

Il suffit à présent de consulter la CARTE N°3, page 19, pour concevoir à quel point le réduit idiomatique de Santiago, inscrit dans la Mésopotamie locale, constitue une sorte d’Aleph à l’échelle du continent latino-américain, à quelques 2000 km de son foyer originel, le quichua chinchay de la côte centrale du Pérou. Une sorte d’ilôt linguistique, c’est un peu, toutes proportions gardées, comme si l’on parlait français en Galicie polonaise, mais, dans ce cas, des études telles que celle-ci auraient déja été réalisées.

A l’échelle de la province elle-même, il suffit de consulter cette fois les cartes n°1 et 10, pour constater que le foyer de bilinguisme suit les sinuosités des deux grands fleuves, en s’effilant vers le nord, une île en plein milieu de la province qui correspond à l’aire ancienne des Juríes.

Tous ces détails cartographiques ont inévitablement attiré notre attention depuis le début de notre étude en 1989, d’où la volonté de focaliser sur ce réduit bien précis, pour analyser enfin à fond les interférences entre les deux langues.

En effet, plus de quatre siècles de contacts ont sans doute laissé des traces, dans ce contexte d’isolement de la région par elle-même, et de petits foyers bilingues isolés souvent par les crues.

D’où la création d’une langue nouvelle, qu’ils dénomment CASTILLA*1, comme résultante de ce contact permanent et de l’isolement, qui contribua aussi grandement au maintien des archaïsmes, on pourrait comparer, là encore toutes proportions gardées, le maintien de ceux-ci à la survivance de la langue et des coutumes gaéliques dans les îles Aran, de l’extrême ouest irlandais.

La castilla est donc la langue identitaire de cette île linguistique, dans laquelle l’espagnol reste dominant, mais où le quichua s’insinue dans tous les domaines, et bien plus qu’on ne l’a dit jusqu’à présent, et où les archaïsmes servent de repères pour donner la véritable dimension de cette langue, à la fois figée par son isolement selvatique*2 et en perpétuelle évolution grâce à la complémentarité des deux langues*3.

1 Voir note n°4 page 105, voir aussi Chronologie de la Castilla, page 98.

2 Emilio A. CHRISTENSEN, Ibid., page 95, déclare à propos de cet isolement naturel : « la provincia selvática

no sabe salir de sí : concluye en sí misma. »

3 En effet, l’espagnol est analytique, mais admet tout à fait la suffixation synthétique du quichua et, au contraire,

De plus, ce réduit idiomatique ne se contente pas de son bassin de création, il transcende les frontières grâce à la chacarera et à l’émigration, l’îlot linguistique s’impose en effet en dehors de son aire, l’exemple des 105 vocables santiagueños adoptés par l’Académie espagnole n’étant pas des moindres pour démontrer qu’il y a bien irradiation, comme se plaît à le souligner Elena Malvina ROJAS*1.

Mais rendons à Domingo A. BRAVO ce qui lui appartient, on peut supposer que cette île linguistique aurait à terme disparu, comme ce fut le cas à Catamarca, à cause de l’émigration massive, due elle-même au manque de ressources économiques de la région. Selon Jorge ALDERETES, malgré la vivacité démographique des zones bilingues que nous avons déjà exposée*2, on remarquait avant la création des écoles bilingues, un vieillissement de la population parlant encore quichua, qui fut heureusement enrayé par l’institution officielle du quichua comme langue régionale en 1985.

Quoi qu’il en soit, cette île est aussi un véritable laboratoire interlinguistique, où l’espagnol se créolise par rapport à la norme péninsulaire, et le matériel ne manque pas pour démontrer, tout d’abord, que c’est le quichua qui a modelé l’Espagnol à tous les niveaux de la langue, c’est ce qui va nous occuper dans la deuxième partie de cette étude.

1 Voir conférence du 15 août 1995 à l’U. N. T., enregistrement vidéo du même jour. 2 Voir supra page 21, note n°1.

1.9. CONCLUSION

Nous avons sans doute péché par excès quant à la notion d’insularité continentale de

Santiago, mais toutes les approches faites jusqu’alors mettent en relief la dite notion, qui

justifie aussi le titre choisi, sans oublier que ce foyer a aussi des vertus d’expansion, idiomatique et culturelle, induites par le bilinguisme.

