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C HAPITRE II Migrations et peuplement -

II. I LA MIGRATION VERS LA FRONTIERE PIONNIERE

La migration est sans doute une des caractéristiques les plus repandues parmi les populations amazoniennes ; cela devient presque tautologique dans le cas des fronts pionniers qui sont, par définition, peuplés uniquement de migrants, mais aussi parce que ces migrants connaissent généralement de nombreuses difficultés pour se stabiliser.

Dans ce chapitre, cette question de la mobilité des populations amazoniennes a été étudiée dans le cadre du programme de recherche Duramaz, dont l’objectf était identifier « les déterminants géographiques, démographiques et socio-économiques de la durabilité en Amazonie brésilienne ». Dans la continuité d’un premier projet de recherche (appelé EBIMA, 2005), Duramaz a cherché à tester une méthode de description et de comparaison des populations sur les différents sites étudiés (treize communautés, voir carte n° 8). Une méthode d’enquête particulière, appelée Ebimaz, pour « Enquêtes Biographiques en Amazonie », a été élaborée, visant à la fois à mieux qualifier les populations d’un point de vue socio-démographique (structure par âge et par sexe, niveau d’instruction, mobilité professionnelle, mise en union et fécondité, etc.), mais aussi à recenser les histoires de vie des habitants, afin d’explorer les relations existant entre les phénomènes de stabilité/mobilité de la population et la mise en place d’une dynamique de développement durable. Afin de retracer les trajectoires migratoires, le parti-pris a été d’adopter un questionnaire biographique fermé, permettant de reconstituer de façon systématique les itinéraires résidentiels et professionnels des enquêtés, et associant les données historiques aux données géographiques. Dans un premier temps, nous questionnerons l’hypothèse d’un comportement migratoire spécifique à chaque type de population étudiée par Ebimaz. Les pratiques migratoires de « l’Amazonie des fleuves », à laquelle sont associées les populations extractivites et indigènes, s’opposent-elles réellement à celles de « l’Amazonie des routes », peuplées de pionniers aux parcours migratoires supposés chargés ? Afin de tester les effets de stablisation et d’avancée du peuplement, nous mettrons en comparaison les lieux de naissance des parents et des individus enquêtés sur différents sites de l’échantillon Ebimaz/Duramaz, dont fait partie la réserve extractiviste de Ciriaco.

Dans un second temps, nous mettrons à profit cette méthodologie pour vérifier si les projets de développement durable ont eu une incidence sur les dynamiques de peuplement local, en termes d'attraction, d'absorption et de stabilisation de la population. Pour cela, toujours à partir d’un échantillon composé de colons de Ciriaco, nous retracerons leurs parcours migratoires sur une période de cinquante ans (1957-2007), à l’échelle du municipe (sur l’ensemble du pays) et de la localité (à l’intérieur du municipe de résidence actuel, Cidelândia).

A. LES SPECIFICITES DES MIGRATIONS AMAZONIENNES

Depuis la première moitié du XXe siècle, les nordestins, figures nationales de la migration, abandonnent le sertão, en direction du sud, en direction de São Paulo et du Paraná, pour y chercher des emplois ou des terres agricoles. En parallèle des départs vers les grandes métropoles du sud (São Paulo, Rio de Janeiro, et plus tard Brasília), à partir des années cinquante les lieux de destination des migrations rurales brésiliennes se répartissent entre trois régions distinctes.

Les deux premiers flux trouvent leur point de départ dans le centre-sud du pays : en direction du Paraguay pour ceux qui sont originaires de la vallée du Paraná (Monbeig, 1981) ; en provenance des Etats du Paraná et Santa Catarina en direction du sud de l’Etat du Mato Grosso (Le Borgne-David, 1998). Un troisième courant, qui traverse le pays, se dirige vers la grande région amazonienne, largement vide d’hommes.

Les migrations vers l’Amazonie ont la particularité de répondre à une dimension idéologique, celle de la « frontière » : l’occupation des terres périphériques amazoniennes s’opère en écho à une propagande diffusée par les discours officiels et les médias. L’occupation de l’Amazonie est encouragée par l’Etat, qui joue un rôle déterminant en ravivant les idéologies de « la Marche vers l’Ouest », de l’expansion nationale et du développement : cette nouvelle frontière promet au pays entier de nouvelles perspectives : garantir le « miracle économique brésilien », offrir l’accès à la terre pour les petits producteurs pauvres du Nordeste et garantir la sécurité nationale contre toutes les menaces extérieures et intérieures (Becker, 1986). Dans sa dimension idéologique, elle est supposée

offrir aux migrants la promotion verticale impossible dans les régions économiquement et sociologiquement stabilisées. En promettant les mêmes chances pour tous sur la frontière, l’Etat prône un égalitarisme théorique qui est une concrétisation de l’utopie pionnière (Aubertin et Léna,

1986 : 263).

