• Aucun résultat trouvé

Le système minier de Carajás dans son environnement régional

Réalisation : Lucie Dejouhanet, 2003

En parallèle des tensions dans les zones rurales, ces opérations ont entraîné une montée de la contestation sociale qui s’exprime sous diverses formes, entraînant une incontestable politisation de la région. Les familles déplacées de Tucuruí se regroupent pour manifester, des réunions publiques sont organisées dans les campagnes pour informer les agriculteurs de leurs droits, même les orpailleurs de la Serra Pelada se rebellent et essaient de pénétrer dans la citadelle de Carajás en 1984 (Ab’Saber, 2004). Une abondante littérature de contestation est publiée : toutes sortes d’intellectuels (universitaires, journalistes, écclésiastiques) s’engagent dans un « devoir de dénonciation » des bouleversements brutaux et des injustices dont sont victimes les hommes et la nature amazoniens, sans solution de compensation.

Ces exemples montrent que le développement en cours achoppe sur la réalité de l’occupation, mais surtout qu’il modifie de manière irréversible le profil de la région de Carajás.

Chapitre I – Le Maranhão dans le temps et dans l’espace

( 79 )

b. L’extension du statut de « propriétaire »

Alors que le Brésil amorce son processus de redémocratisation (après 1984), il doit également faire face à la question de l’accès à la terre. Durant la dictature militaire, les fédérations syndicales se sont renforcées, à l’image de la Fédération des Travailleurs Agricoles de l’Etat du Maranhão (FETAEMA, fondée en 1972) ; l’Eglise catholique s’est engagée aux côtés des agriculteurs précaires (Commission Pastorale de la Terre – CPT, 1975). Le retour à un régime civil a favorisé les revendications pour une réforme agraire ainsi que la résurgence d’entités de représentation des travailleurs agricoles parallèles aux syndicats ruraux, tels que le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST, créé en 1984).

Ces entités sont à l’origine de deux principaux types d’actions : soit ils organisent l’occupation de grandes propriétés considérées comme non productives (c’est-à-dire qu’un groupe s’y installe en masse sans l’autorisation des propriétaires), soit ils encadrent la résistance des agriculteurs cultivant déjà une terre (posseiros, métayers) afin d’obtenir un droit de propriété (Eloy et al., 2009). Face à cette pression, surtout à partir de 1995, l’Etat, par le bras de l’Incra, a répondu en multipliant les désappropriations et la création de lotissements agraires, appelés projets d’assentamentos (PA ou simplement assentamento). Les assentamentos peuvent etre définis comme des « territoires divisés en plusieurs lots, situés sur le domaine foncier public ou sur des terrains expropriés et sur lesquels ont été installés des familles sans terre à des fins d'agriculture » (Eloy et al., op.cit.).

En Amazonie, les occupations des sans-terre sont souvent décisives dans la décision d’implantation d’un PA ; il est courant que son périmètre soit délimité après désappropriation des fazendas envahies par les agriculteurs. Certains auteurs n’hésitent pas à affirmer que

les actions encadrées par les mouvements de travailleurs constituent en fait le véritable moteur de la réforme agraire, les installations étant souvent légitimées a posteriori par l’Incra. Sur un échantillon de 92 assentamentos, [...] 88 d’entre eux (95%) étaient nés d'un conflit (Heredia et al. 2002 apud Eloy et al.

2009).

En effet, ces mesures de lotissement agraire ont été employées surtout dans le but de désarmorcer les tensions régionales plutôt qu’avec l’objectif de planifier un développement rural durable (David et al. 1997). Pour preuve, bien que les assentamentos créés depuis 1985 se répartissent sur l’ensemble du Brésil, plus de la moitié des familles installées l’ont été sur les fronts pionniers d’Amazonie, qui ont été les régions où ont été enregistrées le plus grand nombre de morts liées aux conflits fonciers. Le premier recensement de la réforme agraire, conduit en 1996, a permis de mettre à jour les deux axes sur lesquels se sont concentrés les PA : (i) le plus important (environ 40 000 exploitations) sur un axe SN entre le nord du Mato Grosso et l’ouest du Maranhão, à partir d’où elle accompagne le tracé de la voie de chemin de fer Carajás. (ii) Le deuxième axe suit la route fédérale reliant Campo Grande (Mato Grosso do Sul) à Rio Branco (Acre), autre front de peuplement particulièrement actif entre 1975 et 1985 (David et al., 1998).

