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LA STABILISATION DES MIGRANTS COMME CONDITION DE BASE DU DEVELOPPEMENT DURABLE AMAZONIEN ?

Dans un front de peuplement qui se stabilise et intègre la dimension de préservation, un des aspects de la modernisation de l’agriculture familiale tient à sa capacité à participer à la diminution des déboisements, notamment à travers la stabilité des familles dans les zones de colonisation et la pratique du développement durable.

En quoi la connaissance des parcours migratoires et de la stabilisation des familles est-elle une information importante pour la durabilité du peuplement ? Car si les contextes institutionnels, les structures sociales et associatives, jouent sans aucun doute un rôle dans la mise en place et parfois le succès des projets de développement durable, leur réalisation n’en demeure pas moins le résultat de l’adhésion des populations à ces programmes et de comportements de préservation et d’exploitation des ressources naturelles de ces mêmes populations. Sur ce point, les perspectives d’évolution futures sont déterminées par la capacité des familles à demeurer sur leur lieu de résidence pour y appliquer les dispositions du projet dans lequel elles s’insèrent.

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A MIGRATIONSYNONYME DE DEBOISEMENTS

D’une manière générale, les démographes se sont peu intéressés à la question environnementale (Pebley apud Moran et McCracken, 2004). Comme le souligne Hamelin (2002), la triple association des mots frontière, migration et environnement est inhabituelle, alors que les associations deux à deux sont d’emblée évocatrices. Dans la mesure où il n’existe pas de frontière sans migrants, la combinaison frontière/migration est toujours allée de soi. A l’inverse, les études liant les problématiques migratoires et la qualité de l’environnement sont relativement tardives, et n'ont commencé à apparaître qu’à partir des années quatre-vingts, lorsque l’écologie est devenue un enjeu de société. Les analyses spécifiques construisant un pont entre la mobilité des individus et la qualité de l’environnement émergent au fur et à mesure que se diffuse la perception de la finitude des ressources naturelles (Hogan, 2001). Dans ce contexte, petit à petit, les études démographiques et géographiques analysant la relation entre les dynamiques de la population et de l’environnement progressent.

En ce sens, il est communément admis par les démographes que l’accroissement de population est un des moteurs de la déforestation dans les zones tropicales. L’augmentation de la population repose sur deux phénomènes : l’accroissement naturel est plus caractéristique des tropiques africains et asiatiques, tandis qu’en Amazonie ce sont essentiellement les déplacements de population qui sont à l’origine de la poussée démographique (Myers, 1984 apud Moran et McCracken, 2004).

Au Brésil, les premiers abordages conjoints de l’environnement et des migrations se sont attachés à décrypter la manière dont les problèmes environnementaux influencent les phénomènes migratoires (par exemple la façon dont la distribution de population peut être orientée par des effets de pollution). Ainsi dans un premier temps, l’environnement a été envisagé comme un facteur d’attraction, de répulsion ou de rétention supplémentaire à considérer pour comprendre la mobilité des individus (Hogan, 1998).

Mais dans le cas spécifique des migrations amazoniennes la problématique se pose différemment : dès les années soixante-dix, la combinaison des termes migration/environnement est connotée négativement car la migration est envisagée comme un facteur de la dégradation environnementale. De fait, partant du principe que les paysages incorporent les traditions historiques de l'utilisation du sol et finissent par refléter la trajectoire démographique de la population qui occupe et fait sienne la zone, (Moran et McCracken, 2004 : 12), les mouvements des hommes, leurs représentations de la nature et leur mode d’exploitation des ressources naturelles se reflètent sur l’environnement qu’ils occupent. En ce sens, dès le début des années soixante-dix, l’agriculture de subsistance itinérante est particulièrement mise en cause par les fonctionnaires des organismes d’Etat responsables des programmes de colonisation. Pour eux, la précarité de l’agriculture familiale amazonienne rend par nature impossible toute éventualité de stabilisation, rendant en conséquence les petits agriculteurs responsables du déboisement de la forêt tropicale. Pour les mêmes motifs, on leur attribue également la faute de l’insuccès des projets de colonisation et du retard économique régional.

