• Aucun résultat trouvé

CINQUANTE ANS APRES LA MIGRATION

B. L E MIGRANT ET SES RESEAUX

1. Le rôle de la scolarisation

En revenant au graphique n° 4, on observe que les études sont évoquées seulement en troisième position et viennent, de façon surprenante, justifier le fait que les enfants puissent rester sur place. Il semble donc que le niveau y soit jugé suffisant car il constitue un motif de départ secondaire (5 réponses). C’est le raisonnement fait par Marlène, dont la trajectoire migratoire est visible sur la carte n° 21 : d’origine rurale, elle a toujours habité dans des localités voisines de Ciriaco. Après son mariage, elle est venue s’y installer auprès de son mari, agriculteur. Ayant étudié jusqu’au lycée, elle a pu devenir professeur à l’école locale, où elle est à présent responsable de la cantine. A ses yeux, il est important que ses deux enfants puissent vivre à la campagne durant leur jeunesse, mais elle envisage de les accompagner en ville pour les encourager à y poursuivre leurs études supérieures. Alors que dans les familles nombreuses, la ville est envisagée à travers ses perspectives d’emploi après un parcours scolaire élémentaire, lorsque le nombre d’enfants se réduit, l’attention portée à l’éducation augmente, et devient elle aussi un motif de migration en ville.

L’exemple de Marlene est significatif de l’amélioration du niveau d’études dans les campagnes amazoniennes (graphique n° 10) : tandis que ses parents ne savaient lire ni l’un ni l’autre, elle-même a déjà franchi plusieurs paliers sociaux (l’éducation personnelle et l’accès à un emploi de fonctionnaire), et reporte sur ses enfants, en l’approfondissant, cette perspective d’ascension sociale par l’éducation. L’éducation des enfants replace l’utopie de l’ascension sociale au niveau de la nouvelle génération (Loureiro, 1987). En effet, l’acquisition de savoirs n’est pas en soi l’objectif final de la scolarisation : si celle-ci est envisagée comme un moyen de transformer des agriculteurs ignares en des hommes capables

de penser par eux-mêmes (extrait d’entretien), elle est aussi envisagée comme un moyen de leur ouvrir

les portes de l’emploi salarié et/ou urbain. En ce sens, la scolarisation des jeunes a du mal à se concilier avec la reproduction du mode de vie agricole.

Graphique 10 : Niveau d’étude par cohorte atteint en 2007 – échantilllon Ebimaz

Sur l’ensemble des terrains Ebimaz, entre la génération +45ans et -45ans, la proportion de répondants « jamais scolarisé » est en nette diminution.

D’une façon générale, Ciriaco présente de meilleurs scores en termes de scolarisation que les autres sites extractivistes mais aussi que les autres sites de l’agriculture familiale. La proportion d’individus jamais scolarisés est la plus faible chez la génération la plus jeune (5,7%), mais la progression y est moins spectaculaire que sur les sites d’Iratapuru ou Chico Mendes où la proportion des +45 ans jamais scolarisés était très élevée (50 et 30,43%). D’autre part, l’amélioration du niveau d’étude de la génération des -45 ans y est plus profonde que sur les autres terrains extractivistes et de l’agriculture familiale, car la proportion d’individus ayant atteint le « collège » (40%) y est plus élevée, tandis qu’à Iratapuru, Chico Mendes et Anapu, la progression s’est concentrée sur le niveau « primaire ». Ciriaco connaît en plus un développement du niveau « lycée » qui a bénéficié à 11,4% des individus, ce qui n’est pas le cas à Ouro Preto, qui présente de très bons scores « primaire » et « collège », mais aucun « lycée ». A Ciriaco, un répondant a même fréquenté les bancs universitaires. Cette trajectoire est pourtant bien particulière : Gesa a délibérément choisi l’option religieuse pour s’éduquer et a fréquenté le séminaire pendant plusieurs années, à Brasília puis à Pedreiras, dans la région des Cocais

maranhenses, avant de s’enfuir pour tenter l’aventure à la Serra Pelada. Il est aujourd’hui professeur de

portugais et d’histoire-géographie à l’école locale.

Auprès de la génération des enfants des répondants, cette tendance semble amenée à se poursuivre : la communauté dispose de trois écoles, accessibles depuis tous les hameaux en moins de vingt minutes de marche. Pour profiter des ces infrastructures scolaires, on observe une stratégie de multi-résidence chez

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

( 159 )

la plupart des familles ayant des enfants en âge d’être scolarisés : une maison sur le lot agricole et l’autre dans la vila. Les familles ont d’ailleurs tendance à se concentrer dans le plus important d’entre eux, Vila Ciriaco, devenu le bourg-centre de référence de la communauté avec l’instauration de la résex. Le lycée est facilement accessible grâce à un système de transport pris en charge par la mairie.

Ainsi, l’amélioration des niveaux scolaires se poursuit : alors que la proportion des répondants qui ont au moins été jusqu'au collège est à Ciriaco de 39,49%, (soit 30 sur 76), la proportion d'enfants des répondants qui ont au moins été jusqu'au collège59 est de 73,47% (soit 108 enfants sur 147). Cette proportion s’élève même à 81,02% si on ne prend en compte que les enfants60 dont les parents ont eux-même poursuivi leurs études jusqu'au collège.