Conséquence de la multiplication des PA, l’augmentation du nombre de « propriétaires » se vérifie sur l’ensemble du Brésil et atteint partout son maximum en 2006 : 4 135 467 au Brésil, 140 346 dans le Maranhão, 11 223 à Imperatriz (graphiques n° 4 et n° 5). Ainsi, à partir de 1985 et jusqu’en 2006, la tendance de l’occupation s’inverse : les propriétaires n’ont jamais été aussi nombreux, tandis que le nombre de métayers et d’occupants diminue drastiquement. A Imperatriz, ces deux catégories sont devenues quasiment inexistantes : le nombre d’occupants a été divisé par 15, passant de 9 221 à 621 en 2006 !

Graphique 5 : Evolution du statut des responsables d’exploitations agricoles, Maranhão et Brésil, 1960 – 2006

De fait, depuis les années soixante et les échecs relatifs des différentes initiatives de colonisation publiques, les modalités d'accès à la propriété changent (tableau n° 4). On peut sans aucun doute y voir la concrétisation de l’action des mouvements sociaux ou le succès des initiatives entrant dans le cadre d’une réforme agraire, qui se traduisent pour les agriculteurs par l’accès à la terre et au statut de propriétaire. En dépit d’une véritable politique de réforme agraire, à partir de 1980, l’attribution de la propriété s’effectue par le biais de mesures compensatoires chargées de normaliser la situation et de répondre aux pressions des agriculteurs. Par exemple, dans les derniers temps du régime militaire, l’importance des « régularisations foncières » atteste de l’importance du phénomène spontané et du fait que les autorités n’étaient pas préparées à y faire face.

Tableau 4 : Nombre de familles installées par les différents programmes de « réforme agraire »

Période Gouvernement par les politiques de Familles installées colonisation

Familles installées par les programmes de régularisation foncière

Familles installées sur des projets d’assentamentos (PA) de la réforme agraire

Total

1964/84 Régime militaire 115 000 113 000 0 228 000

1985/94 Sarney, Collor, Franco 0 0 150 112 150 112

1994/98 Fernando H. Cardoso 0 0 306 285 306 285

1999/02 Fernando H. Cardoso 0 0 158 312 158 312

2003/06 Lula 0 0 250 065 250 065

1 092 774

Source : David et al., 1997; Coca, 2008

L’évolution des exploitations agricoles au Brésil est très particulière. Après avoir connu une progression remarquable jusqu’en 1985 caractéristique d’une conquête agricole, le Brésil amorce dans la décennie 1990 une diminution rapide (chute de 1 million d’exploitations). Cependant, dix ans plus tard, on observe une reprise, avec 315 000 exploitations supplémentaires. Que signifie ce mouvement ? Une nouvelle tendance de fond ? Peut-on l’attribuer à la distribution des lots de la

Chapitre I – Le Maranhão dans le temps et dans l’espace

( 81 )

réforme agraire ? En effet, entre 1985 et 2006, le nombre d’exploitants agricoles « propriétaires » a augmenté de 740 000 tandis que l’on compte 288 000 occupants de moins.

Cependant, au Brésil, malgré l’augmentation sans précédent du nombre de familles ayant accédé à la propriété sur des projets d’assentamento et le fait que plus de 70 millions d’hectares ont été transférés à l’agriculture familiale, les modifications dans la structure agraire ne sont pas visibles à l’échelle nationale.

De fait, bien que la quantité de propriétaires se soit sans conteste fortement élevée, leur nombre n’a pas augmenté de manière à absorber l’ensemble des occupants. On suppose alors que ceux-ci se sont réorientés vers les villes, car en parallèle on constate une diminution de la surface dévolue aux activités agricoles (IBGE).