« En dépit des efforts entrepris, l’objectif d’occupation de l’Amazonie à travers l’absorption de l’excédent de population du Nordeste ne s’accorde pas avec l’ambition d’accélérer la croissance régionale et n’apporte pas, comme cela sera souhaitable, d’élévation du niveau de vie ou d’expansion de l’emploi productif. [...] D’autre part, la Région n’a pas à leur offrir, dans la mesure où cela leur serait nécessaire, les sols fertiles dont ils rêvent. De sorte que la masse de colons spontanés mettent en œuvre la seule – et dangereuse – activité qu’ils savent réaliser : la destruction de la forêt et l’épuisement des sols par la pratique itinérante de cultures de subsistance médiocres » (Sudam, 1975).

Cette citation caricaturale (et datée) fait injustement de l’agriculture familiale, ramenée de façon systématique à son identité de migrante, l’unique fautive des déboisements amazoniens.

De fait, les régions où les flux de migrants ont été les plus intenses correspondent à celles ayant connu les taux de déforestation les plus forts, ce qui permet d’attester de la relation entre les phénomènes de migration et de déboisement (Fearnside, 1990). Mais s’il est vrai que l’impact des petits agriculteurs s’intensifie considérablement lorsqu’ils sont concentrés dans une même zone, comme cela a été le cas le long des axes routiers de la colonisation, dans ces processus, l'agriculture de subsistance ne représente qu'une faible proportion face aux autres activités responsables des déboisements. Selon Fearnside (1991) l’élevage extensif et la spéculation foncière liée à cette activité sont les principales comdamnables, tandis que la part des déboisements liés à l’exploitation du bois ne cesse d’augmenter (commercialisation des grumes et production de charbon végétal). Les cultures permanentes (canne, palmier à huile) et la sylviculture répondent pour une petite part du déboisement de l’Amazonie.

En ce sens, l’occupation par les petits agriculteurs constitue effectivement un facteur important, mais indirect de déforestation. Indirect dans le sens où, par le jeu des migrations, l’agriculture familiale est un phénomène préalable à d'autres dynamiques de déboisement plus intenses. Indirect également dans le sens où les comportements de déboisement répondent à des forces macro-économiques qui les engloble et les oriente (Moran et McCracken, 2004) ce qui contribue largement à augmenter l’impact d’une petite population sur les mécanismes de déforestation. Rappelons à titre d’exemple que jusqu’aux années quatre-vingt-dix, dans les zones de colonisation, la validation du titre de propriété ou l’attribution des aides fiscales reposait sur la preuve de la mise en valeur du lot, ce dont les déboisements constituent le meilleur témoin (Fearnside, 1991).

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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Depuis les années soixante-dix, trois mécanismes successifs de déboisement ont pu être identifiés, qui peuvent avoir eu lieu sur une même parcelle.

(1) Dans un premier temps, l'agriculture de subsistance requiert de déboiser les zones à planter en cultures annuelles. La répétition du système de brûlis et de replantation appauvrit considérablement les sols.

(2) Dans le deuxième temps de l’occupation, qu’il concerne les occupants originels ou des nouveaux venus, les occupants sont plus capitalisés (Léna, 1992b). Les déboisements sont alors liés à l'implantation de cultures pérennes, mais surtout de l’élevage. Selon Moran et McCracken (op cit.), le choix de l'une ou l’autre activité reflète les expériences précédentes, la composition du ménage et la force de travail disponible, mais aussi le capital que l’agriculteur est susceptible de réinjecter dans sa production.

Pour le petit colon, planter une pâture représente à la fois la cause et le résultat d’une déforestation rapide. Le colon qui coupe la forêt pour y planter des cultures annuelles ne peut espérer qu’une ou deux bonnes récoltes avant que ne décline la productivité. Continuer à cultiver ces champs rend le site moins attractif que s’il choisit l’option de déboiser une nouvelle zone.

Lorsque les cultures annuelles cessent dans un champ, les colons sont généralement forcés de choisir entre y planter du fourrage ou abandonner temporairement la zone à la forêt secondaire. D’autres options, comme planter des cultures pérennes, demandent de gros investissements en travail et en capital. Les pâturages offrent l’avantage, comparés à la forêt secondaire, de générer un revenu, même modeste, soit par le bétail, soit par la location des pâtures. Et plus important encore est la valeur que les pâturages confèrent au lot lorsque la terre sera vendue (Fearnside, 1990 : s/n).

