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b. Les propriétaires terriens face au babaçu

2. L’engrenage des conflits

On perçoit ainsi que la persistance du système du babaçu est fortement liée à l’évolution de la structure agraire. Face à la modernisation de l’agriculture maranhense, de nombreux foyers de résistance se forment pour protester contre l’éradication des palmeraies et réclamer que l’accès aux forêts de babaçu soit systématiquement autorisé aux populations qui vivent de l’extraction de l’amande. Mais d’une manière générale, les conflits du babaçu sont une autre expression des conflits fonciers qui se trament. Au début des années quatre-vingts, alors que la frontière agricole se ferme, il n’y a plus guère de terres libres et la pression se fait sentir, rendant plus aigus les conflits. En l’absence de cadastre, les titres frauduleux sont de plus en plus nombreux. En conséquence les confrontations se multiplient ainsi que la violence physique liée au contrôle de l’espace. Les pouvoirs locaux sont dépassés, et l’intervention fédérale, qui s’impose à travers les agences de développement (Sudam, Sudene), favorise les « entreprises rurales ». Mais même au niveau fédéral, la superposition des statuts des terres – entres les terres devolutas situées sur les bandes de 100 km des routes fédérales, les imbroglios juridiques liés aux procès des grilos, les terres en cours de colonisation, les terres méconnues – l’Etat est incapable d’assurer le contrôle sur ses terres.

Entre 1964 et 1985, Imperatriz est considéré comme le municipe recensant le plus grand nombre de morts liées à la lutte pour la terre (Sader, 1986) mais tout le « Bico do Papagaio »20 onnaît une situation de forte tension. La violence des affrontements qui s’y déroulent a amené la presse à décrire la zone comme le théâtre d’une véritable « guerre pour l’occupation des terres », où se côtoient armes et corruption (Veja, 1980) ; Bitoun estime que les confrontations « menacent la paix civile à Imperatriz ».

Parmi les agriculteurs, l’action collective, d’abord encadrée par l’Eglise, puis parfois violente et armée, se généralise pour exprimer la résistance.

a. « Essa terra é nossa » : la formalisation des syndicats ruraux

Mais s’ils atteignent leur paroxysme à cette époque, les conflits ont été nombreux dans l’ensemble du Maranhão depuis les années soixante, et ont avancé en même temps que l’occupation des terres. Dans le passionnant et très émouvant ouvrage Essa Terra é nossa [Cette terre est à nous, 1980], Manuel da Conceição, jeune agriculteur de São José do Tufi (municipe de Pindaré-Mirim) qui deviendra au fil des années un leader rural influent – à ce titre pourchassé puis puni par la dictature militaire21 –, raconte la manière dont les événements se sont enchaînés depuis la fin des années cinquante, comment l’exaspération des agriculteurs, pourtant pères de famille, les a conduits à planifier des affrontements armés contre les propriétaires terriens.

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La région du “Bec du Perroquet” est ainsi nommée en raison de la forme qu’elle dessine sur la carte. Elle est située à la confluence des fleuves Tocantins et Araguaia, zone de triple frontière entre les Etats du Maranhão, Pará et Tocantins.

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Manuel da Conceição est un paysan du Maranhão, né en 1935. Expulsé à plusieurs reprises de ses terres, il devient dans les années soixante-dix un important leader du mouvement rural. Manuel da Conceição sera emprisonné à trois reprises : en 1968, son incarcération se soldera par l’amputation de sa jambe gauche suite à une balle reçue lors de son arrestation ; en 1972, détenu, torturé dans les prisons de Rio de Janeiro, de la Bahia, de l’Alagoas et du Pernambouc où il est jugé et innocenté en 1975. Arrêté à nouveau la même année à São Paulo, Manuel da Conceição part en exil à Genève où il approfondit sa formation de militant entre 1976 et 1979. C’est là que se déroulent les entretiens avec la sociologue Ana Maria Galano, qui formeront le corps de l’ouvrage Essa terra é nossa. Ce livre foisonne de détails et d’anecdotes qui permettent au lecteur de visualiser aussi bien la réalité rurale quotidienne que l’enchaînement des événements et les formes d’implication des agriculteurs du babaçu dans la lutte générale pour l’accès à la terre qui caractérise les années 1960-1980.

