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L’approche biographique statistique a été développée dans les années quatre-vingts avec l’objectif d’étudier la mobilité sociale dans une perspective diachronique, qui permette d’enregistrer plus que « des phénomènes isolés à “l’état pur” » (c’est-à-dire sans prendre en compte les éléments perturbateurs). Mais surtout cette méthodologie permet d’appréhender les événements dans leur succession, de saisir la série des événements démographiques, afin de construire des « trajectoires » thématiques. En ce sens, l’analyse biographique propose d’étudier les phénomènes non plus de façon séparée, mais au contraire dans leurs interactions (Courgeau, 1987 ; Courgeau et Lelièvre, 1996).

C’est en ce sens que cette approche – longitudinale – renouvelle les approches transversales que nous avons précédemment qualifiées de « traditionnelles » :

L’approche transversale, souvent utilisée pour décrire des phénomènes démographiques au cours d’une année ou d’une courte période, se trouve confrontée à deux principales limites dans la description des calendriers d’occurrence d’événements. Tout d’abord dans la construction des indicateurs à une date ou à une période donnée, on observe l’intensité de l’événement pour chacune des classes d’âges et l’on en déduit le calendrier de l’événement observé. La représentation de l’occurrence de l’événement dans le temps représente alors celui d’une génération ou cohorte fictive où se mêlent plusieurs “histoires générationnelles”. En second lieu, l’interprétation de tels indicateurs pour l’étude des dynamiques démographiques devient difficile, parce que le calendrier de l’événement est celui d’une génération ou d’une cohorte fictive, et parce que de tels indicateurs transversaux construits sont extrêmement sensibles aux contextes conjoncturels.

L’approche longitudinale permet, pour l’étude des calendriers des phénomènes démographiques, de répondre aux limites de l’analyse transversale, grâce au suivi d’une ou de plusieurs mêmes générations dans le temps. Celles-ci vivent alors à chaque instant les mêmes conditions historiques (Sébille, 2004 :

135).

Par cette méthodologie, il est possible de faire se répondre le temps individuel et le temps historique à l’échelle de la génération.

Les enquêtes rétrospectives se sont imposées comme les meilleures sources d’informations statistiques sur les biographies (Sébille, 2004). Par le biais d’un questionnaire, ce type d’enquête

enregistre au cours d’un seul passage tous les événements passés et les caractéristiques individuelles

de l’enquêté (Courgeau et Lelièvre, 1989 : 62), tandis que les enquêtes transversales nécessitent des passages répétés.

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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L’ENQUETE RETROSPECTIVE : LES 3B(TRIPLE BIOGRAPHIE)

En France, le recueil des trois trajectoires biographiques (familiale, professionnelle et migratoire) retenues dans la majorité des enquêtes démographiques biographiques, a été formalisé pour la première fois par Daniel Courgeau lors de l’enquête « Triple biographie » ou « 3B » réalisée en 1981.

Pour la première fois de façon systématique, les événements qui composent les trois trajectoires de vie familiale, résidentielle et professionnelle sont identifiés dans le temps et l’espace et sont mis en relation les uns avec les autres. Cette première enquête biographique rétrospective a permis de mettre en pratique l’analyse des interactions entre vie familiale, vie professionnelle et vie migratoire en France

(Sébille, 2004 : 142).

Par la suite, diverses enquêtes de ce types ont été menées en France mais aussi dans les pays en voie de développement, sur le continent africain et en Amérique latine. Au Mexique, des travaux ont été menés pour étudier l’interaction nuptialité/migration (enquête conduite par Juárez et Lelièvre en 1990-1991). En 1998, la première enquête biographique rétrospective, l’Enquête Biographique Nationale (EDER) y a été conduite, résultat d’un projet international commun au CNRS (France) et au Conacyt (Mexique). Elle a reçu la participation de Pascal Sébille, membre actif du projet Duramaz. Cette méthodologie a ensuite connu une première phase d’ajustement à la réalité brésilienne et amazonienne avec le projet de recherche « Enquêtes biographiques en Amazonie brésilienne » (Ebima 2004-2005), qui a été coordonné par Maria-Eugenia Cosio-Zavala et financé dans le cadre de l’ACI « Sociétés et cultures dans le développement durable ». Les travaux et la réflexion ont été conduites par Xavier Arnauld de Sartre, Pascalle Sébille et Martine Droulers, avec la participation de Stéphanie Nasuti39. Les questionnaires ont été appliqués en juillet et août 2004 dans 353 établissements agricoles situés dans quatre lotissements de réforme agraire, à Bom Jesus da Selva (Maranhão), Nova Ipixuna, Itupiranga, São João do Araguaia et Parauapebas (Pará). Le présupposé d’analyse est que les dynamiques sociodémographiques et migratoires des fronts pionniers amazoniens tiennent pour beaucoup au passé des agriculteurs qui y sont présents. Les biographies de ces migrants sont une source riche pour connaître finement les profils socio-économiques et démographiques qui, en dernière analyse, doivent conduire à l’établissement d’une typologie permettant d’affirmer la diversité de ces agriculteurs.