D’une façon concrète, à partir de la seconde moitié des années cinquante, l’action de l’Etat s’est caractérisée par la création de mécanismes d’encouragement économiques destinés à augmenter la production de biens, mais aussi par la construction d’axes routiers pionniers d’aménagement du territoire. De grands axes de pénétration rompent les barrières géographiques qui isolaient les marchés régionaux, en accompagnant ou en provoquant le déplacement des paysans et des

fazendeiros (Becker, 1986). Ainsi, par la construction des routes, l’Etat participe de façon décisive à

l’occupation de la frontière (Sawyer, 1984).

INTEGRER LA REGION AUX ECONOMIES NATIONALES

Au cours des années soixante, le constat est fait que le secteur rural est archaïque, tant du point de vue des techniques agricoles que des relations de production, ce qui est alors considéré comme une entrave au développement agricole et plus largement au développement de l’économie nationale. En conséquence, le gouvernement se donne pour objectif de moderniser la structure agraire, de façon à ce qu’elle puisse effectivement être en mesure d’approvisionner les marchés régionaux, mais aussi afin d’intégrer la population rurale à l’économie de marché. En effet, le maintien d’un schéma traditionnel de production centré sur le latifundium et des relations déséquilibrées de fermage emprisonnent l’essentiel des producteurs ruraux dans l’auto-susbsistance, réduisant les perspectives de gains de productivité et surtout d’accès au marché (Gonçalves Neto, 1997).

De fait, l’incorporation des petits agriculteurs à l’économie de marché permet de répondre doublement aux ambitions brésiliennes de développement économique : elle permet de compenser le déficit d’approvisionnement des centres urbains en produits agricoles et offre les conditions pour la création d’un marché interne, susceptible, par la suite, d’absorber des produits industriels (Apesteguy, 1978).

Pour faire évoluer le système productif, deux angles d’attaque du problème existent :

(i) Emanciper les relations de production agricole de leur caractère semi-servile, garantissant au travailleur un pouvoir de négociation pour vendre sa force de travail dans de meilleures conditions ; (ii) Eliminer « l’oligopole de la terre », en redistribuant la propriété et – ce qui est plus important – en

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En ce sens, les politiques de colonisation constituent une façon confortable d’amorcer la « réforme agraire » : par la redistribution géographique des populations rurales dans des espaces vides et propices à la production, le gouvernement peut atteindre ses objectifs de production sans trop bousculer les élites rurales. La colonisation constitue alors une solution polyvalente. Elle rend envisageable l’installation d’une classe de petits propriétaires qui, en devenant vendeurs, deviennent potentiellement consommateurs et servent de support au développement industriel. En parallèle, l’apport de main-d’œuvre facilite l’implantation de sites industriels régionaux. En d’autres termes, l’intervention de l’Etat dans le peuplement et la mise en valeur des terres répond à la volonté de mettre les terres vierges au service de la croissance économique. Dans tous les cas, une frange

pionnière est une affaire d’Etat (Monbeig, 1981 : 51).

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ES MOUVEMENTS DE POPULATION

En 1960, l’Amazonie légale31 compte 5,6 millions d’habitants. En trente ans, la population quadruple : 11 millions en 1980, 17 millions en 1991, 20 millions en 2000, les prévisions annoncent 27 millions en 2010 (Droulers, 2001).

Expulsés par les sécheresses du sertão et la concentration foncière, les paysans de la région du

meio-norte (sertão du Piauí, du Ceará et du Maranhão) sont les pionniers de l’occupation de ces zones

forestières. Ces mouvements de migration, à destination rurale, s’alimentent de la croyance d’un accès à la terre rapide et facile. Depuis les années vingt, cette avancée a progressé à travers le Maranhão, d’est en ouest en bordure des fleuves et des pistes des bouviers (Andrade, 1970), jusqu’à pénétrer les terres vierges du massif pré-amazonien au début des années soixante, par le Nord (Alto-Turi) et par le sud (au niveau d’Imperatriz) (Droulers, 1978 ; Jatobá, 1978 ; Bitoun, 1980). Au cours des années soixante-dix, en parallèle des déplacements des nordestins, un autre courant migratoire, en provenance du Paraná, Mato Grosso et Minas Gerais progresse, mais plutôt en direction des fronts pionniers de l’Amazonie occidentale (Rondônia) (Swain, 1986 ; Coy, 1986).