Grâce à l’engagement de l’Eglise Catholique, les agriculteurs ont progressivement pris conscience de leurs droits22 et s’organisent à travers des associations syndicales avant de former de véritables syndicats ruraux, qui gagnent rapidement de l’ampleur. Las de la « sujétion » et de l’humiliation (Santos, 1983), des événements jusqu’alors habituellement subis deviennent des déclencheurs d’actions violentes. Voici un des exemples d’engrenage d’humiliation et de violence vécu à Pindaré-Mirim sur les terres des patrons : étant donné que les champs des agriculteurs et pâturages des patrons ne sont pas séparés par des clôtures, à chaque récolte, de nombreux agriculteurs perdent leurs plants, mangés par le bétail, libre de déambuler à son gré. Face à cette situation, les agriculteurs s’insurgent, et abattent systématiquement le bétail des éleveurs... à quoi répondent de nouveaux actes de violence perpétrés par la police ou des milices locales à l’occasion des veillées syndicales (Conceição, 1980)23.

En 1964, le Maranhão compte 48 syndicats ruraux : le mouvement des travailleurs ruraux revêt ainsi une grande importance, car il véhicule pour les agriculteurs un idéal d’autonomie en même temps qu’il constitue une action concrète d’émancipation du patron, qui se manifeste également par des tentatives de coopératives ou des champs communautaires (Almeida, 1981).

La formalisation des syndicats ruraux constitue un pas décisif de l’organisation collective en milieu rural. Tout d’abord, le syndicat a promu un espace de discussion entre ses membres. Ensuite, le regroupement syndical instaure la représentation collective des agriculeurs, c’est-à-dire que les décisions dont le syndicat se fait le porte-parole portent le poids du groupe. Mais surtout, dans la mesure où il reconnu par les autorités, il officialise et place le groupe en tant qu’interlocuteur légitime du débat.

Au cours de cette période, on assiste à une progressive positivation des formes de nomination qui marquaient auparavant l'infériorité : la caractérisation en tant que lavrador ou de trabalhador rural [travailleur rural] devient valorisante, car empreinte des valeurs de la lutte sociale. Ces termes sont devenus positifs, car ils sont chargés d’une identité, qui s'est exprimée et renforcée par l’action collective, tandis qu'auparavant ces termes ne désignaient que la position sociale (subalterne) des individus et leur indigence. Pour cela, les initiatives de formation menées par l’Eglise Catholique ont été capitales dans la prise de conscience « du droit d’avoir des droits » – et de les défendre – qui s’est opérée chez les « caboclos ».

On peut également s’interroger sur le rôle qu’a pu jouer la migration dans ce processus :

Bien que les paysans de la frontière agricole conservent un caractère essentiellement pré-capitaliste, ils présentent également un sens politique de résistance à la domination, à la spoliation et à l’exploitation.

[...] En ce sens, la migration vers la frontière représente une alternative à la spoliation dont ils étaient

victimes et à la prolétarisation [...] elle réprésente une forme de lutte des classes en milieu rural (Sawyer,

1984 : 20)

En effet, la migration vers la frontière est généralement motivée par un désir d’accéder à une reproduction sociale plus élevée (Le Borgne-David, 1998). L’appropriation d’une terre est alors

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Dès le milieu des années cinquante, l’Eglise catholique met en place un vaste programme d’alphabétisation des agriculteurs combiné à la formation civique. Des leaders ruraux sont désignés pour recevoir les enseignements, qu’ils devront se charger de répercuter auprès de leurs collègues. De retour dans leur communauté, la restitution des séances de formations du Mouvement d’Education de Base MEB auprès des autres agriculteurs sont surtout l’occasion de discuter des problèmes recontrés localement, devenant des assemblées syndicalistes avant l’heure. Les “élèves” ayant suivi directement les cours du MEB peuvent alors faire part des droits que peuvent réclamer les agriculteurs.

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Deux questions apparemment banales vont cristalliser vont polariser les débats et mobiliser les agriculteurs : (i) la question du bétail dans les roças, ainsi que (ii) la liberté de vente des denrées agricoles : les propriétaires des terres exigent que le riz et l’amande de babaçu qui sont récoltés leurs soient obligatoirement vendus. Le prix de vente est très souvent bien inférieur au prix du marché, et décidé par le patron selon des critères arbitraires.