(3) le turnover sur un lot intensifie le rythme des déboisements : les travaux de Moran et McCracken (2004) montrent que l’occupation d’un lot consiste en une succession de cycles de déboisement/reprise de végétation. Les statistiques (construites à partir d’études de terrain dans la région d’Altamira) montrent que le taux annuel de déforestation décline rapidement au cours des sept premières années d’occupation, puis continue à diminuer mais beaucoup plus lentement, et se stabilise après vingt ans d'occupation. Mais si, d’une manière générale, le taux annuel de déboisement diminue avec les années, ces travaux attestent eux aussi de façon systématique que les plus forts taux de déboisement sont toujours mesurés au cours des premières années passées sur le lot. On en revient ainsi à l'idée, importante pour notre propos, que l'arrivée d'un nouvel arrivant est toujours suivie de larges déboisements. C’est sur ce présupposé qu’a été élaborée « l’hypothèse du turnover » (Fearnside, 1986 ; Campari, 2005), dans l’objectif de démontrer que c’est bien la succession d’occupants sur une même parcelle qui augmente l’intensité des déboisements :

Cette hypothèse suggère, implicitement, que la déforestation est plus élevée suite à l’interaction des deux groupes sur un même lot qu’elle ne l’aurait été si seuls les petits agriculteurs [...] ou seuls les nouveaux venus avaient occupé la zone (car ce groupe devrait assumer en plus les déboisements du groupe précédent)

(Campari, 2005 : 65-66).

Selon Fearnside (1986), au cours des quatre premières années d’occupation, les « nouveaux venus », plus capitalisés et ayant un background culturel différent, adoptent un rythme de déboisement deux fois plus élevé que celui des premiers colons.

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E LA STABILISATION A LA DURABILITE

La combinaison de ces éléments atteste que les migrations continues entretiennent les déboisements, mais également que la stabilité sur un lot n’est pas synonyme de pratiques écologiques.

Selon Campari (2005), la stabilité sur un lot dépend des revenus que celui-ci génère, mais la bonne santé économique est souvent à rapprocher d’une intensification des déboisements. En effet, les bénéfices générés par la vente de la production agricole sont souvent investis dans l'extension des zones déboisées. Et vice-versa : le ralentissement des défriches peut attester d’une faible productivité, et augurer d’un prochain abandon – et de l’arrivée d’un nouvel occupant, etc.

En d’autres termes, les migrations ou la stabilisation sont déterminées par la réussite économique, qui elle-même se construit sur les déboisements et les alimente.

Nous présentions au début de ce chapitre la migration comme un indicateur du développement durable. Il serait en réalité plus juste de présenter la stabilisation comme déterminant du développement durable. En effet, la migration – ou l’absence de migration – doit être considérée comme une condition de base du développement durable plutôt que comme un moyen de la mesurer. Dans le cadre d'une réflexion sur le développement durable, la stabilisation est envisagée comme un adjuvant, en vertu d’un double mécanisme : elle opère au niveau environnemental, en cherchant à atténuer l’ampleur des déboisements à l’échelle régionale. Néanmoins, il est évident que la stabilisation de la petite agriculture ne constitue pas la solution unique de la réduction des taux de déboisement en Amazonie, qui ont d’autres causes (voir à ce propos Fearnside, 1990 ; Margulis, 2003 ; Le Tourneau, 2004).

D’autre part, la stabilité des colons sur une durée suffisamment longue est primordiale pour assurer que s'enclenche une dynamique entre les trois dimensions du développement durable. De fait, les projets de développement sont élaborés sur le présupposé d’une population en voie de stabilisation. La majorité des projets de développement durable repose en effet sur l’adhésion des familles concernées, sur leur établissement dans l’aire du projet, mais peut-être plus encore sur leur engagement à moyen et long terme. En ce sens, les perspectives d’évolution futures sont déterminées par la capacité des familles à demeurer sur leur lieu de résidence pour y appliquer les dispositions du projet dans lequel elles s’insèrent. En d’autres termes, la stabilisation des familles est le premier pas pour tenter de mettre en place un modèle de développement plus durable.

L’ENVIRONNEMENT ET LA TERRE

La pauvreté rurale et la recherche d’un meilleur revenu sont reconnues comme les principaux déterminants de la migration (Martine, 1978 ; De Reynal et al., 1997). Le succès d’une politique visant à « résoudre le problème migratoire » repose donc sur sa capacité à augmenter significativement les opportunités économiques. En ce sens, la fixation des travailleurs ruraux dans des dispositfs de colonisation n’a de chances d’atténuer les flux migratoires que si elle repose sur des mécanismes d’amélioration des revenus et d’intégration au marché (Sawyer, 1984 ; Léna, 1992a). C’est sur ce point que bon nombre de projets de lotissement agraire ont achoppé, et se sont avérés insuffisants ou inadaptés pour garantir la sédentarisation des agriculteurs : les expériences menées le long des trois grands axes amazoniens n’ont pu constituer que des solutions à court terme (celui de la génération), entretenant un cycle permanent de migrations.