En effet, l’étude géographique a confirmé l’insularité de cette Mésopotamie clairement délimitée autour des deux grands fleuves, de plus, la géologie confirme elle-aussi la réalité de mer intérieure, d’où sans doute la désignation toponymique choisie par les Espagnols*1 et le développement insolite des termes maritimes ou aquatiques dans la région.

L’étude démographique, quant à elle, a mis en relief l’existence d’une certaine vivacité dans les zones bilingues qui collent elles aussi à la réalité orographique.

L’étude archéologique a démontré que l’on pouvait établir des relations entre la plaine de Santiago et le monde andin, c’est le cas pour la céramique à la grecque ophidique, c’est le cas aussi pour les travaux d’irrigation des Juríes que l’on peut comparer à ceux des Incas.

L’étude ethnolinguistique a été en la matière encore plus probante, puisque l’on a pu démontrer que les Juríes étaient sans doute d’origine andine, que leur civilisation supérieure s’apparentait à celle des Incas, et qu’enfin, leur langue, le tonocoté, était sans doute une branche du kakán, lui-même dérivé du quichua chinchay de la côte centrale du Pérou.

Nous avons démontré enfin que cette insularité était manifeste dans la pratique quotidienne d’une créolisation de l’espagnol : la castilla, fruit du métissage entre le quichua présubstratique chinchay et les autres quichuas et le superstrat espagnol qui reste malgré tout dominant, et qu’elle l’était tout autant a travers une idiosyncrasie très particulière, dont la manifestation la plus identitaire est sans doute la tonada.

Mais nous avons surtout remis en cause les limites mêmes du Collasuyu, en faisant de

Soconcho la capitale du Royaume de Tucma, marche la plus orientale de l’Empire inca, et

partant, renforcé la thèse du substrat qui était niée absolument par les instances officielles du

quichua de Santiago*2.

1 SANTIAGO DEL ESTERO, littéralement, ‘ Saint Jacques de l’Estuaire’. Voir les termes de bañados, Barcos, abra, Laguna Mar Chiquita, Río Salado, Pozo Yaku (eau en Qh), Termas, Esteros, Cañadas, etc. 2 L’existence de ruines incas à LAS PIRUAS, et la ressemblance entre le toponyme et l’ancienne désignation de piruanos ou péruviens participe de cette remise en cause.

Nous savons pertinemment que ces deux derniers éléments font, et feront, l’objet de nombreux débats*1 et n’avons pas la prétention d’y avoir mis un terme, pour le moins, nous avons eu le mérite de défendre une thèse que la logique semble soutenir.

En effet, et D.A. BRAVO lui-même en est conscient, on ne peut faire de Santiago une réalité linguistique détachée de tous les référents extérieurs, ce réduit idiomatique, pour isolé et extraordinaire qu’il soit, ne peut être que la résultante d’un long processus de contacts entre les cultures pré-incasiques, incasiques et locales. Nous pensons l’avoir démontré à maintes reprises, de plus, les nombreuses traces qu’a laissé l’idiome de l’Inca dans le parler local ne peuvent se réduire à des influences posthispaniques. Santiago était depuis des temps très reculés une province bilingue, voire trilingue, sa position de carrefour, d’État-tampon, entre les cultures andines et atlantiques ne pouvait que faciliter ces contacts permanents.

1 Le superstrat Qh n’est pas, selon Pablo KIRTCHUK (correspondance du 2 juin 1996), si paradoxal si on le

compare au superstrat normand en Angleterre, dû à l’invasion de Guillaume le Conquérant. Cette remarque est tout à fait juste, avec une différence fondamentale, le superstrat normand n’a pas fait souche à partir d’un substrat, ou d’un présubstrat, comme à Santiago, sa prégnance est donc sans doute, beaucoup moins évidente, dans l’anglais actuel.

De plus, il ne s’agit pas d’une langue pratiquée encore de nos jours, mais plutôt d’une série d’emprunts, comme ceux du germain en français ou encore en espagnol.

CHAPITRE 2