Chapitre I – Le Maranhão dans le temps et dans l’espace

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envisagée comme une libération, et porte la perspective d’un changement dans l’ordre de domination dont les migrants étaient victimes. En conséquence, la menace de l’expulsion amène avec elle l’idée qu’il ne reste que peu d’alternatives aux travailleurs ruraux : s’unir et lutter ou partir. C’est sur cette aspiration pour une société plus égalitaire, dans laquelle le paysan reçoit sa part de récompense, que repose l’organisation des syndicats.

b. La mobilisation des femmes

Dans la vallée du moyen Mearim, le hameau de São Manoel (municipe de Lago do Junco) a connu une trajectoire foncière relativement classique dans le panorama local : sur les terres libres progressivement occupées par les migrants nordestins à partir des années vingt, des conflits émergent dans les années soixante-dix pour l’accès et le contrôle des ressources. Les éleveurs, qui se sont installés et approprié les terres, restreignent l’accès aux palmiers de babaçu, haussent le prix du loyer de la terre, intimident les agriculteurs. La « mise sous clé » du babaçu ainsi que les tentatives d’expulsion par les propriétaires terriens poussent les habitants à se mobiliser de façon collective ; leur lutte aboutit en 1989 à la délimitation d’un lotissement de réforme agraire (470 ha), rendant à une petite centaire de familles d’agroextractivistes toute souveraineté pour aménager leur espace (Porro, 2005).

A cette époque, les femmes du Mearim se sont retrouvées en première ligne des confrontations avec les fazendeiros, endurant l’expérience des agressions morales et parfois physiques. Aux côtés des hommes, elles ont activement participé à la lutte pour défendre leur présence sur la terre et l’accès au babaçu, mais ont aussi organisé de leur propre initiative des actions réservées aux femmes. Au-delà du soutien logistique (alimentation, guêt, gardiennes du village tandis que les hommes, cibles premières se réfugiaient dans les bois), les femmes ont réussi petit à petit à s’imposer auprès de leurs maris comme capables de prendre le relais et de négocier les intérêts de la communauté dans les médias ou face aux autorités (Incra, Iterma, etc.). Ainsi, la participation politique des femmes s’est accrue au sein du groupe des agroextractivistes ; elles jouent depuis un rôle grandissant dans le cadre des décisions communautaires et leur autorité, si elle est encore souvent contestée, devient graduellement plus légitime (Figueiredo, 2005).

Pour autant qu’elle débute de manière peu originale, l’histoire de la communauté de Lago do Junco se singularise par une mobilisation sociale précoce, solide et fructueuse. L’engagement collectif pour l’accès à la terre a évolué vers un regroupement associatif, l’ASSEMA *Associação em Áreas de

Assentamento no Estado do Maranhão], prenant en charge divers aspects de la vie communautaire ;

l’agriculture (dans ses multiples associations) demeure l’activité prédominante, tandis que la vitalité du babaçu reflète les initiatives développées localement.

En parallèle, à partir de 1989, dans le giron de l’Assema et de la lutte pour la terre, de réunion en réunion, une unité spécifiquement dédiée aux femmes se structure autour des questions de genre et d’accès au babaçu. C’est ainsi qu’a émérgé l’identité des « casseuses de babaçu » [quebradeira de

coco babaçu+, soudant les femmes à partir de l’idéalisation d’une relation d’exclusivité réciproque

femme-palmier. De ce regroupement, naît le Movimento Interestadual das Quebradeiras de Coco

Babaçu (Miqcb [Mouvement Inter-états de Casseuses de Noix de Babaçu]), dont l’envergure s’est

élargie à tel point qu’elle dépasse à présent largement le cadre du Mearim.

Dès 1991, une première rencontre rassemble les Casseuses de Babaçu de l’ensemble du Maranhão, mais aussi du Piauí, du Tocantins et du Pará. Le mouvement acquiert la personnalité juridique en 2000 ; il s’est depuis renforcé politiquement : en sus d’un siège à São Luis, six antennes régionales

ont été ouvertes à travers les quatre Etats. Le mouvement a obtenu le soutien d’entités de coopération internationales (Oxfam, War on Want, Union Européenne, Action Aid) et est devenu la référence politique de l’extractivisme du babaçu24 ; dans ses publications, le Miqcb se targue de représenter 400 000 casseuses25. Le mouvement s’engage à épauler les quebradeiras de coco babaçu dans la défense de leurs droits, principalement en les incitant à se regrouper en ensembles organisés et en relayant leurs revendications sur la scène politique régionale et nationale.

Emblématique des dynamiques qui traversent le Maranhão rural contemporain, le Miqcb est également un mouvement politique représentatif des réorientations des mouvements sociaux, qui adoptent de nouvelles dénominations, spécialisent leurs revendications, affichent des préoccupations socio-environnementales. Dans la même manière, les méthodes de la lutte s’affinent, suivant en cela les mêmes tendances que dans l’ensemble de l’Amazonie rurale : les mouvements sociaux s’approprient les instruments du droit, recherchent la médiatisation et se rapprochent du milieu académique.

c. Nommer et qualifier le collectif : la médiatisation des dénominations