Le questionnaire Ebimaz – nom issu de la contraction d’Enquête BIographique en AMAZonie – s’est largement inspiré du modèle Ebima (comme son nom l’atteste), mais a reçu quelques aménagements en fonction des questionnements spécifiques au programme de recherche Duramaz.

De fait, l’enquête Ebimaz analyse un public plus varié et plus dispersé que l’enquête Ebima : au lieu de se restreindre au seul groupe des agriculteurs familiaux, le questionnaire a été appliqué sur les treize sites d’étude inclus dans le programme Duramaz. En effet, le programme affiche une volonté de comparaison entre les différents groupes contextes (extractivistes, agriculteurs familiaux, amérindiens et agribusiness) et entre des contextes d’insertion hétérogènes (voir carte n° 8).

L’utilisation d’un questionnaire démographique dans le cadre d’une réflexion sur le développement durable appliqué aux populations amazoniennes répond à une démarché exploratoire. Que peuvent nous révéler les comportements migratoires de la pratique du développement durable ? Les phénomènes de développement durable ont-ils une incidence sur les comportements migratoires ? Peut-on évaluer le succès d’un projet à partir de variables telles que la migration ? Les groupes contextuels ont ils des comportements migratoires caractéristiques ?

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LE QUESTIONNAIRE EBIMAZ

Ce questionnaire est de type « biographique rétrospectif », ce qui signifie qu’il retrace les histoires de vie des individus : en d’autres termes, il « raconte » l’ensemble des événements survenus au cours de la vie de la personne enquêtée (Ego), événements regroupés selon des thématiques précises, appelées trajectoires de vie.

De façon pragmatique, le questionnaire prend la forme d’une matrice permettant de croiser à la fois des variables temporelles avec des trajectoires spécifiques (graphique n° 6). On parle alors de « triple biographie » (3B) puisque les trajectoires recensées correspondent à la biographie migratoire, professionnelle et familiale de l’enquêté (Courgeau et Lelièvre, 1989). L’unité temporelle retenue pour Ebimaz a été l’année de vie. Cette méthode nous permet ainsi de retracer les calendriers de survenue des événements qui constituent l’histoire de vie de ces migrants, en captant les interactions entre leurs différents parcours résidentiels, professionnels et familiaux.

Le questionnaire (présenté en annexe n° 1) est divisé en cinq parties : la première concerne les antécédents familiaux du répondant, soit les informations relatives à ses parents (lieu de naissance et de résidence, professions, niveau d’éducation et taille de la fratrie). Les quatre parties suivantes interrogent ego. Pour répondre au questionnaire Ebimaz l’enquêté est ainsi prié de retracer, année après année, l’intégralité de ses lieux de résidence, motifs de migration, situations de corésidence, etc. (parcours résidentiel, partie 2) ; des différents emplois qu’il a occupés (son parcours professionnel, partie 3) ainsi que ses mises en unions (partie 4). La partie la plus fastidieuse est la dernière, qui concerne les parcours migratoires, professionnels et nuptiaux de chacun de ses enfants. C’est à cette occasion que l’on se rend compte que les grandes familles sont encore nombreuses, ce qui allonge considérablement la durée de l’entretien (et cela d’autant plus que les hommes appellent systématiquement leurs épouses pour répondre aux questions sur l’âge, l’ordre ou la situation des enfants) !