Très significatives dès les années soixante, les migrations vers l’Amazonie s’intensifient avec la construction des routes de « l’intégration nationale »32, reliant la lointaine Amazonie aux centres industriels de l’axe Rio-São Paulo : la Belém-Brasília (BR-010) est ouverte entre 1956 et 1960 ; la Cuiabá-Porto Velho (BR-364) achevée en 1965 (Mahar, 1979) et enfin la médiatique Transamazonienne (BR-230) est carrossable dès 1972. Cet effort d’infrastructure est divulgué au grand public à grand renfort de publicité : des journalistes sont invités à transiter sur ces pistes pour produire des reportages diffusés par les éditions nationales (IBGE, SPVEA ou CERBB). Les titres sont évocateurs du rôle des routes dans l’idéologie que ces publications participent à construire : « Aventure au cœur du progrès33 » ou « Transamazonienne, la redécouverte du Brésil »34.

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Pour simplifier la région d’application des mesures gouvernementales, les terres concernées sont regroupées sous le terme d’“Amazonie légale”, qui élargit d’environ un tiers la définition classique de l’Amazonie. La définition de l’Amazonie légale répond à une préoccupation économique, s’affranchissant ainsi des limites purement géographiques et écologiques. C’est un concept administratif, qui définit le périmètre sur lequel prend effet une réglementation spécifique.

En plus des Etats fédérés qui composent la région nord (Amapá, Rondônia, Roraima, Amazonas, Pará), ce périmètre inclut partie du Mato Grosso (au nord du 16ème parallèle), partie du Tocantins (au nord du 13ème parallèle) et partie du Maranhão (à l’ouest du 44ème méridien), ce qui représente une aire supérieure (Mahar, 1979).

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D’après l’expression employée par la Commission Excéutive de la route Belém-Brasília (CERBB, 1960)

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BARRETO, Roberto Menna, Aventura através do progresso , 1967, Rio de Janeiro : SPVEA ; GOMES, Flávio Alcaraz, 1972,

Transamazônica, a Redescoberta do Brasil, São Paulo: Cultura

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A cette même époque, la diffusion des films contestataires est fortement encadrée par la censure militaire – par exemple, la très originale fiction documentaire Iracema, uma Transa Amazônica de Jorge Bodanzky et Orlando Senna a été interdite entre 1974 à 1981.

L

ES AXES DES DEPLACEMENTS AMAZONIENS

Les colons se déplacent en masse, dans un mouvement d’occupation spontanée35 ou en direction des zones de colonisation publiques et privées qui se multiplient le long des routes36. Le mouvement est tel qu’en 1975 la pression démograhique dans le Maranhão amazonien (à l’ouest du 44e parallèle) est déjà très forte : 2,2 millions d’habitants y sont recensés, ce qui au total représente 29% de la population de l’Amazonie légale, alors que cette région ne couvre que 5,3% de la superficie totale. Les densités y sont également sensiblement plus fortes que dans le reste de l’Amazonie : 8,52 hab./km² dans la partie maranhense contre une moyenne de 1,55 hab./km² ailleurs (IBGE). Photo 8 : Vers Belém ... Trois fois par semaine à 80 km/h

Jusqu’à la construction des routes, les pénétrations se faisaient par les fleuves (Droulers, 1995) ou au rythme des essarteurs, qui frayaient leur chemin à la machette. Avec l’ouverture des routes au trafic, des lignes de bus s’organisent (photo n° 8), les camions dits

pau-de-arara amènent des

familles entières sur des centaines de kilomètres à travers les pistes. Les axes routiers renouvellent totalement la géographie de l’Amazonie, orientant ainsi les mouvements des migrants qui auparavant se faisaient sans axes directeurs. De fait, la population se concentre le long des axes routiers, d’une part parce qu’ils facilitent l’accès à la région, mais surtout parce que leur proximité facilite l’écoulement des produits agricoles sur le marché (Sawyer, 1984).

LA COLONISATION SPONTANEE LE LONG DE LA BELEM-BRASILIA (BR-010)

Les travaux de la BR-010 débutent en 1956. Elle est ouverte au trafic en 1960 et asphaltée en 1974. Route pionnière, route de « l’unité nationale » (CERBB, 1960) ; la colonisation des abords de la Belém-Brasília recouvre des expériences de tous types : dirigées et spontanées, réussies ou non (Droulers, 2001), l’ouverture de la route a également entraîné dans son sillage une grande vague d’appropriation frauduleuse de la terre (Sader, 1986).