Ce résultat atteste donc que les études des parents ont des répercussions sur le niveau d’étude des enfants. Mieux sensibilisés, ils prêtent davantage d’attention aux nécessités scolaires (faire les devoirs, arriver à l’heure, etc.) et les encouragent à étudier plus longtemps, comme Marlène.

Toutefois, au sein de la résex, aucune des écoles – qui sont antérieures au décret de 1992 – n’a intégré à son projet pédagogique des enseignements spécifiques liés au caractère agroextractiviste de sa population. La sensibilisation au développement durable, qui est incluse au programme national, n’a même pas été planifiée dans les activités annuelles (Lima, 2009).

Manuel, une jeune homme de 17 ans, aux notes excellentes, qui en plus d’une charge de travail quotidienne aux champs avec son père s’occupe de sa mème malade, regrette que son école ne propose pas une forme d’enseignement mieux adapté au mode de vie qui est le leur :

Moi j’étudie tout ce que les profs nous donnent. Mais en plus, il y a cette histoire de développement durable n’est-ce pas ? De ça, personne n’en parle. Mais si nous sommes réellement une population différente comme ils disent, avec des responsabilités différentes, et bien moi j’ai besoin d’en savoir plus. Si ce n’est pas par l’intermédiaire de l’école pendant la classe, ça pourrait être avec l’Ibama. [...] je ne veux pas que tu penses que je parle mal de mon école, mais je sais que c’est un droit que nous avons... alors je pense que l’école pourrait s’impliquer plus dans la communauté.

Et quand je vois tous ces chercheurs qui viennent chez nous, moi ça me donne envie d’étudier pour comprendre ce que vous vous tenez tant à savoir (rires) (Manuel, août 2008).

Au-delà du rôle que joue la scolarisation dans la perspective sociale des familles, elle pourrait jouer un rôle dans la sensibilsation au développement durable, auquel elle faillit grandement pour l’instant, dans l’ensemble des campagnes amazoniennes. Lorsque des opportunités de diversification des enseignements existent, elles restent à la charge des familles : à Ciriaco, une dizaine d’enfants fréquente l’école familiale rurale financée par une fondation américaine et située à Coquelândia (municipe d’Imperatriz) à une trentaine de kilomètres, tandis que le même nombre prend des cours d’informatique dans la ville d’Imperatriz.

Ainsi, en combinant l’ensemble des éléments de réponse sur l’avenir des enfants et les données éducatives issus du questionnaire Familia et Moradia, il ressort que les emplois salariés sont, pour les

59

Parmi les enfants encore vivants, qui ont plus de 11 ans et qui ont vécu au moins un an dans la localité (147 enfants de l'ensemble des 76 répondants).

60

enfants des répondants, la principale opportunité d’avenir envisagée, passant avant la perspective de l’établissement sur la terre. Pour ces jeunes, qui idéalisent souvent la ville en contrepoint au modèle repoussoir des communautés rurales, l’établissement d’un projet migratoire semble inévitable : outre l’idée que la migration est une étape de l’émancipation, l’imaginaire associé à la ville contribue à malmener une identité agricole mise à mal par l’isolement et l’absence de perspectives « modernes » (des cours d’informatique, Internet, etc.). De plus, les études sont souvent vécues comme un sacrifice qui doit trouver sa rétribution par un juste départ vers la ville. Autant d’éléments subjectifs et objectifs qui viennent se greffer et plaider en faveur de la décision de migration.

Car la question du « projet de vie » trouve difficilement des réponses locales : pour autant qu’on ait le désir de rester dans le village de ses origines, quelles perspectives quand on a étudié ? Très peu de jeunes envisagent de concilier études et agriculture pour mettre en place des systèmes plus raisonnés, d’autant moins que les programmes scolaires des écoles rurales ne sont pas adaptés au milieu de vie dans lequel elles s’insèrent (Lima, 2009). Les savoirs qui y sont acquis, bien que valorisés par le groupe comme une finalité, se concilient mal de façon concrète avec les activités du quotidien.

Conformément à l’analyse faite par Arnauld de Sartre (2003), un haut niveau d’études est logiquement corrélé avec une sortie vers la ville. Ainsi, dans les campagnes, l’amélioration du niveau d’études a fait évoluer les aspirations des jeunes, qui développent un projet de vie plus « ambitieux ». Cet adjectif « ambitieux » a été utilisé par Anderson, un jeune homme de 20 ans qui a aujourd’hui quitté la résex, où il était né et avait étudié jusqu’au lycée, pour s’employer à Goiânia, dans une usine de briques. Il ajoute :

Nos parents nous encouragent à étudier, alors on va à l’école. Mais en retour on attend un emploi, un autre style de vie. Nous ne cherchons pas à dénigrer le travail des champs, mais nous on a étudié pour trouver un meilleur travail.

Dans son cas, le « meilleur travail » est surtout celui qui lui permet d’atteindre un certain niveau de confort matériel et d’évoluer dans un milieu qui offre une plus large gamme de distractions et d’activités quotidiennes. Car au même titre que l’éducation, l’ennui dans les campagnes est un moteur puissant à

l’émigration des jeunes (Beaurenaut, 1977[2002]).