Graphique 6 : Matrice du questionnaire rétrospectif « Triple biographie »

Les questions posées, les plus fermées possible, sont de double nature : les variables temporelles sont celles qui varient au cours des âges de la vie, à l’inverse des variables fixes, telles que le sexe ou l’année de naissance. Le croisement des variables temporelles avec des variables fixes va ainsi permettre de construire la trajectoire individuelle d’Ego. Par la suite, l’identification des diverses trajectoires permet d’observer l’influence qu’elles jouent les unes sur les autres, voire de quelle manière l’une peut constituer une variable explicative de l’autre (Sébille, 2004 ; Courgeau et Lelièvre, 1989).

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D’autre part, et voilà qui intéresse particulièrement les géographes, l’inclusion de la trajectoire résidentielle dans une analyse de type biographique permettra de situer les événements migratoires aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Le croisement des variables spatiales et temporelles se veut en effet, selon la définition de Courgeau et Lelièvre (1989), le propre de la biographie, entendue comme une suite de transitions et d’états que

l’on peut définir et situer dans le temps et l’espace de chaque individu (: 55). En effet,

l’individu est au cœur du recueil des données. Grâce à ce type d’enquête, de façon systématique, les événements qui composent les trois trajectoires de vie familiale, résidentielle et professionnelle sont identifiés dans le temps et l’espace et sont mis en relation les uns avec les autres. Chacun est identifié dans l’échelle de temps de l’individu (l’âge) et dans l’espace au sein duquel il se réalise (le lieu de résidence). Tous les événements peuvent alors être observés chronologiquement les uns par rapport aux autres (Sébille, 2004 : 143).

La variable temporelle est alors entendue comme une variable explicative, ce qui permet de différencier le questionnaire biographique d’autres questionnaires démographiques, qui pourraient être envisagés comme présentant des « images fixes, des photos » de la réalité à un moment M. En ce sens, l’observation peut être entendue selon trois dimensions temporelles :

- le temps de la génération : le calendrier des événements est déterminée par la vie d’Ego, point de

départ et de chute, le calendrier résidentiel professionnel et nuptial de ses enfants est partiellement renseigné. Une partie de ces informations est également prévue pour les parents de l’enquêté ; - le temps individuel : nos logiques d’action ne sont pas les mêmes en fonction de nos âges ;

- le temps historique : les parcours biographiques s’inscrivent de façon spécifique dans l’histoire.

Leur analyse doit tenir compte des effets que les événements (guerres, crises économiques, accidents climatiques) et les politiques publiques peuvent avoir sur leur structure (Wagner, 1987 ; Cosio-Zavala, 2008).

A ces trois dimensions du temps, on ajoutera une notion de durée, « du temps passé dans un état donné », ce qui permet d’appréhender la durée d’un phénomène, en l’occurrence la mobilité résidentielle grâce à l’observation du nombre d’années passées dans un lieu (Wagner, 1987).

L

ES LIMITES METHODOLOGIQUES

La méthodologie de l’enquête rétrospective présente logiquement plusieurs travers, accentués dans le cas d’Ebimaz par la répétition sur plusieurs sites d’enquêtes.

UNE METHODOLOGIE LOURDE POUR UNE INTERPRETATION DES RESULTATS PEU INTUITIVE

Tout d’abord, il s’agit d’une méthodologie lourde. La multiplication des terrains implique par conséquent la multiplication des enquêteurs, qui doivent être formés à l’application des questionnaires, ainsi qu’à leur codification et saisie dans une base de données Excel40.

D’autre part, l’application des questionnaires sur le terrain est relativement longue (environ une heure d’entretien), ce qui présente l’avantage d’un contact approfondi avec les enquêtés. En aval, le traitement et l’analyse des données requiert un travail préparatoire considérable, tant au niveau de

40

Dans le cadre du programme Duramaz, l’auteur a été chargé de coordonner les activités liées à la méthodologie Ebimaz ainsi que les calendriers des différentes équipes (formation aux questionnaires, à la codification des variables, à la création des bases de saisie ainsi qu’à la vérification de bases de données. Un « manuel de l’Enquêteur Ebimaz » existant en français et en portugais a pour cela été rédigé avec Pascal Sébille et Xavier Arnauld de Sartre.

la saisie, de la vérification des bases que de leur traitement statistique (réalisé avec le logiciel spécialisé Stata).