D’autre part, le développement durable repose sur le principe que la mobilité et les activités humaines doivent s’encadrer dans les limites environnementales : si la stabilité repose sur le succès économique, celui-ci doit faire l’objet d’un encadrement pour pouvoir se construire sur des bases écologiques. C’est avec l’objectif de renforcer

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l’association stabilisation/activités agricoles/durabilité qu’ont émergé différentes solutions alternatives : réserves extractivistes (résex), réserves de développement durable (RDS), « lotissements agraires durables » (PAS-Projeto de Assentamento Sustentável), Projets Agroextraticvistes (PAE), etc.

Ces dispositifs sont régis par des parti-pris, des logiques et des instances spécifiques : certains répondent à des politiques environnementales, d’autres à des politiques agraires. Mais tous sont ancrés au principe qu’il est possible de coloniser de manière durable l’Amazonie grâce à l’agriculture familiale et l’extractivisme. Ou en d’autres termes que les petits agriculteurs, au même titre que les populations agroextractivistes, sont des acteurs légitimes du développement durable en Amazonie. Pour cela, ces différents mécanismes d’occupation partagent la caractéristique d’associer une modalité foncière à des restrictions d’ordre écologique.

En effet, deux éléments s’ajoutent au modèle des PA sur lesquels reposait le modèle de colonisation des années soixante-dix : l’imposition de pratiques durables est entendue comme une façon de revoir les bases sur lesquelles survit la population rurale, tandis que la propriété collective de la terre, en immobilisant le patrimoine foncier, abolit la revente des lots agricoles, et idéalement le turnover.

Dans le cas des lotissements agraires durables, l’association proposée est très proche des modèles développés pour les aires protégées d’usage durable (résex, RDS). Faut-il craindre que les politiques à l’origine de ces PAS développent une vision utopiste de l’agriculture familiale, forcant le rapprochement avec les populations traditionnelles ? (Arnauld de Sartre, 2009) Cette population est-elle prête à conditionner ses pratiques agricoles à une conscience écologique ?

LE RURAL ET LURBAIN

En parallèle de ces dispositifs qui reposent sur l’ancrage d’un groupe à un territoire, de plus en plus d’études font le constat que les stratégies de la population rurale reposent de façon croissante sur une diversification des activités mais aussi sur l’articulation de plusieurs lieux de vie (Grandchamp-Florentino, 2001 ; Arnauld de Sartre, 2003). Aujourd’hui, les stratégies de reproduction familiale des agriculteurs semblent s’appuyer tant sur l’urbain que sur le rural, aussi bien par le jeu de la migration temporaire que par la constitution de réseaux dispersés entre villes et campagnes. Des agriculteurs établissent résidence en ville tout en continuant à entretenir leurs parcelles agricoles ; parfois les jeunes adultes travaillent en ville et contribuent par leur salaire à soutenir la production agricole de leurs parents ; souvent, les grands-parents prennent en charge leurs petits-enfants, lorsqu’ils habitent en ville pour les études ou, lorsqu’ils résident à la campagne, tandis que les parents partent chercher du travail en ville.

Par le jeu des solidarités entre parents et pays, les phénomènes de multi-résidence s’amplifient (Eloy, 2005), facilitant et intensifiant la circulation des personnes. La fréquentation rurale ou urbaine est inégale, et dépend essentiellement de l’implication dans les activités rurales.

Aujourd’hui, connaître la résidence principale d’un individu ne nous permet plus de savoir où il travaille, où il passe ses fins de semaine et ses vacances, ni même de savoir s’il vit avec sa famille. La notion de résidence n’est plus suffisante pour situer, dans le territoire, un individu dont l’espace de vie est organisé en réseau. L’homme mobile occupe simultanément plusieurs espaces (Hamelin, 2002, §35).

De fait, en raison de la multiplication des lieux de référence pour un même individu, ses formes d’appropriation du territoire, ses représentations de l’environnement et de sa responsabilité à son égard évoluent. Le développement durable, quant à lui, avant de se transformer en une dynamique, se présente la plupart du temps sous la forme d’un projet localisé. Il lui reste à s’adapter au défi de réussir à suivre les hommes dans leur déplacements.

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HAPITRE

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