Cela signifie que, si la création d’assentamentos a un impact important à l’échelle des communes rurales concernées (production agricole, niveau de vie des paysans les plus pauvres, infrastructures, etc.), l'intervention publique n’a pas modifié de manière radicale la concentration de la propriété de la terre au Brésil (Hoffman, 1998 apud Eloy et al., 2009). Cela s’observe aussi bien au niveau local qu’au niveau de l’Etat. Par exemple, dans la microrégion d’Imperatriz, les propriétaires représentent aujourd’hui près de 90% de l’ensemble des établissements ruraux. Sur ce point, la microrégion d’Imperatriz présente une structure agraire qui ne reflète pas les tendances de l’ensemble de l’Etat mais se rapproche plutôt du profil de la région Nord (où 86% des exploitants sont propriétaires). En tant que région de peuplement récent, elle est passée en moins de quarante ans d’une structure foncière dominée par l’occupation informelle (entre 1960 et 1975) à un modèle où les exploitants agricoles sont, à partir de 1995, très majoritairement propriétaires. Cela signifie-t-il une démocratisation de l’accès à la terre ?

Entre 1985 et 2006, on dénombre 21 661 exploitants agricoles en situation précaire (arrendatarios,

parceiros et posseiros) de moins. Dans le même temps, on ne recense que 6 533 familles installées

sur des lots de réforme agraire [assentados]30. Ces chiffres signifient tout d’abord que la majorité de ces exploitants précaires n’ont pas été absorbés par les lotissements agraires, et se réoriéntés vers d’autres zones rurales mais plus certainement vers les villes. Néanmoins, les assentados représentent 58% des propriétaires recensés dans la microrégion d’Imperatriz. Ils sont donc devenus majoritaires. Toutefois, ils ne se répartissent que 193 040 ha, soit seulement 12,8% des terres agricoles de la microrégion. On reste ainsi dans un modèle de structure agraire dominé par la grande propriété : la taille moyenne des exploitations des assentados est 29,5 ha, tandis que les autres propriétés font en moyenne 282 ha.

En somme, comme partout au Brésil la participation des propriétaires est prépondérante, mais à Imperatriz, bien plus qu’ailleurs : 76% au Brésil, 69% au Nordeste, 80% dans la région Nord.

Si on considère le cas du Maranhão, il présente des caractéristiques uniques et assez surprenantes : une chute constante depuis le sommet de 1985 à 531 000 exploitations agricoles (chute à 287 000 en 2006). La chute était due à la diminution forte des occupants et arrendatarios. Après avoir représenté 80% du total en 1985, ceux-ci n’en représentent plus que 30% en 2006. On constate donc la disparition de 300 000 exploitations sans titre de propriété, c’est-à-dire de ces formes de producteurs précaires. Ce résultat souligne bien les deux appartenances du Maranhão : amazonien dans sa partie occidentale, et nordestin dans sa partie orientale. On soulignera encore une fois la

30

Les données relatives aux familles installées sur les lots de la réforme agraire nous ont été rendus disponibles par le réseau Dataluta, du laboratoire Núcleo de Estudos, Pesquisas e projetos de Reforma Agraria (NERA) de l’Université Estadual de São Paulo (Unesp), qui compile chaque année ces données pour l’ensemble des municipes du Brésil. Pour plus d’informations sur leurs travaux, voir leur site : http://www4.fct.unesp..br/nera/projetos.php

singularité de cet Etat, où les propriétaires ne représentent que 46,7% du total, taux le plus bas du Brésil. Bien que les propriétaires n’y aient jamais été aussi nombreux, la répartition de la terre au Maranhão est la plus inégalitaire du Brésil, et sur ce point plus proche des tendances du Nordeste (le Ceará compte 50,7% de propriétaires et le Piauí, 56,1%), qui peut s’expliquer par un retard (structurel ?) dans la proportion des propriétaires : en 1985, alors que le Brésil affichait déjà plus de 61% (et le Nord et le Nordeste plus de 50%), le Maranhão n’en était qu’à 18%.

La proportion de propriétaires augmente, mais dans une moindre mesure que dans le reste du Brésil. Le Maranhão cesse-t-il d’être unEtat à dominante rurale comme il l’a été jusqu’à la fin du XXe siècle ? Effectivement, en termes de population, au comptage de 2007, la population urbaine dépasse la population rurale, qui pourtant se stabilise autour de 2 millions de personnes.

Chapitre I – Le Maranhão dans le temps et dans l’espace

( 83 )