En ce sens, l’interprétation des données biographiques est peu intuitive, car la lecture de la fiche biographique (et encore moins de la base de données) ne permet pas d’emblée de différencier les principales étapes biographiques, ni les éléments (spécifiques à chaque trajectoire) qui s’y rapportent. La lecture des événements en interaction avec les autres champs du vécu, conformément aux possibilités qu’offre la collecte bioraphique, nécessiterait une représentation sous forme de graphe, permettant de visualiser les articulations du parcours et les différents stades du cycle de vie (Tichit, 2001).

LES BIAIS DECHANTILLONNAGE : EFFECTIFS, VARIABILITE, SELECTION

Ensuite, et dans la mesure où l’enquête peut difficilement interroger de manière exhaustive l’ensemble d’une population cible, un risque tient comme dans toute enquête, à la sélection de l’échantillon. Aussi représentatif que celui-ci puisse être de la population totale, celle-ci ne sera composée que des « survivants ». Dans le cas de l’étude des migrations, seuls les individus encore présents sur place pourront être interrogés. Ceux qui ont connu une étape migratoire supplémentaire, postérieure à notre lieu d’enquête, ne peuvent logiquement pas être observés et échappent au prisme de l’étude. Ainsi, dans le cadre d’une analyse de la migration-stabilisation, nous devons accepter que le lieu d’enquête puisse ne pas constituer le dernier lieu de résidence de l’enquêté, mais le dernier lieu de résidence observable.

De plus et dans le cas spécifique de la tentative de comparaison de Duramaz, une autre difficulté tient à la variabilité des échantillons entre les terrains. Les différences entre les expériences étudiées ont rendu difficile une définition commune de l’échantillon de référence. Dans la plus petite communauté (Moikarako, de la terre indigène (TI) Kayapó (Pará), 29 familles), la totalité des chefs de familles a été interrogée, ce qui permet de disposer d’un échantillon exhaustif, mais composé de peu d’individus. En comparaison, le site de Juina (Mato Grosso) a appliqué l’enquête auprès de 40% des membres du projet étudié, ce qui a représenté 119 questionnaires sur douze communautés.

Par ailleurs, la méthodologie initiale prévoyait de restreindre l’analyse aux chefs de ménage, mais cette consigne n’a pas été uniformément appliquée. En effet, le parti-pris de n’interroger que les chefs de famille a entraîné un fort déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes enquêtés. En conséquence, il n’est pas possible de soumettre à la comparaison les échantillons masculins et féminins, dont les effectifs sont disproportionnés. L’enquête Ebimaz ne sera pas capable de fournir des informations comparant les comportements migratoires selon le genre.

LE TEMPS ET LA MEMOIRE

En dernier lieu, les enquêteurs se sont à de nombreuses reprises trouvés en difficulté pour dater les événements survenus au cours de la vie : les imprécisions et les reconstructions de la mémoire fragilisent parfois la cohérence des histoires de vie, de même que le manque d’éducation – les dates et les âges ne jouent pas la même fonction de repère lorsqu’on est analphabète ou qu’on n’a pas de papiers d’identité. Cette question a été un problème plus grave chez les populations indigènes, qui ne se représentent pas le temps selon les mêmes normes temporelles. Pour pallier à cela, et comme pour les autres populations, la solution est de faire référence à un événement significatif dans la vie et la mémoire locale, mais également connu et daté par la littérature académique. Par exemple, dans le village Demini (Terre indigène Yanomami (Roraima)), la grande épidémie de rougeole de 1967 ou l’incendie du poste de la Funai en 1976 servent de point de repère communs (Le Tourneau, 2010). En

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complément, d’autres recoupements sont faits avec des événements dont on sait estimer l’âge auquel ils surviennent (par exemple la première menstruation). Grâce à l’identification d’éléments contextuels, l’enquêteur peut ainsi reconstruire les dates de survenue des événements qu’il cherche à dater (la migration, l’union)41.

Néanmoins, dans le cadre de l’analyse biographique, cette difficulté ne retire rien à l’intérêt d’effectuer ce type d’enquête chez ces populations et n’en invalide pas les résultats. En effet, plus que la précision calendaire, c’est surtout l’ordre des événements qui importe et permet d’identifier les liens et articulations entre éléments biographiques (ordre, succession, simultanéité) qui sont traités (Tichit, 2001). Mais l’application de questionnaires dans les communautés indigènes nécessite des durées d’entretiens plus longues, ainsi qu’un rigoureux travail de préparation et de mise en cohérence des données.