La construction de la route est à l’origine d’un afflux de migrants considérable dans une zone quasiment inhabitée, mais seule une minorité des colons s’y est fixée de façon définitive en raison du manque d’assistance de l’Etat ou des pressions exercées sur la propriété (Martine, 1978). Le phénomène migratoire le long de la BR-010 a deux traits caractéristiques. D’une part, une forme d’occupation spontanée (Becker, 1986) et d’autre part un rapide départ des agriculteurs. En effet, ceux-ci ont vite manqué de terres en raison de leurs pratiques agricoles traditionnelles, c’est-à-dire

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Colonisation spontanée : les décisions initiales quant aux lieux et aux formes de l’installation ne sont pas encadrées ni orientées par le Gouvernement (Martine, 1978 : 62).

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On parle alors de « colonisation dirigée », qui résulte de l’intervention des pouvoirs publics dans l’objectif de fixer l’homme à la terre, en distribuant les terres libres, découpées en « modules » ruraux pré-établis (Martine, 1978 : 62).

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reposant sur la rotation des cultures et l’incorporation de terres vierges. Entre-temps, les terres libres restantes ont rapidement été appropriées par les latifundiaires, dont les propriétés se sont étendues à mesure que les sols s’épuisaient, conduisant au départ de la majorité des petits colons (Bitoun, 1980). Le départ des petis agriculteurs découle essentiellement de la consolidation des latifundios, tandis que dans les expériences de colonisation dirigée (plus spécifiques à la BR-230 ou la BR-364), la re-migration des petits agriculteurs résulte du morcellement des lots, qui peinent à retenir leur colons plus d’une génération (Martine, 1978).

LA TRANSAMAZONIENNE (BR-230)

En 1970, dans le contexte de la grande sécheresse qui affecte le Nordeste, la construction de la Transamazonienne et la politique de colonisation qui l’ont accompagnée ont été médiatisées à grand renfort de propagande (Kleinpenning, 1981) vantant les objectifs sociaux de la route, qui devait favoriser les petits agriculteurs et ainsi soulager les tensions sociales de la région semi-aride (Mahar, 1979).

La BR-230 a été voulue comme le support d’un programme fédéral de colonisation de grande ampleur. Exprimé par le Programme d’Intégration Nationale (PIN, 1970-1974), celui-ci consistait basiquement en l’installation de petits colons dans des lots de 100 ha situés de part et d’autre de l’axe routier. Sous la gestion de l’Incra – alors rattaché au Ministère de l’Agriculture –, l’objectif initial était d’installer 100 000 familles pauvres en quatre ans, un million avant 1980 (Cardoso et Muller, 1977), même si au final le dispositif a concerné moins de 10 000 familles (Léna, 1986).

Effet réussi de la propagande, mais aussi conséquence de la précarité des conditions de vie des nordestins, le programme se retrouve rapidement confronté à un phénomène d’exode massif et spontané, dépassant largement les capacités d’action de l’Incra : pour chaque famille placée par l’Incra, quatre se sont installées d’elles-mêmes (Sudam apud Martine, 1978).

En l’absence d’assistance gouvernementale, [ces familles] se sont installées de façon précaire sur des terres jusqu’alors inoccupées, et sont par la suite entrées en conflit avec les agences du Gouvernement et avec les entreprises qui, attirées par les promesses fiscales, s’y étaient établies

(Martine, 1978 : 68).

D’autre part, le modèle urbain hiérarchisé (agrovilas, agropoles et ruropoles) qui devait regrouper les infrastrucures de soutien aux colons s’est révélé mal adapté et n’a pour l’essentiel jamais été mis en place (Moran et McCracken, 2004).

L’inégale qualité des sols, la précarité des infrastructures, le manque d’appui technique agricole, et d’une façon générale les difficultés de la vie quotidienne (santé, éducation, habitation) ont conduit au départ d’une grande partie des familles qui avaient réussi à s’installer.

Cet ensemble de facteurs structurels, ajoutés aux caractéristiques inhospitalières et insalubres de la région, ont eu pour conséquence qu’un nombre considérable de colons placés par l’Incra ont migré à nouveau, à la recherche de meilleures opportunités économiques. Sous un autre aspect, ces mêmes problèmes, à l’origine de la « désastreuse récolte de 1972-1973 » ont contribué au fait que les projets de colonisation perdent leurs appuis politiques. De fait, le Gouvernement a pratiquement abandonné ses ambitions de coloniser l’Amazonie par le biais des petits producteurs. Au lieu de cela, il a rationalisé l’économie de la région grâce aux moyennes et grandes entreprises (Martine, 1978 : 71).

Ainsi, le programme de colonisation a rapidement réorienté ses objectifs, au profit d’une classe capitalisée originaire du Centre-sud. Des politiques d’aides fiscales destinées à attirer les entreprises rurales en Amazonie sont gérées par la Sudam, la Sudene et Suframa, ainsi que les programmes industriels et agricoles (ProTerra, Polamazonia), suscitant notamment des vocations de fazendeiros. Comme nous l’avions abordé lors du chapitre I, et comme le chapitre III l’illustre, les aides publiques

ont un double effet sur la formation et la consolidation de la grande propriété amazonienne. D’une part, les propriétaires déjà présents se transforment en éleveurs saisissant le coche des aides fiscales dirigées vers ces activités. D’autre part, les individus qui jusqu’alors ne possèdaient pas de terres, mais souhaitent bénéficier des aides publiques, prennent possession des terres amazoniennes (Taravella, 2008), substituant l’occupation sociale par l’occupation économique et entraînant bien souvent des conflits avec les petits producteurs.

LA CUIABA-SANTAREM (BR-364)

La population de l’Etat du Rondônia, qui atteignait à peine 36 000 âmes en 1950, triple en vingt ans du fait de l’ouverture la route reliant sa capitale Porto Velho à Cuiabá (Mato Grosso) assurant ainsi l’intégration avec les marchés du Centre-sud. En 1980, la population était estimée à 500 000 personnes (Théry, 2000). La colonisation y débute par une phase d’occupation spontanée. Face au désordre qui s’installe, en 1970, l’Incra pense pouvoir remédier à la situation grâce à un programme de colonisation (Projet Intégré de Colonisation d’Ouro Preto - PIC Ouro Preto). Mais une fois encore, l’Incra est dépassé par l’afflux spontané de migrants, d’autant plus massif que la colonisation le long de la Transamazonienne est réorientée vers les entreprises capitalisées (Sawyer, 1984) ; à cette époque, des spéculateurs convoitent les terres, des conflits émergent. De fait, le Rondônia devient une des dernières alternatives pour les petits agriculteurs à la recherche de terres, mais les perspectives d’acquisition déclinent rapidement ; Martine (1978) évaluait déjà en 1977 à 30 000 le nombre de familles en attente d’un lot (contre 28 000 installées par l’Incra, parmi lesquelles seules 45% étaient réellement régularisées), tandis qu’en 1986 Coy comptait 63% de sans-terres dans son échantillon d’interviewés.

Parallèlement aux programmes officiels de colonisation, un certain nombre de phénomènes ont contribué à renforcer l’attrait de la région, particulièrement pour un public de jeunes hommes. S’employer sur les chantiers de construction est une stratégie idéale pour explorer une région. De nombreux villages se sont formés à partir de l’installation de travailleurs employés aux travaux de la route : lorsque l’équipe quitte le campement, certains décident d’abandonner le chantier et se fixent sur place (Rodrigues, 1978). Les grands chantiers des foyers industriels ont eux aussi drainé un afflux considérable de main d’œuvre : en 1982, l’usine hydroélectrique de Tucurui amène 15 000 hommes ; l’ouverture de la mine de Carajas

et la construction de la voie de chemin de fer Carajás-Itaqui, 30 000 (Ab’Saber, 2004) ; tandis que les pôles sidérurgiques d’Açailândia (1984) et Marabá (1986) promettent 35 000 emplois directs et indirects (Asica, 2000).

A côté de ces chantiers planifiés, les sites d’orpaillage représentent une solution d’emploi pour tout un contingent d’hommes à la recherche de terres ou pour des agriculteurs en difficulté.

Photo 9 : un hameau en bordure de route

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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Entre 1982 et 1986, 30 000 à 50 000 hommes ont fréquenté la Serra Pelada (Mathis, 1997). Les chantiers ruraux également pouvaient constituer des motifs d’attraction : les travailleurs, souvent de jeunes nordestins, étaient attirés par des intermédiaires surnommés gato37, qui les emmenaient dans des fazendas pour y réaliser les travaux de déboisements. Une fois les opérations terminées, les employés restaient dans la région, et devenaient posseiros sur des terres inoccupées (Valverde et Freitas, 1980).

1. Mécanismes de « l’expansion pionnière »

L’avancée pionnière procède par vagues (Droulers, 1979), refoulant à chaque ondulation son quota de petits agriculteurs qui n’ont pas réussi à se stabiliser. La structure temporelle de la fontière est